Lettre de Maïmonide sur l’astrologie

Présentation de Jonas Weyl

Traduction Jonas Weyl (1877)


On comprendra toute l’importance de la lettre adressée par Maïmonide [1] aux rabbins de Marseille[*], quand on saura que l’auteur est un des plus puissants esprits dont s’honorent le judaïsme et le moyen-âge. Son caractère élevé, sa science profonde se révèlent dans cette lettre, traduite pour la première fois en français, où il fait au nom de la foi et de la raison une guerre acharnée à l’astrologie et aux superstitions qu’elle traîne à sa suite.

Au siècle de Maïmonide et bien longtemps après lui on croyait à l’influence des astres sur les destinées humaines. Il se trouvait des astrologues officiels près des rois. On les comblait de faveurs quand par hasard les événements confirmaient leurs prédictions, mais parfois ils payaient de leur tête le démenti que les faits venaient donner à leurs assertions.

Maïmonide quand il rédigea cet opuscule (27 septembre 1194), était arrivé à l’apogée de sa gloire. Médecin du sultan Aladin, d’Égypte, il publia des écrits nombreux embrassant tout le domaine scientifique : philosophie, exégèse, théologie, médecine, toxicologie, etc. Mais les deux ouvrages principaux qui ont fondé sa réputation sont 1° le Mischneh Thora ou Jad Hazakah (Main forte), dans lequel il a coordonné et codifié en 982 chapitres les matières éparses dans les énormes in-folios du Talmud ; 2° le Moreh Nebouchim (Guide des Égarés), où il cherche à concilier l’Écriture-Sainte avec la raison. La première de ces œuvres le fit considérer parmi ses coreligionnaires comme la Lumière d’Orient et d’Occident, la seconde lui assura une place distinguée au milieu des philosophes arabes et chrétiens mêmes du moyen-âge. Albert le Grand et Saint-Thomas-d’Aquin, illustres docteurs de l’Église, citent Rabbi Moyses comme une autorité incontestée [2].

Ce n’était point un mince honneur d’être en rapport avec un savant de cette valeur. Les juifs de Marseille, les premiers en France, jouirent de cet avantage et non sans raison. Ils ont de tout temps formé une assemblée célèbre. Quand en 1465, le voyageur Benjamin de Tudèle visita la Provence, il la trouva divisée en deux communautés : [3] la communauté basse, près du port, ayant à sa tête Jacob Perpignano dont la mort (1470) a été consignée dans une chronique juive comme un malheur public ; [4] et la communauté haute avec une école talmudique, dirigée par Simon ben Anatolio.

Plus tard, un des traducteurs du Moreh Nebouchim, le poète Alcharisi, l’heureux imitateur, en hébreu, des séances arabes de Hariri, se trouva à Marseille (1204) et y traduisit un travail de Maïmonide, l’Introduction à la Mischna. Voici dans quels termes Alcharisi, en tête de cette introduction, s’exprime sur le compte de Marseille et des coreligionnaires marseillais :

« Marseille est assise au bord de la mer, Cité où convergent les routes du monde. Elle a creusé sa place dans un endroit privilégié. L’Univers est plein de sa renommée. Des confins de la terre tous les peuples s’y donnent rendez-vous. Il s’y trouve une communauté juive qui est grande et sainte, dont les chefs si connus montent sans cesse les degrés de la science, etc., etc. »

Quand postérieurement à la lettre contre l’astrologie, Maïmonide écrivit aux juifs de Lunel, il fit de la façon suivante l’éloge des savants Israélites de cette dernière ville et de la Provence :

« Vous membres de la communauté de Lunel et des villes des environs, vous êtes les seuls qui portiez haut la bannière de Moïse. Vous vous occupez des études religieuses et vous cultivez en même temps la science. Mais en Orient les juifs ne sont capables d’aucun mouvement littéraire. En Syrie, quelques-uns seulement s’occupent de la Thora (Écriture-Sainte), encore n’y mettent-ils point beaucoup de zèle. Dans l’Irak, il n’y a que deux ou trois raisins (hommes de savoir). Dans l’Yemen, ils ne savent que peu de chose du Talmud. Dans l’Inde, ils connaissent à peine l’Écriture, etc., etc. Il ne reste donc que vous qui soyez l’appui et la colonne de la Religion. Restez fermes, persévérez dans votre voie ! [5]. »

La France fut pour les Israélites la terre sacrée des études qui leur étaient bien chères. Marseille particulièrement leur offrit une généreuse hospitalité. Ils purent ainsi, sans le mortel souci du lendemain qu’on leur disputait partout ailleurs, chercher leurs délices dans les travaux de l’esprit. La Provence par ses savants juifs devint l’intermédiaire précieux entre la civilisation maure de l’Espagne et la civilisation chrétienne de l’Europe. Les monuments littéraires que les musulmans avaient élevés et qui allaient disparaître furent conservés, traduits et enrichis par les juifs de Marseille, de Lunel, de Montpellier, etc.

Marseille trouva encore un avantage matériel dans les privilèges qu’elle accordait aux Israélites. Elle devint par ceux qu’elle tolérait dans son sein l’entrepôt commercial du Levant. Dans l’état d’hostilité permanente dans lequel se trouvaient les différentes nations, les juifs seuls pouvaient entretenir des relations sûres, suivies avec leurs coreligionnaires du monde entier. Dans les Statuta Massiliæ arrêtés en 1236, entre l’évêque et les bourgeois, il fut convenu que les chrétiens, les sarrasins et les juifs auraient les mêmes franchises et immunités. Les droits de citoyens leur furent maintenus dans le traité avec le duc d’Anjou (1257). Quand plus tard la législation devint moins équitable, cruelle même, les Israélites trouvèrent contre des édits répétés protection efficace auprès des habitants chrétiens qui surent apprécier et les services rendus et les avantages résultant pour la ville, de la protection accordée aux marchands de tous les cultes. C’est ainsi que la vieille et noble cité Phocéenne exerça toujours les lois de l’hospitalité. En ouvrant largement ses portes aux proscrits de tous les pays, elle devint la métropole prospère, aimée du commerce du littoral Méditerranéen tout entier.

En publiant une traduction fidèle, sinon élégante, de la lettre adressée par Maïmonide aux rabbins marseillais du XIIᵉ siècle, nous n’avons pas la prétention de renouer une chaîne dont nous serions le dernier anneau. Nous avons voulu indiquer à nos chers concitoyens de l’antique Massilia, de quelle estime jouissaient les rabbins marseillais, ses contemporains, auprès du plus grand docteur de la Synagogue.


Note de l’édition en ligne

[*] La ville est identifiée comme étant Montpellier dans les éditions récentes. Voir : Maïmonide, Lettre sur l’astrologie, traduit de l’hébreu et annoté par René Lévy. Paris : Allia, 2001.

Notes du traducteur

[1] Né à Cordoue 1135, mort au Vieux-Caire 1204.

[2] Dans les Summa theologiæ et dans les Quæstiones.

[3] Charton, Voyageurs anciens et modernes, tome II, page 160.

[4] V. Grotz, tome 6 notes.

[5] Correspondance de Maïmonide. — Lettre aux Docteurs de Lunel.

« Lettre de Maïmonide au collège rabbinique de Marseille (27 septembre 1194) ». Présentation et traduction de Jonas Weyl, dans : La Famille de Jacob. Recueil d’instructions religieuses. Publication mensuelle. Avignon. Vol.19 F°01 (1877), p.8-10 et Vol.19 F°02 (1877), p.45-53 [Version numérisée : bibliothèque numérique de l’Alliance israélite universelle].

Tiré à part : Lettre de Maïmonide au collège rabbinique de Marseille (27 septembre 1194), traduite pour la première fois en français avec avant-propos historique par Jonas Weyl. Publication : Avignon : impr. de Gros frères, 1877.

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