Lettre de Maïmonide sur l’astrologie

Traduction de Jonas Weyl

Traduction Jonas Weyl (1877)


Elle nous est parvenue la question consultative de nos amis et connaissances, les docteurs, versés dans la loi et le droit, qui habitent la ville de Marseille (Marsiglia)[*]. Dieu les protège, augmente leur savoir et les fortifie de plus en plus dans l’étude de la Thora ! Qu’il envoie sa bénédiction à leurs affaires et à toutes leurs entreprises ! C’est le vœu de celui qui prie pour eux, qui se réjouit de leur bien-être : Moïse fils de Rabbi Maïmon, l’Espagnol (d’heureuse mémoire).

Cette question consultative témoigne de la pureté de leurs intentions, prouve qu’ils recherchent la sagesse, sondent les profondeurs de la science et aspirent aux degrés élevés des saines vérités pour trouver les solutions désirées, les principes justes et comprendre les prémisses avec leurs conséquences. Que la main de l’Éternel les soutienne, leur donne la clef des mystères et rectifie ce qui est tortueux. Amen !

J’ai compris à votre consultation, dont les branches multiples appartiennent à un même arbre, qu’elle embrasse tout le domaine cultivé par ceux qui inspectent les cieux et examinent les astres. Il est évident que vous n’avez point encore reçu l’ouvrage que j’ai consacré aux lois de la Thora (Religion) et appelé Mischne Thora.

Si vous l’aviez eu de suite vous auriez connu mon opinion sur tous les points que vous m’avez soumis. J’ai en effet expliqué tout cela dans la section de l’Idolâtrie et des Mœurs païennes. Je pense qu’il vous parviendra avant cette réponse, car il est répandu déjà dans l’île de Sicile, de même qu’à l’est et à l’ouest de l’Arabie. En tout cas, il faut que je vous donne à cet égard une réponse explicite.

Sachez-le, Messieurs, il convient à l’homme de n’admettre comme vraies que les vérités s’établissant des trois façons suivantes :

1° Les vérités ayant pour fondement la raison humaine, telles que les sciences mathématiques, la géométrie et l’astronomie ;

2° Les vérités acquises par les cinq sens : Ainsi on reconnaît, parce que l’œil l’a vu, que tel objet est noir, tel autre rouge, etc., ou bien l’on sent par le goût que ceci est amer et cela doux, ou on éprouve par le toucher que ceci est chaud et cela froid, ou encore on s’assure par l’ouïe que tel son est clair tel autre étouffé, ou on sent par l’odorat que telle odeur est fétide telle autre agréable, etc.

3° Les vérités enseignées par les prophètes (la paix avec eux !) ou par les hommes pieux.

Il importe que tout homme intelligent divise dans son esprit et dans sa pensée ces différentes vérités admises, en vérités de la tradition, des sens et de la raison. Celui qui admet une vérité en dehors de ces trois ordres mérite qu’on lui applique ce mot : LE SOT CROIT TOUT [1].

Sachez que des sots ont composé des milliers d’ouvrages et que beaucoup d’individus avancés en âge, mais non en science, ont perdu tout leur temps dans l’étude de ces livres, se sont imaginé que ces niaiseries sont des sciences profondes et se sont crus eux-mêmes de grands savants parce qu’ils possédaient ces prétendues sciences.

La plupart des personnes, sinon toutes (excepté quelques privilégiés de Dieu), admettent à tort comme vérité première (c’est là une grave maladie et un grand malheur), tout ce qui se trouve écrit dans ces livres, à plus forte raison quand ces livres sont anciens et que beaucoup s’en sont accrédités et inspirés, c’est alors que le lecteur irréfléchi s’empresse de les déclarer paroles de vérité. Comment, pense-t-il en lui-même, ces auteurs auraient-ils pu transcrire des erreurs, comment d’autres s’en seraient-ils occupés en pure perte ! Ce qui a perdu notre pays, anéanti notre sanctuaire, prolongé notre exil jusqu’à ce jour, c’est la pierre d’achoppement qu’ont trouvée nos ancêtres dans tous ces livres traitant de matières astrologiques et qui ne sont qu’une source d’idolâtrie comme nous l’avons expliqué [2]. Ils se sont égarés, se sont laissé entraîner en s’imaginant que c’étaient des sciences dignes d’éloges et d’une grande utilité. Ils ont ainsi négligé l’art de la guerre et de la conquête des pays, pensant que l’astrologie les servirait !!! C’est ce qui leur a attiré de la part des Prophètes (la paix avec eux !) les noms de sots, de fous. Ils étaient, en effet, sots et fous quand ils couraient après le néant de choses inutiles, ne pouvant les sauver.

Sachez-le, Messieurs, j’ai bien approfondi ces matières. Mes premières études furent consacrées à la science que l’on appelle astrologie, c’est-à-dire celle qui apprend à l’homme ce qui arrivera dans l’Univers ou dans une contrée ou bien ce qui lui adviendra à lui-même tous les jours de sa vie. J’ai lu également tout ce qui concerne l’idolâtrie. Il n’est point, si je ne me trompe, un seul ouvrage traitant cette matière en langue arabe ou traduit dans cette langue que je n’aie lu, médité et étudié à fond. Par ces livres j’ai pu me rendre compte des motifs de nos différents commandements bien que tout le monde admette que les commandements n’ont point de motif spécial et sont simplement des prescriptions de l’Écriture [3]. J’ai publié un grand ouvrage [4] en arabe qui indique les motifs évidents de chaque ordonnance, mais il est inutile d’en parler ici. Je vais revenir à l’objet de votre demande.

Sachez, Messieurs, qu’elles sont sans caractère scientifique, ce sont des absurdités, les prétentions de ceux qui pensent que l’on peut, d’après la marche des astres, indiquer d’avance l’accomplissement de tel événement et le non accomplissement de tel autre, la prolongation des jours et tel individu qui passera l’existence d’une certaine manière et non d’une autre.

J’ai des arguments convaincants, irréfutables qui renversent ce système dans sa base. Jamais aucun des sages de la Grèce qui certes étaient des hommes de science, jamais aucun sage de la Grèce n’a écrit sur ces matières ni s’en est occupé, pas plus qu’il n’a commis l’imprudence d’en parler dans aucun ouvrage. Les ont seuls cultivées les savants Chasdéens et Chaldéens [5], Égyptiens et Chananéens (Syriens), dont c’était alors la croyance et la loi. Mais les sages de la Grèce, c’est-à-dire les philosophes dont les écrits traitent de la science et qui se sont appliqués à toutes les connaissances, ceux-là se sont évertués à rejeter par les preuves péremptoires tous les arguments (des astrologues) essentiels et secondaires (racines et branches). Même les savants de la Perse ont compris que toutes ces sciences des Chasdéens, des Chaldéens, des Égyptiens et des Chananéens reposent sur le mensonge. Ne vous imaginez point que nous refusons toute créance à ces prétentions parce qu’elles ne fournissent point en leur faveur aucune preuve, mais j’ai des arguments clairs, évidents, irréfutables qui mettent à néant toutes leurs affirmations. Elles ne sont admises que par le sot qui croit tout, ou bien par celui qui veut en imposer aux autres.

Sachez cependant, Messieurs, que c’est une science véritable celle qui nous fait connaître la formes des sphères, leur nombre, leur nature et leurs mouvements, les révolutions qu’accomplit chacune d’elles, leurs inclinaisons vers le nord et vers le sud, leurs rotations au midi ou à l’occident, les parcours de toutes les constellations et la façon dont ils s’exécutent. Sur toutes ces matières qui forment une science très estimée, les sages de la Grèce, de la Perse et de l’Inde ont écrit de nombreux ouvrages. C’est par cette science qu’on connaît les éclipses des luminaires, quand et où elles ont lieu. C’est par elle que l’on sait pourquoi la lune apparaît d’abord sous forme d’arc qui va en augmentant jusqu’à ce qu’elle soit pleine pour diminuer ensuite peu à peu. C’est par elle, par l’astronomie, qu’on sait quand la lune est visible, quand elle ne l’est pas ; pourquoi tel jour est long et tel autre court, pourquoi deux étoiles après avoir paru ensemble ne disparaissent pas en même temps, pourquoi telle journée dans tel endroit dure treize heures et dans d’autres endroits quinze, seize et vingt heures en restant un seul jour, pourquoi dans tel endroit ces jours et ces nuits sont toujours d’une durée égale tandis que dans un autre endroit le jour dure un mois, deux ou trois mois, au point que l’année entière se partage en un semestre d’un jour, et en un autre semestre d’une nuit. C’est ainsi que cette science fournit des données constantes toutes exactes sans aucune erreur. Ce sont là les calculs de l’astronomie et de la géométrie dont nos rabbins (la paix avec eux !) ont dit que c’est une science et un savoir réel aux yeux des nations [6] tandis que les élucubrations des astrologues n’ont aucun fondement.

Je vais vous expliquer maintenant quelques-unes des lois essentielles qui régissent la nature de l’Univers.

Sachez, Messieurs, que les sages de toutes les nations, je veux dire les philosophes qui sont hommes d’intelligence et de savoir, admettent tous que l’Univers a un guide. Ils ont sur ce point des preuves claires, évidentes, péremptoires. Il n’y a nulle discussion à cet égard tandis qu’il y a désaccord sur la nature du Globe et sur ce qu’il contient. La plupart (des philosophes) admettent que l’Univers est incréé, qu’il ne périra point, qu’il a toujours existé de la même façon et qu’il subsistera à jamais à travers les siècles, qu’il est comme Dieu (loué soit-il) qui le met en mouvement de toute éternité. Ils ont toujours co-existé, celui qui imprime le mouvement et celui qui le subit. Il y en a qui reconnaissent bien que l’Univers est créé, qu’il finira et que c’est à Dieu qu’il doit sa naissance, mais qu’il y a une matière co-existant avec le Créateur (loué soit-il) comme l’argile entre les mains du potier. Avec cette matière co-existant avec lui, Dieu a formé ce que bon lui a semblé ; tantôt il a fait les cieux de cette matière, tantôt la terre ; parfois il lui convient de reprendre la partie façonnée cieux pour en faire autre chose ; mais quant à créer (ex-nihilo) c’est impossible. Il y a des philosophes qui suivent l’opinion des prophètes et qui admettent que Dieu (loué soit-il) a créé toutes choses et que tout ce qui se trouve en dehors de lui est son œuvre. C’est là le sujet d’une grande discussion ; sujet dont le patriarche Abraham (la paix avec lui !) a déjà eu quelque notion exacte [7]. Des milliers d’ouvrages ont été écrits dans lesquels chaque auteur cherche à étayer son système sur des preuves claires ; mais c’est le principe de la Thora qui est parfaite, que le Créateur (loué soit-il) est le premier et le dernier, qu’en dehors de lui il n’y a point de Dieu et qu’il a tiré tout du néant. Quiconque ne reconnaît point cette vérité rejette le fondement même de la religion et arrache les plantations du jardin de la religion. J’ai écrit en arabe un grand ouvrage sur ces matières ; j’y ai exposé les raisons claires et les preuves solides qui démontrent l’existence du Créateur réellement un qui n’est point un corps ni une force dans un corps. J’y ai réfuté tous les arguments que les philosophes font valoir en faveur de l’éternité du monde en même temps que j’ai anéanti toutes ces objections qu’ils opposaient à notre système de la création, ex-nihilo.

Ces trois systèmes philosophiques qui des temps anciens jusqu’à nos jours ont admis l’un : 1° que le Créateur (loué soit-il) a accompli l’œuvre de la création avec la matière qui a toujours co-existé avec lui ; 2° l’autre comprenant la doctrine des prophètes que rien n’a co-existé avec Dieu (loué soit-il), que lui seul a toujours subsisté et qu’il a fait sortir, quand il lui a plu, ce monde du néant ;  3° l’enseignement de ceux qui pensent que cette sphère n’a point commencé, qu’elle ne s’anéantira point, qu’elle a subsisté, a été et sera de toute éternité, aussi bien que le Saint (loué soit-il) qui la met éternellement en mouvement ; de sorte que le moteur et celui qui subit le mouvement n’ont jamais existé l’un sans l’autre ; ces trois systèmes, dis-je, s’accordent à reconnaître que tout ce qui existe dans le monde sublunaire, depuis l’animal vivant jusqu’à l’arbre, jusqu’à l’herbe, jusqu’aux couches minéralogiques, que tout c’est Dieu (loué soit-il) qui l’a créé avec la force émanant des sphères. Cette force de Dieu plane d’abord sur les sphères et les constellations pour de là planer et se répandre sur le monde sublunaire. La formation de toute chose a été effectuée de cette façon.

De même que nous disons que Dieu (loué soit-il) a accompli ces miracles et ces prodiges par l’intermédiaire des anges, de même aussi les philosophes admettent que tout ce qui existe dans la nature a été fait constamment avec l’aide des sphères et des constellations qui ont une existence propre, une intelligence particulière. Tous cela est exact et j’ai déjà établi par des preuves évidentes que ce n’est point absolument contraire à la religion. J’ai reconnu au contraire que les docteurs de la vérité, nos rabbins (la paix avec eux) dans les Midraschoth, pensent à cet égard comme les philosophes et qu’il n’y a entre eux aucune discussion sur ce point comme je l’ai expliqué dans ces chapitres. Ces écoles philosophiques qui croient que tout a été fait par l’intermédiaire des sphères et des constellations, sont également d’avis que tout ce qui advient à l’homme comme événement ou accident, est le produit du pur hasard et nullement l’effet d’une cause supérieure et que sa naissance, sa nature sont indifférentes en elles-mêmes. Ainsi le décès de l’homme dévoré par le lion, qui le rencontre, n’est pas plus à considérer que le trépas de la souris que le chat croque, que celle de la mouche déchiquetée par l’araignée, pas plus qu’on ne distingue dans ces écoles la mort de l’homme enseveli sous les décombres, de la chute de l’arbre, du morcellement d’une pierre amenée par le rocher, qui se détachant de la montagne l’a écrasé en roulant sur lui. Pour ces écoles tout cela n’est qu’un accident ordinaire. Pour elles la guerre entre nations pour la conquête d’un grand empire, est semblable au combat que se livre une meute de chiens se disputant l’os décharné d’un squelette. Tout cela est le fait des astres, absolument comme la misère de tel individu, les richesses de tel autre, la stérilité de cette femme, la fécondité de cette autre, et tout cela les philosophes le déclarent simple accident. Pour eux, en un mot, les faits qui touchent les individus du règne animal ou du règne végétal et minéral sont purs accidents, tandis que l’existence des espèces elles-mêmes, les lois générales qui régissent le monde dans les parties non animées même, sont le produit de l’activité des sphères et des constellations.

Cette doctrine est sujette à discussion. Nous, les adhérents de la Loi de vérité, nous ne croyons pas que les événements touchant l’homme soient les effets du hasard, mais sont bien ceux de la justice (divine), comme le dit la Thora. Le rocher, son œuvre est parfaite, car ses actes sont dictés par la justice [8]. Le prophète [9] complétant cette pensée ajoute ces mots : Dont les regards aperçoivent les voies de l’homme pour traiter chacun selon sa conduite et le fruit de son travail. La Thora nous faisant ses exhortations, nous avertit en ces termes : Si vous n’obéissez point, j’amènerai sur vous des châtiments ; si vous prétendez que ces châtiments ne sont point des épreuves célestes, mais pur hasard comme tout autre accident, j’augmenterai le poids de ce que vous considérerez comme hasard. C’est ce qu’indique ce verset [10] : Si vous agissez envers moi croyant au hasard, moi j’agirai envers vous avec le courroux qu’allumera votre croyance au hasard. C’est un principe fondamental de notre foi, la loi de Moïse, notre Maître ! (la paix avec lui), que tous les accidents qui surviennent ici bas, toutes les épreuves qui, en général, traversent la vie humaine, sont les effets de la justice, des arrêts de Dieu. C’est pourquoi les docteurs de la vérité (la paix avec eux), ont enseigné qu’il n’y a point de mort qui ne soit amenée par un péché, comme il n’y a point d’expiation qui ne soit la conséquence d’une faute [11]. Sachez Messieurs, c’est un principe essentiel de notre religion, tous les philosophes sont d’accord sur ce point, que tous les actes de l’homme sont laissés à son libre arbitre et qu’il ne subit ni force ni violence. S’il le désire, il peut toujours adorer Dieu, devenir savant en séjournant dans les maisons d’écoles, ou bien fréquenter la société des impies, courir avec les voleurs ou se cacher avec des hommes dissolus. Il n’y a point d’instinct ni de force de la nature qui le pousse d’un côté plutôt que de l’autre. Voilà pourquoi il a pu recevoir l’ordre de se conduire d’une certaine façon. Nous avons fourni beaucoup d’explications sur ces points dans le traité que nous avons écrit en arabe [12], dans le commentaire sur le Michnah et dans les autres ouvrages.

Nous avons donc des preuves rationnelles que les événements qui touchent l’homme ne sont pas comme le prétendent les philosophes, semblables à ceux qui frappent les animaux. Il se présente ces trois cas différents : 1° Imagine-toi ceci, Ruben est ouvrier corroyeur, pauvre, ses enfants sont tous morts de son vivant, tandis que Siméon est fabricant de parfums, riche, ses enfants prospèrent sous ses yeux. Il se peut que Siméon devienne pauvre et soit obligé de se faire corroyeur, que ses enfants meurent de son vivant. Tout ceci est pur accident et dans ce monde il n’y a rien qui soit amené par une force de la nature ou par l’influence des astres déterminant les événements. C’est-là le système des philosophes ; 2° Le deuxième système est celui des astrologues dont vous connaissez les prétentions, puisque leurs niaiseries se sont répandues parmi vous. Ils croient que les événements suivent un cours fatal. Ruben ne sera jamais qu’un corroyeur, un besogneux ayant perdu ses enfants. C’est qu’à sa naissance son étoile a ainsi fixé sa destinée. Pour le même motif, Siméon sera toujours riche parfumeur, conservant ses enfants ; 3° Les deux systèmes sont également faux pour nous, adhérents de la religion véridique. Celui des astrologues est réfuté par la raison appuyée sur des preuves évidentes, il est également par l’enseignement de la Thora. Si les astrologues étaient fondés dans leurs dires, à quoi bon la Loi, les Commandements, le Talmud, puisque personne ne pourrait agir de son propre mouvement et qu’une influence étrangère l’obligerait de se conduire d’une façon déterminée ! À quoi serviraient alors les prescriptions religieuses et l’étude de ces prescriptions ?

Ces insanités détruiraient la loi de Moïse, notre maître (la paix avec lui), sans compter que la raison les rejette avec tous les arguments qui, entre les mains des philosophes, ont repoussé les prétentions des Chasdéens, des Chaldéens et consorts. L’opinion des philosophes qui veulent que les événements soient purs accidents, est également erronée à nos yeux de par l’enseignement de la Thora et de ses principes sur lesquels nous nous appuyons et dont les voies sont celles que nous suivons.

Nous dirons pour le cas de Ruben et de Siméon qu’il n’y a rien, dans la nature, qui fasse forcément de l’un un parfumeur riche et de l’autre un corroyeur pauvre. Leurs conditions peuvent changer et le contraire se présenter. Nous disons contrairement aux philosophes que tel fait n’est pas pur accident ! mais l’acte libre de Celui qui n’a eu qu’à parler et le monde fut. Tous les événements sont amenés par la loi et la justice (de Dieu). Nous ne connaissons point le fond de la sagesse du Saint (loué soit-il) pour que nous sachions en vertu de quel droit, de quel arrêt il a décidé que tel subira telle condition d’existence, car nos voies ne sont pas ses voies ni nos pensées ses pensées [13].

Notre raison doit se persuader que si Siméon commet des péchés il sera frappé, s’appauvrira, perdra ses enfants, tandis que si Ruben revient à de meilleurs sentiments, s’il entre dans la bonne voie, il s’enrichira, réussira dans toutes ses entreprises, verra naître des enfants et prolongera ses jours, c’est là un principe fondamental de la Thora. Qu’on n’objecte point que beaucoup ont agi ainsi et n’ont point prospéré, ce n’est point là un argument, car c’est quelque péché qui aura amené ces malheureux moments, ou bien ce sont des épreuves destinées à procurer un bonheur plus grand. Règle générale : notre raison ne peut s’expliquer comment la justice de Dieu s’exerce pour les hommes dans ce monde-ci et dans le monde futur. Ainsi se trouve confirmé ce que nous avons dit dès le commencement de cette lettre, que le système des astrologues est faux aux yeux de tout homme intelligent. Vous trouverez peut-être, en cherchant bien, j’en conviens, dans le Talmud, dans la Mischna, dans les Midrachim, quelque opinion isolée parmi les docteurs de la vérité, nos rabbins (la paix avec eux), qui ferait supposer que quelques-uns d’entre eux admettaient l’influence des astres sur les destinées de l’homme dès sa naissance. Il n’y aurait là rien d’étonnant. Il n’est pas d’usage de rejeter une décision [14] pour revenir à la discussion première (aux questions et réponses), de même qu’il ne sied point de repousser des principes une fois qu’ils ont été établis, de s’en détacher pour adopter une opinion isolée d’un des docteurs (la paix avec eux). Il se peut du reste qu’au moment où il a émis son avis, il lui ait échappé un point quelconque ou bien cette opinion n’est qu’une hypothèse ou bien encore c’est une erreur qui a été exprimée selon les conditions et les circonstances du moment. N’avons-nous pas des preuves rationnelles que tel verset ne peut être pris à la lettre et que le Traducteur [15] cherche à le rendre d’une façon accessible à l’intelligence. On ne doit jamais rejeter la raison derrière soi, car les yeux sont placés devant et non derrière. Je vous ai maintenant ouvert mon cœur à ce sujet.

L’Histoire du Messie dont vous mentionnez quelques détails comme venant de moi, ne s’est point passée comme vous l’avez appris. Elle n’a pas eu pour théâtre le Sud mais bien l’Arabie (Yemen). Il y a 22 ans, s’est présenté un individu qui se disait envoyé du Messie, chargé de lui préparer la voie. Il a annoncé que le Messie ferait son apparition dans l’Arabie. Beaucoup de personnes (juifs et arabes) se sont joints à lui et ont rôdé dans les montagnes. Il les avait entraînés et ne cessait de leur répéter : Venez avec moi à la rencontre du Messie qui m’a envoyé vers vous pour aplanir le chemin devant lui. Nos frères de l’Arabie m’ont adressé une longue lettre en me faisant connaître ses agissements, son caractère, les réformes qu’il avait introduites dans le Rituel des prières et ce qu’il leur enseignait. Cet individu avait même, ajoutaient-ils, accompli des miracles sous leurs yeux. Ils me demandaient conseil. Après avoir mûrement réfléchi là-dessus, j’ai reconnu à cette lettre même que ce misérable était dépourvu de toute intelligence, dévot, mais sans aucune instruction. Tout ce qu’il avait accompli ou mis sous les yeux, était faux, le fruit de la supercherie. J’ai adressé à mes correspondants, jusqu’à trois écrits, leur indiquant le caractère dont doit être revêtu le Messie et les signes du temps dans lequel il doit se révéler. Je les ai prémunis contre cet individu sur le point de se perdre et d’entraîner la communauté entière dans sa ruine. Bref, au bout d’une année on s’est emparé de lui et tous ses affiliés se sont dispersés. Le roi qui l’avait fait prisonnier, un des princes de l’Arabie, lui ayant demandé pourquoi il avait agi de la sorte : « Majesté, répondit-il, je suis de bonne foi, j’ai obéi à un ordre de Dieu (loué soit-il). » — Comment prouveras-tu ta mission ? répartit le roi. — Fais-moi couper la tête, je me relèverai ensuite et vivrai comme par le passé. — On ne saurait, répliqua le prince, fournir une meilleure preuve. Si tu dis vrai, moi et le monde entier nous croirons à ta mission qui aura ainsi sa justification et nous reconnaîtrons comme faux ce que nos pères nous ont enseigné. » Là-dessus, le roi de réclamer un sabre avec lequel il lui fit trancher la tête.

C’est ainsi que ce pauvre homme a fini. Que sa mort lui serve d’expiation à lui et à tout Israël ! Les juifs de la plupart des localités furent frappés d’une forte amende. Mais encore maintenant il se trouve des imbéciles qui s’imaginent que le faux prophète va revivre et sortira de sa tombe ! Voilà ce qui s’est passé. Si vous avez entendu parler d’une lettre que j’aurais écrite à Fez, cela ne peut-être qu’une copie de celle envoyée en Arabie et parvenue ainsi à Fez.

Je vous ai dit déjà que [16] vos questions dans leurs détails sont les branches d’un même arbre. M’est avis que vous ferez bien d’arracher l’arbre, d’en couper les branches, et de planter à sa place l’arbre de la science du bien. Jouissez de ses fruits et de ses avantages en même temps que vous vous saisirez de l’arbre de la vie ! Vous jouirez et vivrez toujours.

Dieu (loué soit-il) dans sa miséricorde nous juge dignes vous et nous d’en cueillir des fruits et de nous en rassasier jusqu’à ce que nous jouissions de la vie éternelle ! Puisse être ainsi l’arrêt de Dieu, selon votre désir, vos vœux et le désir de votre ami fidèle qui signe pour la seconde fois : Moïse fils de Rabbi Maïmon l’Espagnol (La mémoire du juste soit bénie) Amen.


Note de l’édition en ligne

[*] La ville est identifiée comme étant Montpellier dans les éditions récentes. Voir : Maïmonide, Lettre sur l’astrologie, traduit de l’hébreu et annoté par René Lévy. Paris : Allia, 2001.

Notes du traducteur

[1] Proverbes 14, 15.

[2] Dans la Section de l’Idolâtrie et des Mœurs païennes, etc., etc.

[3] Sans autre but que l’obéissance à Dieu.

[4] Sepher Mitzvot trad. en héb. Voir Guide des Égarés III, chap. 35 et passim.

[5] On confond toujours Chasdéens et Chaldéens. Ce dernier nom est appliqué communément comme un terme générique à tous les astrologues.

[6] Deut. 4, 6. Ce verset est appliqué dans le Talmud, schabbat 75 a.

[7] Maïmonide réfute longuement l’éternité de la matière dans le Guide des Égarés T. I, Chap. 14.

[8] Deut. 32, 4.

[9] Jérémie 32, 9.

[10] 26, 27, 128. Voir Guide des Égarés III, 36.

[11] Talmud schabb, 55, a.

[12] Les Huit Chap. V. III.

[13] Isaïe 55, 8.

[14] Une fois prise.

[15] Onkelos, le paraphrasiste.

[16] Au commencement de cette lettre.

« Lettre de Maïmonide au collège rabbinique de Marseille (27 septembre 1194) ». Présentation et traduction de Jonas Weyl, dans : La Famille de Jacob. Recueil d’instructions religieuses. Publication mensuelle. Avignon. Vol.19 F°01 (1877), p.8-10 et Vol.19 F°02 (1877), p.45-53 [Version numérisée : bibliothèque numérique de l’Alliance israélite universelle].

Tiré à part : Lettre de Maïmonide au collège rabbinique de Marseille (27 septembre 1194), traduite pour la première fois en français avec avant-propos historique par Jonas Weyl. Publication : Avignon : impr. de Gros frères, 1877.

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