Traité des Poisons de Maïmonide | ספר הסמים וההישמרות מפני הסממנים הקטלניים

Section II. Chapitre 1

Traduction I.-M. Rabbinowicz (1865)


IIe SECTION. — Chap. I. Des moyens de se garantir du poison

Je dois en commençant rappeler une observation préliminaire, c’est-à-dire une théorie explicative admise chez les physiciens, mais peu connue des médecins. Galien cependant, a déjà cité quelques-unes des choses qui peuvent y avoir rapport, mais il ne le fait que dans l’intérêt de l’art médical, sans chercher à la rendre intelligible pour le vulgaire.

Voici cette explication préliminaire que je veux maintenant exposer. C’est que c’est un fait bien connu que les corps qui sont composés de substances élémentaires possèdent des couleurs, des goûts et des odeurs, mais il est hors de doute que tous ces phénomènes sont chez eux des accidents. En effet, la condition de la couleur n’est point la même que la condition du goût et de l’odeur. La couleur est un accident pour l’objet colorié, et elle sera pour quiconque la percevra, une sensation uniforme sans modification. En effet, pour la couleur noire, par exemple, il n’arrivera point que pendant qu’un homme percevra la sensation de la coloration noire, dont l’effet est de contracter la vue, une autre espèce d’animal perçoive celle du blanc dont l’effet est de la diviser ; au contraire, la couleur perçue sera identique chez tout être doué du sens de la vue. Pour le goût et l’odeur il n’en est point de même : ainsi une chose qui pour une espèce sera extrêmement douce, aura pour une autre une saveur excessivement amère. Je veux dire qu’une espèce trouvera cette chose agréable et bonne, et alors elle sera douce pour elle ; tandis qu’une autre espèce qui ne pourra y goûter sans éprouver une très-vive douleur, la trouvera amère, âcre ou styptique, suivant les principes de la physique. On connaît généralement l’amertume de la coloquinte et le goût prononcé du porc pour cette cucurbitacée et l’avidité avec laquelle il la mange. Les faits sont exactement les mêmes pour les odeurs, car le même objet exhalera une odeur qui sera goûtée par une espèce d’animal, tandis qu’une autre la repoussera, parce que la délectation à tel goût ou à telle odeur, est en relation avec le tempérament de l’espèce d’animal ; tout ce qui sympathise avec le tempérament d’une espèce aura pour elle un goût agréable et une bonne odeur. C’est ainsi que certaines plantes fournissent une nourriture convenable pour une espèce, tandis qu’elles sont un poison mortel pour une autre, comme l’a dit très-bien Galien qui en a cité des exemples.

Après cet exposé préliminaire, je dirai que toute substance inconnue, plante ou chair d’un animal quelconque, dans laquelle on reconnaîtra une saveur agréable, c’est-à-dire douce et une odeur qui plaise, peut être considérée comme un bon aliment, et l’homme peut en user en toute sécurité. Mais si au contraire il y a dans le goût comme quelque chose d’amer ou âcre, ou acide, ou tout autre semblable, de même que toutes les fois que la substance exhale une odeur qui n’est point agréable, on ne doit pas en manger sans s’être assuré de sa nature. En effet, on peut cueillir une plante d’un goût piquant qu’on prend pour du raifort sauvage, tandis que c’est un poison mortel. De même on peut recueillir une plante de forme arrondie pensant que c’est une truffe, mais sa couleur s’altère, elle passe au noir. C’est donc une substance vénéneuse. Il faut donc se tenir en garde contre ces substances dont le goût s’altère, et qui n’exhalent point une bonne odeur, et contre tout ce dont on ne connaît pas l’espèce ni la nature. Il faut aussi se tenir en garde contre divers mets usités chez nous, tels que ces bouillons épais, qui passent à l’aigre ou qui prennent la saveur acide du limon, comme aussi ces mets qui changent de couleur et prennent de nuances analogues à celles du sumac ou de la grenade ; prenez garde à ce qui a cuit avec le garum et dans lequel domine un goût d’acidité, ou styptique, ou bien une saveur douce en excès. Défiez-vous aussi de ces aliments qui exhalent une mauvaise odeur d’oignon par exemple ; comme ceux préparés avec du vinaigre ou de l’oignon, ou ce qui a cuit avec ce dernier ; et l’on ne doit manger de ces mets, que ce qui a été préparé par une personne dans laquelle on a une confiance absolue, et à l’égard de laquelle il ne reste pas le moindre doute dans l’esprit, parce que c’est dans ces sortes de mets que s’exerce la ruse des empoisonneurs, car c’est avec eux que se dissimule facilement la couleur, l’odeur ou la consistance du poison. Les chairs d’animaux ou d’oiseaux, bouillies ou rôties, ne se prêtent point aussi aisément à la ruse, à cause de la facilité de préparer une chose qui en change leur goût, leur couleur, et la condition de leur odeur. Il en est de même de l’eau bien pure, la fraude ne peut rien avec elle, mais méfiez-vous de l’eau contenue dans un vase non couvert, car souvent un animal venimeux a pu y boire et alors elle est nuisible à celui qui en boit, et elle détermine en lui des accidents fâcheux. J’ai été témoin de nombreux cas de ce genre et j’en ai entendu raconter plusieurs. Mais, si on peut imaginer une substance vénéneuse qui ne porte avec elle ni mauvais goût, ni mauvaise odeur, et qui ne cause aucune altération dans la couleur ou la consistance des substances dans lesquelles on la jette, à cause de la petite quantité qui aurait été projetée, et qui pourtant puisse causer la mort, mêlée à l’eau, ou bien au bouillon de poulet, par exemple, une pareille substance est entièrement inconnue dans l’art médical, ce ne peut être qu’une fausse idée accréditée parmi le vulgaire, parce que la vérité est que toute substance qui cause la mort ou qui peut nuire de quelque manière que ce soit à un animal, a toujours mauvais goût ou mauvaise odeur pour son espèce. De même, toutes les substances nuisibles à l’homme, agissent sur les couleurs et pour peu qu’on en jette dans une substance quelconque, la nuance en est altérée. L’empoisonnement est très-facile par le mélange de ces substances à ces mets dont il faut bien se garder de faire usage, à moins qu’ils n’aient été préparés par quelqu’un qui mérite la confiance. L’empoisonnement est facile au moyen du poison qu’on jette dans le vin, car le vin semble disposé pour cet effet, parce qu’il dissimule la couleur, le goût et l’odeur du poison, et ensuite parce qu’il facilite son arrivée au cœur, et celui à qui on en a donné dans l’intention de l’empoisonner (et qui le soupçonne) a certainement besoin d’y porter son attention pour lever les doutes. Pour le pain, je suis bien loin de dire que la ruse malveillante puisse quelque chose sur lui. En outre de tout ce qui vient d’être exposé, il faut que, lorsqu’on a quelque sujet de crainte de surprise dans le boire ou le manger, n’en accepter que des personnes dans lesquelles on a une confiance pleine et entière. Les malfaiteurs sont toujours prêts et disposés à faire usage de ces substances, simples ou composées, pour atteindre à leur but criminel, et si elles ne donnent point la mort, elles agiront d’une manière nuisible sur l’économie animale. Dieu seul peut nous protéger.

Traité des poisons de Maïmonide (XIIe siècle). Avec une table alphabétique de noms pharmaceutiques arabes et hébreux d’après le Traite des synonymies de M. Clément-Mullet. Traduit par le DrI. M. Rabbinowicz. Paris, Adrien Delayahe (éd.), 1865. [Version numérisée : archive.org]

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