Traité des Poisons de Maïmonide | ספר הסמים וההישמרות מפני הסממנים הקטלניים

Introduction d’I.-M. Rabbinowicz

Traduction I.-M. Rabbinowicz (1865)


Études historiques de l’empoisonnement 

À l’époque où l’on commence à cultiver l’histoire de la médecine comme celle de toutes les sciences, où on la considère comme partie intégrante et presque indispensable de la science médicale, l’étude historique de l’empoisonnement offrira d’autant plus d’intérêt, qu’elle a été peu cultivée jusqu’à présent, et qu’elle est plus obscure peut-être que celle des autres maladies. Tout le monde sait les fables incroyables qui ont été acceptées et accréditées par les hommes les plus illustres de l’antiquité dans cette partie de la médecine.

Le grand Avicenne lui-même, au Xe siècle (Canon medicinae, ex Gerardi Cremonensis versione, in-fol., t. II, liber IV, fen. 6, tract. 3, Venetiis, 1608), donne encore le moyen de repousser les serpents par la seule approche.

Les charlatans qui faisaient métier de charmer divers reptiles et de les manier impunément, les empoisonneurs qui préparaient en secret les poisons et les contre-poisons, ont beaucoup contribué à obscurcir cette partie de la science médicale, et les hommes les plus distingués n’ont pas toujours pu se soustraire à l’influence des idées fausses que ces charlatans et ces empoisonneurs avaient intérêt de répandre et d’accréditer. Il est donc d’un haut intérêt de connaître les idées d’un homme éminent, d’un génie puissant qui n’avait pas l’habitude d’accepter sans critique les idées dominantes (voir p. 43, 45, 51, 57, etc.), mais qui, au contraire, les examinait et cherchait autant que possible à les vérifier. Il a, il est vrai, accepté encore bien des préjugés de son époque.

Il en sera toujours ainsi en médecine. On a beau se rendre compte, autant que possible, de beaucoup de phénomènes, il en restera toujours un plus grand nombre qu’on ne pourrait pas expliquer ; et le médecin le plus rationaliste n’arrivera jamais à bannir de la médecine tout empirisme. Du moment qu’on est obligé d’admettre certains faits qui sont inexplicables par les idées médicales connues, de même que l’action mystérieuse, c’est-à-dire inexplicable et empirique de certains médicaments, on est nécessairement exposé à accepter toutes les idées en vogue dont la fausseté n’a pas été reconnue par des expériences rigoureuses.

Or la médecine est si vaste que la vie d’un homme, quelque grand qu’il soit, suffit à peine pour vérifier et rectifier un certain nombre des idées médicales, et il est obligé de se laisser guider par ses prédécesseurs ou contemporains pour tout le reste de la médecine.

Je vais maintenant faire connaître brièvement l’auteur dont je livre au public médical le Traité des poisons. Moses ben Meimun ou Mousa ben Obeid Allah (ce qui veut dire serviteur de Dieu), connu sous le nom de Maimonide, est né de parents israélites à Cordoue (Espagne) en 1139. Il a étudié d’abord la théologie, puis la philosophie et la médecine chez le célèbre Averroès ou Ibn-Roschd, de Cordoue. En 1164, Abd-el-Mumin-ben-Ali, roi d’Espagne, ayant chassé de son royaume tous les chrétiens et les juifs qui ne voulaient pas se convertir à l’Islam, Maimonide est allé à Joftat, en Égypte ; il y a fondé une école où il enseignait la philosophie. Bientôt il fut nommé médecin de Salah-ed-Din, qui est monté sur le trône d’Égypte. Il était donc obligé de faire tous les jours le chemin d’une heure jusqu’à Cahira, pour visiter le roi et la famille royale. À son retour, il trouvait sa maison assiégée de malades de toutes les classes, qui l’occupaient jusqu’à minuit. Il était également en grande faveur chez le célèbre cadi Fadhel, auquel il a dédié le traité des poisons, de là le nom de traité fadhilhteh.

Malgré ces travaux fatigants, il a trouvé encore le temps de composer un grand nombre d’ouvrages philosophiques et médicaux, la plupart en langue arabe [1]. Je laisse de côté les ouvrages philosophiques et théologiques, comme le Jad-ha-Hazakah (manus fortis), le commentaire sur la Mischna et le Guide des égarés, que M. Munk, membre de l’Institut, vient de traduire en français. Ces ouvrages, d’une immense portée philosophique et religieuse, n’intéressent pas le monde médical. Je mentionnerai seulement les ouvrages qui intéressent les médecins. Ce sont :

  • Tractatus de regimine sanitatis, écrit pour le sultan d’Égypte, traduction latine, Venetiis, 1514-1521, fol., August. Vindel, 1518, 4 ; Lugduni, 1535 ; traduction hébraïque (Sepher Hanbagnath ha-brioth), par Moses ben Samuel ben Tibbon, Venet., 1519.
  • Aphorismi medici, ex Galeni scriptis, traduction latine. Venet., 1497 et 1500, Basil. 1579, 8 : traduction hébraïque par Nathan de Hamat.
  • Commentarius in Aphorismos Hippocratis, traduction hébraïque par Moses ben Samuel ben Tibbon.
  • Liber inventi (Sepher ha-nimtsa), Traité de médecine et de morale, imprimé avec le livre intitulé : Imroth tehoroth de Abraham Haijun, Thessalonique, 1596, 4.
  • Tractatus de hæmorrhoidibus, traduction hébraïque.
  • Tractatus de cura eorum, qui à venenatis animalibus puncti sunt ; hébreu.
  • De causis et indiciis morborum, écrit en hébreu et traduit en arabe.
  • Succincta expositio artis medendi Galeni.
  • Canones de medicina pratica.
  • De morbo regis Ægypti.
  • De asthmate : traduction hébraïque, par Samuel Benbenaste.
  • De coitu.
  • De cibo et alimento ; hébreu, par Zacharia ben Isaac de Barcelone.
  • Epistolæ duæ de rebus medicis ; hébreu.
  • Epistola de diæta ; hébreu.
  • Commentarius, seu patius versio, Ibn Sinæ hebraica ; se trouve dans la bibliothèque de Bologne : c’est une traduction hébraïque du célèbre Avicenne.
  • Liber de cibis vetitis, ed. Hafn, 1722 ; il fait partie de l’ouvrage intitulé : Iad ha-hazakah (lib. v, tract. 2).

Maimonide est mort en 1208.

Le traité, dont je donne la traduction au public médical, se trouve dans la Bibliothèque impériale en trois manuscrits, savoir : un manuscrit hébreu, un manuscrit arabe en lettres arabes (qui est perdu maintenant), et un troisième manuscrit en langue arabe en lettres hébraïques. Je vais mentionner les parties qui me semblent être les plus dignes de remarque au point de vue de l’historique de l’empoisonnement et de la thérapeutique.

1. Maimonide divise les poisons en deux classes, savoir : poisons chauds et poisons froids, ce qui veut dire probablement, poisons qui déterminent la fièvre et les symptômes d’excitation, et poisons qui déterminent les symptômes opposés, la sensation d’un froid vif. Ainsi, pour la première classe, il prescrit les adoucissants, lait, etc. ; pour la deuxième classe, il prescrit le vin, l’anis, etc. (p. 26) ; la morsure de la vipère appartient à la première classe, celle du scorpion appartient à la deuxième classe (p. 26), car son venin est un poison froid en excès, qui tue par sa nature froide (p. 35, voir p. 58).

2. Le poison est absorbé par le sang (p. 45) ; il faut empêcher la plaie de se fermer, elle doit rester ouverte pour l’écoulement des poisons ; il faut empêcher le malade de s’endormir, car alors la chaleur et les humeurs se concentrent à l’intérieur du corps, le poison pénètre dans les points les plus intimes, envahit les parties nobles et détermine la mort (p. 22 et 23) : ainsi, il recommande la ligature pour empêcher l’absorption du poison.

3. Les antidotes se divisent en deux classes : les uns agissent par leurs qualités physiques ou chimiques, et sont applicables seulement contre certains poisons ; les autres agissent indépendamment de leurs qualités physiques ou chimiques, par une propriété spéciale ou par l’ensemble de leurs propriétés, et sont applicables contre tous les poisons chauds ou froids (p. 26).

4. Les doses normales sont prescrites pour l’individu qui est âgé de plus de 20 ans ; on les diminue pour les jeunes gens de 10 à 20 ans ; pour les enfants au-dessous de 10 ans, on diminue la dose jusqu’au quart, quoi qu’il n’en ait jamais vu guérir à cet âge. Le dosage dépend aussi du tempérament de l’individu et des circonstances dans lesquelles on se trouve (p. 31).

Il dépend en outre de l’intensité des symptômes, du climat et des saisons ; on augmente les doses quand les symptômes sont intenses. Dans les saisons froides et les pays froids on supporte plus facilement une forte dose que dans les pays chauds (p. 32, 33).

5. Le traitement consiste en une ligature pour arrêter la marche du poison (p. 21), débridement de la plaie, succion avec précautions, c’est-à-dire celui qui suce la plaie doit préalablement rincer la bouche et frotter les lèvres avec de l’huile d’olive ; il ne doit pas faire de succion s’il a un ulcère dans la bouche ou une dent gâtée, enfin il doit cracher tout ce qui est entré dans la bouche (p. 21) ; car le venin absorbé par la muqueuse stomacale est dangereux (p. 50) ; vomitifs pour expulser le poison, purgatifs ; ventouses, cautérisation par le feu (p. 22), ou les caustiques (p. 25) ; enfin, combattre les symptômes consécutifs, calmants (ciguë, jusquiame, etc.) contre la douleur. Le traitement se divise en outre en traitement interne, topiques, diète.

6. La salive d’un individu à jeun a des propriétés spéciales, qu’elle ne possède plus après les repas ; ainsi la succion est plus efficace contre le poison, si celui qui suce est à jeun (p. 22). Le venin d’un animal à jeun est plus toxique que quand l’animal a mangé. La salive d’un jeune homme est plus efficace (p. 43) que celle d’un adulte, notamment en raison de ses propriétés spécifiques.

7. Il donne les compositions de plusieurs thériaques (p. 31, 32, 35, 41, etc.).

8. Il donne les moyens de reconnaître un chien enragé, et il recommande pour sa morsure la ligature, les scarifications, la succion, les ventouses, pour faire couler le sang en abondance, vomitifs et la thériaque ou d’autres remèdes (p. 40). Il recommande de continuer les topiques et les remèdes à l’intérieur pendant quarante jours, en même temps qu’on empêchera la plaie de se fermer (p. 42). Maimonide paraît considérer la cicatrisation prématurée de la plaie comme fournissant l’éclosion de l’hydrophobie (p. 44).

9. La morsure est plus dangereuse si l’animal est à jeun, ou d’un tempérament vicié, ou si sa nourriture est de mauvaise nature, ou bien si l’individu mordu est rempli d’humeurs mauvaises, ou si la partie mordue est faible (p. 43).

10. La cervelle de poule cuite augmente l’intelligence de l’individu qui la mange (p. 46). On trouve dans les ouvrages anciens beaucoup de passages qui expriment des idées analogues, d’après lesquelles les organes destinés à une fonction quelconque exaltent cette fonction chez l’individu qui les mange. On sait que la pepsine guérit la dyspepsie due à la diminution de ce principe, et que la caillette doit produire le même effet. Or les anciens, ne connaissant pas la pepsine, ont pu attribuer la guérison à l’organe lui-même et en conclure que la cervelle des animaux est utile pour l’intelligence, comme la caillette est efficace contre la dyspepsie.

11. L’odeur de scorpions brûlés fait fuir tous les scorpions vivants (p. 47). N’y a-t-il pas là une analogie avec l’idée de certains auteurs anciens, qui, dans la morsure d’un animal venimeux, conseillaient l’application sur la plaie d’un animal de la même espèce ?

12. Il donne des signes certains pour éviter les substances toxiques. Tout ce qui a une bonne saveur et une bonne odeur peut être mangé en toute sécurité. Il indique les substances où les empoisonneurs peuvent plus facilement mettre du poison, sans qu’on s’en aperçoive, et celles où cette fraude criminelle est impossible (p. 49, 50, 51).

13. Il est dangereux de boire de l’eau d’un vase découvert, car un animal venimeux a pu y boire (p. 50).

14. Il a entendu dire que le crottin de poule est un excellent vomitif ; il faut donc en prendre deux drachmes dans de l’eau chaude pour expulser le poison (p. 52).

15. L’émeraude est vraiment une pierre précieuse. Elle est un des antidotes les plus efficaces contre tous les poisons ; appliquée à l’épigastre, elle calme les douleurs de l’estomac ; retenue dans la bouche, elle fortifie le cœur et les dents. C’est le cheik Abou-Merwan-Ibn-Zohar, le plus grand expérimentateur en thérapeutique, un homme d’une immense fortune et d’une grande sagacité médicale, qui a confirmé toutes ces propriétés de l’émeraude par une longue expérience. Il n’y a plus moyen d’en douter. Ce brave cheik avait toujours sous la main un contre-poison, son excellente émeraude ou la thériaque, car il avait toujours peur d’être empoisonné (p. 27 et 54).

16. Le sang du taureau est un poison, et très facile à être employé dans un but criminel (p. 55). Maimonide ne croit guère que les menstrues soient un poison, malgré tous les contes des femmes débauchées qui se vantaient d’avoir utilisé des poisons avec succès pour empoisonner les gens (p. 57).

17. Maimonide indique quelques poisons faciles à employer dans un but criminel (p. 58).

18. L’empoisonnement peut déterminer un éléphantiasis qui cause des ulcérations telles que les membres finissent par tomber (p. 56).

19. Il paraît que les princes avaient toujours peur d’être empoisonnés par leurs cuisiniers (p. 58).

20. La cantharide détermine des ulcérations dans la vessie et l’hématurie (p. 59).

21. Il y a deux genres de substances, la truffe et le champignon, qui sont toxiques. Dans chacun de ces genres, il y a une espèce qui est mortelle : elle est de couleur noire ou verte, ou a une mauvaise odeur. L’autre espèce est inoffensive, mais à la longue elle détermine des suffocations qui se terminent par la mort, ou des coliques très violentes. Il faut donc assaisonner les espèces inoffensives avec beaucoup de sel et de poivre, et boire abondamment un vin pur et généreux (p. 59).

22. Enfin, on trouve dans cet ouvrage l’énumération de beaucoup de poisons du règne animal et du règne végétal, un grand nombre de médicaments, leurs doses et la manière de les préparer et de s’en servir.

23. À la fin de la version hébraïque, une personne inconnue donne des moyens de reconnaître si la plaie provient d’un chien enragé ou non (p. 61). Cependant, dans le texte, Maimonide rejette les signes donnés par les auteurs et prétend qu’il n’y en a pas (p. 43).

________________

Il me reste maintenant à dire un mot sur la traduction. J’ai déjà dit que cet ouvrage se trouve à la Bibliothèque impériale en manuscrit, écrit en arabe et traduit en hébreu. La traduction française a été faite sur la version hébraïque, en consultant le texte arabe. Cette traduction a offert des difficultés sérieuses. En effet, on voit qu’il y a dans cet ouvrage un grand nombre de noms de plantes, d’animaux, de minéraux et de poids, et on sait que les savants les plus distingués ne sont pas d’accord sur le sens de la plupart de ces noms, même quand ils paraissent désigner les objets les plus communs. C’est pourquoi je donne à la fin une table alphabétique de tous ces noms avec les mots arabes et hébreux correspondants, afin que le lecteur soit à même de juger de l’exactitude de la traduction. Je crois en outre devoir dire à mes lecteurs que j’ai adopté pour tous ces noms en question la traduction de M. Clément Mullet, le traducteur du célèbre Traité d’Ibn-al-Awan, de 1450 pages in-folio sur l’agriculture nabatéenne, arabe et grecque. Il a fait des recherches consciencieuses pendant dix ans, dont il a consigné les résultats dans son ouvrage manuscrit intitulé : Synonymies, ouvrage indispensable pour connaître exactement la valeur d’un nom arabe, hébreu ou grec, qui désigne une plante quelconque, un animal, un minéral, un poids et une mesure, surtout pour l’histoire de la médecine et de la thérapeutique. Appuyé sur l’autorité de M. Clément Mullet pour la traduction de ces noms en question, et en donnant les mots respectifs du texte arabe et de l’hébreu, j’espère que j’offre à mes lecteurs des garanties suffisantes qui les mettront à l’abri de toute erreur.


[1] Voir Leben und Wirken des Rabbi Moses ben Maimon von Peter Beer, Biographie de Moses ben Maimon, par Peter Beer, Prague, 1834. Voir aussi Histoire des médecins arabes, par Wüstenfeld, Göttingen, 1840.

Traité des poisons de Maïmonide (XIIe siècle). Avec une table alphabétique de noms pharmaceutiques arabes et hébreux d’après le Traite des synonymies de M. Clément-Mullet. Traduit par le DrI. M. Rabbinowicz. Paris, Adrien Delayahe (éd.), 1865. [Version numérisée : archive.org]

Retour en haut