שמונה פרקים לרמב”ם | Les Huit Chapitres de Maïmonide
Traduction française des Huit Chapitres de Maïmonide d’après le manuscrit judéo-arabe et de la préface de R. Samuel Ibn Tibbon par le R. Jules Wolff

Les Huit Chapitres : présentation de Jules Wolff

Cet ouvrage de Maïmonide, depuis des siècles, classique pour le public lettré israélite, a été publié, pour la première fois, en arabe par le savant Pococke dans son Porta Mosis, en 1655, à Oxford (Oxonia), avec une traduction latine. Ce même texte, corrigé et amélioré, a été publié une seconde fois en 1863 et réédité en 1906 par l’arabisant Wolff1, à Leipzig, avec une bonne traduction allemande et des notes érudites, placées à la fin du livre. Quant à la traduction hébraïque de Samuel Ibn Tibbon, faite du temps de l’auteur, elle était d’ordinaire imprimée à la suite du traité talmudique Sanhédrine ; mais, pour la commodité des lecteurs, on l’a quelquefois imprimée à part. C’est ainsi que nous avons eu la bonne fortune d’être mis en possession de l’excellente édition2 de Bâle 1804, imprimée chez Wilhelm Haas, en beaux caractères hébreux carrés et accompagnée d’une traduction anonyme en allemand faite d’après la version latine de Pococke3.

Notre travail n’est pas la traduction d’Ibn Tibbon4, mais bien celle du texte arabe. Nous faisons le lecteur et l’arabisant juges de la valeur de notre effort. Disons-le tout de suite : le travail de Wolff, en général sérieux et bien réussi, nous a été très utile aussi, car il nous a servi de moyen de contrôle pour notre propre traduction.

La difficulté, pour nous, a consisté à rendre, d’une façon claire et en un français convenable, la phrase arabe parfois prolixe et enchevêtrée ou trop laconique. C’est pourquoi nous avons dû quelquefois, pour la clarté delà pensée de l’auteur, ajouter ou retrancher certains mots; de là, les parenthèses [ ] ( ), que l’on rencontre dans notre version. A cet égard, nous nous sommes inspiré de la manière du savant S. Munk, dans sa traduction du « Guide des Égarés ».

Les Huit chapitres de Maïmonide sont le complément de son grand ouvrage le « Mauré Neboukhim » ou Guide des Égarés. Ce dernier, on le sait, est l’exposé du système théologico-philosophique de l’auteur et constitue l’essai le plus sérieux et le plus ingénieux de concilier la raison avec la foi, la philosophie d’Aristote, telle qu’elle fut comprise au moyen âge par les philosophes arabes, avec la Bible et toute la tradition juive. Il embrasse la métaphysique et la doctrine théologique de Maïmonide, tandis que les Huit Chapitres sont l’exposé de sa morale5.

La logique, Maïmonide l’a étudiée dans un traité spécial, intitulé en hébreu « Biour Millauth Hahiggayaune » (Explication des termes de la logique).

Les Huit Chapitres sont précédés d’une brève préface6, dans laquelle l’auteur explique son dessein et l’opportunité de son ouvrage, en même temps qu’il prévient le lecteur que les idées développées par lui sont parfois le résultat de ses lectures et ne lui appartiennent pas toujours en propre ; il déclare qu’il a mis à profit les ouvrages des philosophes et ceux de la littérature talmudique ; et il croit devoir faire cet aveu dans la crainte qu’on ne l’accuse de plagiat. Il ne cite pas ses sources, par raison de brièveté. Ces chapitres, d’inégale étendue, sont, en réalité, des dissertations sur des sujets de l’éthique, mais ils obéissent à un plan déterminé et développent méthodiquement la pensée de Maïmonide. Le 4me, le 8me et le 9me sont les plus longs. — Ils portent les titres suivants :

1° De l’âme humaine et de ses facultés ;

2° Des transgressions à la loi de Dieu, rapportées à certaines facultés de l’âme et de la partie dans laquelle se produisent les vertus et les vices ;

3° Des maladies de l’âme ;

4° De leur traitement moral ;

5° De la direction des facultés de l’âme vers un but unique (c’est-à-dire recherche de la fin suprême à laquelle doivent tendre toutes les facultés) ;

6° De la différence entre l’homme parfaitement vertueux et l’homme seulement maître de lui ;

7° Des voiles (qui nous empêchent de connaître Dieu);

8° Du naturel de l’homme (= des dispositions innées de l’homme).

Ces titres, pas toujours très précis, ne donnent pas une idée suffisante des matières traitées dans ces dissertations. C’est pourquoi nous croyons utile de les compléter par une analyse sommaire permettant de suivre la pensée de notre auteur.

Maïmonide commence par disserter sur l’âme à la manière d’Aristote et de Platon. Il y distingue cinq facultés ou parties de l’âme, qui, d’après lui, sont : la force nutritive7, la sensibilité, l’imagination, la force attractive8 et la raison. Comme pour le philosophe grec, l’intelligence est, pour notre auteur, la forme de l’âme; elle la complète et lui confère son excellence.

Dans le deuxième chapitre se poursuivent les notions de psychologie, mais rattachées à la doctrine religieuse : c’est pourquoi l’auteur indique les facultés dont relèvent les vertus et les vices, les actions méritoires et les péchés. L’éthique proprement dite est enseignée dans les chapitres suivants. L’un s’occupe des maladies de l’âme, c’est-à-dire des vices dont l’âme peut être affectée et que le moraliste et le théologien sont seuls aptes à guérir, à l’instar des médecins qui guérissent les maladies du corps. C’est dans le quatrième chapitre que Maïmonide reproduit avec des développements copieux la théorie si connue d’Aristote sur la vertu: la théorie du juste milieu ou des vertus moyennes. (Cf. livre 3me, chap. vi et sq. de la morale à Nicomaque et le livre 1er, chap. xxi et sq.de la Grande Morale.) Et, comme on sait, Maïmonide fait complètement sienne cette partie de la doctrine du Stagirite, mais en la creusant et en en tirant toutes les conséquences ; par de nombreux exemples, il montre comment il faut s’exercer à la vertu, comment il faut éviter les deux extrêmes pour se tenir dans la voie du juste milieu, qui favorise le parfait équilibre de l’âme. Toutefois cette règle du juste milieu n’est qu’une règle idéale et difficilement réalisable dans la pratique ; c’est pourquoi il faut qu’on s’en écarte parfois et qu’on se porte tantôt vers l’un, tantôt vers l’autre des deux extrêmes, par mesure de précaution. Cependant Maïmonide blâme vivement les ascètes et ne témoigne d’aucun goût pour la vie contemplative, qui ne se justifie à ses yeux qu’à titre exceptionnel, comme cure morale seulement. Ce régime ne saurait être proposé comme la vie normale et par excellence de l’homme; car il ne peut convenir qu’à une élite et seulement dans des circonstances déterminées, mais il répugne absolument à la majorité des hommes, parce qu’il est contraire à la nature physique et morale de l’individu, comme à la religion juive, notamment aux lois mosaïques. Toutes les prescriptions renfermées dans le Pentateuque observées avec intelligence n’ont qu’un but, maintenir l’âme humaine dans un parfait équilibre. Aussi qu’on se garde de renchérir sur toutes les choses défendues et de croire qu’il soit désirable de faire plus que ces lois n’exigent de nous : Ajouter à ces choses déclarées illicites n’est qu’un acte de sottise et de fausse dévotion. Mais quelle est, en définitive, — c’est le sujet dont s’occupe le cinquième chapitre,— la fin dernière de la morale ou, en d’antres termes, quel est le but de toute l’activité humaine ? Ce n’est ni le plaisir, ni l’utile, ni même la santé du corps, laquelle, en vertu de l’adage mens in corpore sano, n’est qu’une condition pour parvenir au but de la morale. Selon notre auteur, le dernier terme de l’éthique ne peut être que le perfectionnement de l’intelligence, poussé aussi loin que possible, au moyen de toutes les sciences permettant à l’homme, ainsi éclairé, de s’élever à une connaissance épurée de Dieu.

Dans le sixième chapitre, qui semble être une digression, Maïmonide disserte sur le juste parfait et sur l’homme qui est obligé de dompter ses passions pour faire le bien. Il cherche à établir la supériorité du premier sur le second par des preuves tirées de l’Écriture et du Talmud. Ce sixième chapitre relève, en réalité, plutôt de la théologie que de la philosophie.

Le septième chapitre porte sur la prophétie, considérée comme le degré suprême auquel l’intelligence humaine puisse parvenir dans la voie de la connaissance de Dieu, quand elle possède les conditions requises, certaines qualités intellectuelles et morales, et qu’elle est exempte des défauts qui peuvent arrêter le don prophétique. Ces défauts sont qualifiés par Maïmonide dévoilés qui interceptent à l’homme l’intuition de l’essence divine.

Le dernier chapitre a pour objet les dispositions innées de l’homme, lesquelles constituent le caractère proprement dit, l’individualité, et qui portent l’homme tantôt aux vertus, tantôt aux vices. Mais peut-on modifier ces dispositions par la voie de l’éducation ? Grave problème qui préoccupe les moralistes de tous les temps et que notre auteur, lui aussi, a essayé de résoudre. Disons immédiatement qu’il se sépare complètement des partisans de l’astrologie judiciaire, laquelle, pour lui, n’est qu’une fausse science, et qu’il la combat par de bons arguments empruntés à la philosophie et à la religion. La plus grande partie de ce chapitre est consacrée à l’examen du problème de la liberté. Maïmonide croit que l’homme est libre dans tous ses actes, qu’il peut faire le bien ou le mai à son gré et que ses dispositions innées ne sont pas un obstacle à cette liberté, mais rendent à l’homme certains actes plus faciles que d’autres. Il rejette également, de toutes ses forces, en s’appuyant sur la Bible et la philosophie, la théorie fataliste et déclare que la croyance au libre arbitre est un des dogmes fondamentaux du judaïsme.

Dans ces Huit Chapitres, Maïmonide nous apparaît sous bien des aspects différents ; c’est tantôt le philosophe, tantôt le médecin, et bien plus souvent le théologien et l’exégète qui parle ; c’est là, d’ailleurs, ce qui donne à sa pensée une grande originalité et une saveur particulière.

Ses connaissances médicales lui ont suggéré un grand nombre de comparaisons intéressantes, tandis que la philosophie sert d’appui à ses opinions théologiques; la théologie est, en effet, pour Maïmonide, comme pour tous les auteurs religieux du moyen âge, la science des sciences, l’aboutissement de toutes les autres connaissances humaines : c’est le couronnement de l’édifice formé par les autres disciplines. Il va de soi qu’ainsi envisagée la philosophie ne pourra jamais contredire les dogmes religieux et qu’elle devra s’accorder avec tous les faits de l’Écriture; de là, donc, l’opportunité d’une exégèse biblique, à la fois rationnelle et respectueuse de la Tradition, mais non conçue comme une science indépendante, à la manière des savants modernes. Ainsi, professant la liberté humaine et la regardant comme une croyance fondamentale de la doctrine religieuse, il est obligé d’expliquer rationnellement tous les passages de la Bible qui semblent la contredire.

À ces développements sur la liberté succède, à la fin de ce huitième chapitre, l’examen d’un problème qui a déjà été étudié dans le Guide, celui de la prescience divine. Pour notre auteur, il n’y a pas contradiction et antinomie entre la science divine et la liberté humaine, parce que nous ne pouvons définir cette science, qui n’a rien de commun avec le savoir humain, si ce n’est le terme employé par pure homonymie. — Ainsi les Huit Chapitres sont tantôt le complément du Guide, tantôt la reproduction, sous une forme plus succincte, de questions bien étudiées dans ce grand ouvrage, qui est comme la Somme théologique du Docteur de Cordoue. — Si, comme on a pu le constater par cette analyse, Maïmonide s’inspire de la doctrine d’Aristote, il ne la suit pourtant pas servilement; sur bien des points, il a su se montrer original et se soustraire à toute influence étrangère. S’agit-il, par exemple, d’indiquer les différentes facultés de l’âme? Rompant avec la philosophie du Maître, il élève au rang de facultés indépendantes l’imagination et la force appétitive, au lieu d’en faire de simples propriétés des sens. — La volonté n’est pas, il est vrai, aux yeux de notre auteur, un pouvoir à part, mais n’est qu’une fonction de cette force appétitive et, pourtant, il ne donne pas dans le « déterminisme », au contraire, il affirme, comme un postulat, la liberté, qu’il rattache à l’intelligence. Il suppose que cette dernière acquiert ainsi une valeur morale plus éminente, dégagée qu’elle est de tout lien avec la matière et l’organisme, tandis que les autres pouvoirs de l’âme en sont tributaires. Il en ressort, comme conséquence logique et avouée par Maïmonide, que l’homme ne peut aspirer à l’immortalité que grâce à son intelligence perfectionnée par l’étude des sciences; car c’est la seule portion de son être qui puisse échapper à la destinée périssable de la matière. Il est l’auteur de la théorie de l’immortalité conditionnelle et de la béatitude éternelle proportionnée au perfectionnement de l’intelligence.

Maïmonide a reproduit la théorie du Maître grec sur les vertus moyennes considérées comme un juste milieu entre deux extrêmes, mais il a su la rattacher au principe supérieur de tout son système, à la fin dernière de l’éthique, la connaissance de Dieu, comme il a su marquer la limite en deçà et au-delà de laquelle la modération cesse et l’excès commence,ce que n’a pas fait le Stagirite. Maïmonide considère la vie humaine comme une chose sainte, quoique, pour parvenir à sa fin dernière, l’homme n’ait à sacrifier aucun des éléments de sa nature, même physique, pourvu que l’âme s’applique à maîtriser toutes ses inclinations et ses passions et que, par les lumières de la raison, elle s’élève jusqu’à la connaissance de Dieu, dans la mesure où cette dernière est accessible au mortel.

Notre aperçu sur la morale de Maïmonide gagnera en relief, si nous la comparons avec la façon dont elle a été comprise avant notre auteur. Or, parmi les théologiens du moyen âge plus anciens que le Docteur de Cordoue, il convient de nommer en première ligne Saadya de Fayyoum (Égypte) (892-942), homme aussi remarquable par la fermeté et l’intégrité du caractère9 que par ses connaissances étendues et variées, et il peut être regardé, à juste titre, comme le créateur, au sein du Judaïsme, de la théologie systématique, science mixte, mi-philosophique et mi-religieuse. Sa doctrine, il l’a développée dans son ouvrage arabe10 : « Des croyances et des opinions » (c’est-à-dire examen critique des systèmes philosophiques connus). Ce livre, divisé en dix parties ou traités, s’occupe, dans la dernière, de la morale. Sur plusieurs points, comme nous le verrons bientôt, Saadya annonce déjà Maïmonide. Mais, pour les principes auxquels il obéit, comme pour la méthode, il est tout à fait original.

À la philosophie d’Aristote Saadya ne doit pas beaucoup. Il tient de ce philosophe la proposition, citée dans son premier traité, relative à l’impossibilité d’un infini de la grandeur et du nombre. De plus, dans le deuxième traité sur la nature du concept divin, il mentionne également, selon Aristote, les dix Catégories, qui lui servent de moyen pour grouper toutes les expressions désignant Dieu dans les Saintes Écritures.

Par contre, il subit fortement l’influence de Platon. Tout d’abord, c’est de ce maître qu’il tient la division des facultés de l’âme au nombre de trois : « la concupiscence, la colère et le discernement11. La faculté de la concupiscence, c’est celle qui porte l’homme à désirer le manger et le boire, le commerce charnel, le goût des beaux spectacles, des bonnes odeurs et des vêtements délicats. Pour la faculté de la colère, c’est celle qui porte l’homme vers l’audace, la vaillance, la domination, l’ardeur, la vengeance et l’ostentation. Quant à la faculté du discernement, c’est celle qui juge les deux autres facultés avec équité; et, quelle que soit celle des deux dont une variété quelconque se manifeste, la faculté du discernement se met à l’examiner et à l’éprouver. Et si elle voit que le commencement et la fin en sont sans danger, elle le conseille; à plus forte raison, quand elle voit que la fin en est désirable ; et si elle voit des deux côtés ou d’un côté un dommage quelconque, elle en conseille l’abandon. » Ce sont bien là les trois facultés de Platon τò διανοητιxόν, τò θυμοειδές et τò έπιθυμητιxόν, ainsi que le principe de la subordination des deux derniers pouvoirs à la raison, qui est la base de la psychologie et de l’éthique du philosophe grec.

Pour Saadya, la morale ne se rattache qu’indirectement à sa doctrine, elle est uniquement conçue comme la recherche de la règle pratique la plus sûre qui doit conduire l’homme au bonheur durant le cours de sa vie terrestre; tandis que le système proprement dit de l’auteur a pour but les fins supérieures et supraterrestres de l’homme. — Le point de départ de la théorie de cette morale pratique et presque terre à terre est l’axiome suivant : Seul le créateur est unique dans son essence, alors que toutes les créatures, quelles qu’elles soient, sont complexes et l’unité que nous leur attribuons ne peut avoir qu’une valeur relative. « Ainsi, quand on examine un corps quelconque, on le trouve formé de plusieurs éléments tels que de la chaleur, du froid, de l’humidité et de la sécheresse. Lorsqu’on examine le corps des arbres, on y constate des branches, des feuilles, des fruits et d’autres choses qui s’y rattachent. Examine-t-on le corps de l’homme, on y trouve de la chair, du sang, des membres, des nerfs, des os, des muscles, et d’autres choses qui s’y rattachent ». Si l’on dit pourtant d’un corps ou d’un être de la création qu’il est un, cela ne peut s’entendre que sous le rapport du nombre, mais non de l’essence même de ce corps ou de cet être qui sont, au fond, constitués par une combinaison d’éléments nombreux. L’âme de l’homme, elle aussi, comprend un grand nombre d’inclinations pour beaucoup de choses et d’aversions pour certaines autres. Et de même que les corps ne peuvent pas subsister par un seul des quatre éléments, ainsi forcément l’homme ne se conduit pas toute la vie d’après une seule disposition de son âme. Cette complexité des êtres et des choses est la condition même de leur existence, comme leur développement harmonieux dépend d’une loi de proportion, de mesure et de symétrie, en vertu de laquelle se fait la combinaison, le mélange12 exact des éléments formant ces êtres et ces corps. « Il faut donc une grande quantité de telle chose et une petite quantité de telle autre. »

C’est à un principe analogue que l’homme doit obéir dans sa vie morale. Il ne doit pas concentrer toutes les manifestations de son activité sur un objet unique ; le suprême bien ne peut être atteint par la satisfaction d’une inclination unique, mais il résulte de la réunion de toutes les aspirations et de tous les penchants conformément à une loi de symétrie et d’harmonie. C’est encore là une pensée de Platon. (Cf. Philebus, chap. 64.) — Les sentiments prédominants qui nous poussent à vouloir et à agir sont l’amour et la haine et ces deux sentiments résultent des deux facultés inférieures: le désir et la colère. Ces deux pouvoirs doivent, comme nous l’avons déjà rappelé, se subordonner à la faculté supérieure, au discernement, qui juge dans quelle mesure et proportion il convient de leur obéir ou de s’y soustraire. Telles sont les considérations auxquelles se réduit, en réalité, la partie théorique de la morale de Saadya. Presque tout le traité est consacré à leur application aux différentes occupations de la vie. Saadya énumère treize espèces de penchants qui déterminent notre activité, savoir : l’abstinence13, le goût du manger et du boire, le commerce charnel, l’amour, l’avarice, le désir d’avoir des enfants (= la vie de famille), l’agriculture, le goût des belles constructions14, l’amour de la vie15, l’ambition, la vengeance, le goût de la science, la piété et le goût du repos. De ces treize chapitres formant le recueil dénommé par Saadya : « Livre de l’abstinence parfaite », nous en extrairons deux qui montreront la manière de l’auteur.

Premier chapitre : Sur l’abstinence (= vie ascétique) :

« Je dirai qu’il y a des gens qui ont cru que ce que l’homme doit pratiquer, c’est l’abstinence en ce monde et la marche dans les montagnes et les pleurs et la tristesse et les gémissements sur ce monde, car ils se sont dits : Nous16 y avons été contraints17, parce que [le monde] est [comme] une maison caduque qui se renverse sur ses habitants, sans stabilité pour aucun. Plus l’homme y est heureux et tranquille, plus (le monde) se retourne contre lui, sa joie devient une tristesse, sa force une humilité, et son bonheur un malheur, sur quoi il est dit (Job 17 : 19-22) : « Le riche se couche et n’est pas recueilli ; il ouvre les yeux et n’est plus; les terreurs l’atteignent comme l’eau; le vent l’emporte et il disparaît. » Et si l’homme faisait un effort pour devenir sage, son ignorance le vaincrait, et s’il cherchait la pureté, sa souillure le vaincrait, et s’il cherchait la santé, son tempérament le rendrait malade, et s’il cherchait l’intelligence, sa langue le ferait trébucher, comme il est dit (ibid. 9 : 20) : « Si je veux me justifier, ma bouche me condamne. » Et personne ne sait en ce monde, ce qui lui arrivera en fait de maladies, d’accidents, de deuils, de chagrins, de pertes et d’autres calamités, comme il est dit (Prov. 25 : 1) : « Ne te glorifie pas du lendemain, car tu ne sais ce que produit le jour. » Plus il se désaltère des biens de ce monde, plus sa soif augmente; plus il s’attache à le retenir, plus se brisent entre ses mains les anses et les points d’appui, comme il est dit (Job 8 : 14-15) : « Dont l’espérance se brise et dont la confiance est une toile d’araignée; qui s’appuie sur sa maison et elle ne tient pas; qui la saisit, et elle ne subsiste pas. » Et l’étal de l’homme dans le monde n’est que mensonge, perfidie et fausseté, tant qu’il vit, comme il est dit (Ps 90 : 10) : « Et leur force n’est que peine et tourment. » Et combien de puissants il a courbés et abaissés, comme il est dit (Ps. 75) : « Les courageux de cœur ont été brisés et ils ont dormi d’un profond sommeil. » Et combien de forts il a abattus et blessés (Is. 23 : 9) : « Pour fléchir l’orgueil des superbes et pour avilir les honorés de la terre. » Et combien espèrent les biens du monde et celui-ci leur donne en échange ses maux et (combien) ouvrent les yeux pour voir sa lumière et il étale les ténèbres sur leur face, comme il est dit (Job 30 : 26) : « Lorsque j’espérais le bien, le mal est venu; j’attendais la lumière et les ténèbres sont venues. »Et il a jeté ses maux cuisants sur ces hommes et il a lancé son dard sur sa faiblesse, comme il est dit (Ps. 88 ; 8) : « La colère s’est reposée sur moi. » Et où sont les fautes et les péchés et où sont les rétributions, le châtiment et où est l’incompatibilité entre lui et son maître au point que (celui-ci) devient comme qui déchire sa proie dans la colère, comme il est dit (Job 10:16) : « Mon affliction va croissant ; tu me chasses comme un lion et tu accomplis des merveilles contre moi » et ailleurs (Is. 13 : 9) : « Voici que le jour de l’Éternel est venu, cruel, avec la colère et la fureur. » Et on répond : Il faut mépriser ce monde et un homme intelligent n’y bâtira point, ni ne plantera, ni ne se mariera, ni n’engendrera, ni ne demeurera parmi ceux18 qui ont choisi ces actions, pour qu’ils ne le persécutent pas, ni qu’aucune de leurs créatures ne coure19 vers lui, mais il s’envolera dans les montagnes, mangera ce qu’il trouvera de plantes, jusqu’à ce qu’il meure de tristesse et de chagrin. — Et j’ai examiné ce qu’on a dit, et j’ai trouvé que c’était en grande partie vrai ; mais on a exagéré l’abandon du monde; car ils ont abandonné ce dont on ne peut se passer en fait de nourriture, de couverture et d’habitation ; bien plus, ils ont négligé le souvenir de leur personne, parce que leur abandon du mariage couperait court à leur génération. Et si c’était une chose bonne, les hommes l’auraient universellement adoptée, la race20 des (êtres) raisonnables aurait cessé et, par sa cessation, auraient cessé la sagesse et le culte, la résurrection, le ciel et la terre. Où est le danger, pour21 les hommes, entre les animaux, les lions et les serpents, le chaud, le froid et les accidents ? Où (est) la grossièreté de la nature, l’égarement, la possession du (démon), la folie ? Dans la suppression du manger délicat et de l’eau fraîche et la corruption du sang et le déplacement de la bile noire an point qu’ils ont besoin de recourir aux remèdes des gens du monde, qui tantôt leur sont utiles, tantôt ne leur servent point. Parfois ils s’écartent des hommes au point de songer à les tuer, parfois ils les haïssent parce qu’ils sont devenus à leurs yeux des méchants rebelles, au point de trouver doux de goûter leur sang, parfois ils en viennent aux mœurs des bêtes et ils sortent de l’humanité, comme il est dit (Lam. 4 : 3) : « La fille de mon peuple (est devenue) barbare comme des autruches dans le désert » et encore (Job 36) : « Pour habiter dans des plaines terribles, dans des trous de terre et de rochers; ils gémissent entre les arbres et sont assemblés sous les orties ». Et ils ont diminué tout à fait leur âme, et la disposition à l’abstinence n’est belle pour l’homme dans le monde que pour l’employer à son endroit, et ceci est, lorsqu’on lui présente le manger interdit ou le commerce sexuel interdit et l’argent défendu, et cette disposition a été accordée pour l’en détourner, comme il est dit (Ecc). 2 : 22) : « Que subsiste-t-il pour l’homme de toute sa peine et des pensées de son cœur qu’il élabore sous le soleil ? »

Onzième chapitre : Recherche de la sagesse.

« Parmi les élèves des sages22, il en est qui ont prétendu qu’il ne convient pas que l’on s’occupe en ce inonde d’autre chose que de la recherche de la sagesse, et ils ont dit : « Parce que par elle on arrive à la connaissance de tout ce qui est sur la terre (en fait) de natures et des tempéraments et à une science considérable en tout ce qui est dans les cieux, les astres et les sphères. Et elle possède un agrément qui charme l’âme, comme il est dit (Prov. 2 : 10) : « Quand la sagesse viendra dans son cœur, elle sera agréable à son âme, » et un remède qui guérit de la folie, comme il est dit (Prov. 3:8): « Elle sera une guérison pour ton nombril » et c’est comme si elle le nourrissait, comme il est dit (ibid) : « et une nourriture fortifiante pour ses membres » ; elle est un ornement semblable aux perles et aux pierreries, comme il est dit (Prov. 1 : 9) : « car c’est un accompagnement gracieux et un collier pour son cou. » Et celui qui ne la recherche pas est comme quelqu’un qui ne ferait pas partie des hommes et n’aurait pas de talent, comme il est dit (Ps. 28: 5) : « Car ils ne comprennent pas l’œuvre de Dieu et l’ouvrage de ses mains. » Et j’ai trouvé que tout ce qu’ils ont dépeint de la sagesse est vrai et juste, et l’endroit de l’erreur n’est que ce qu’ils ont dit que l’on ne doit point s’occuper avec elle d’autre chose, et si l’homme ne s’occupe pas, en dehors d’elle, de nourriture, de vêtements et d’abri, la sagesse est vaine, puisqu’il n’y a de maintien que par ces choses et, s’il se jette, pour les besoins que voici, sur d’autres gens, il est repoussé et considéré comme sans capacité et sa parole n’est pas acceptée, comme il est dit (Eccl. 9 : 16) : « Et la sagesse du pauvre est méprisée et ses paroles ne sont pas entendues. » Et s’il se contente d’une nourriture grossière et d’une manière de vivre sèche (!), il épaissit sa nature et son bien s’altère et la délicatesse de la sagesse et sa finesse deviennent vaines, comme il est dit (Prov. 25 : 11) : « Une parole dite à propos ressemble à des pommes d’or dans des paniers d’argent. » Ne crois-tu pas que notre Maître n’a nourri les enfants d’Israël d’une nourriture délicate, la manne, que pour qu’ils apprennent la sagesse, comme il est dit (Ex. 16 : 4) : « Et le peuple sortira et amassera quotidiennement la quantité de chaque jour, afin que j’éprouve s’il suivra ma loi ou non. » Et vois aussi que les enfants de Lévi (les Lévites) n’avaient droit qu’à un treizième du blé, puisque c’est une des treize tribus et (Dieu) leur a octroyé la dime pour qu’ils soient favorisés (?) sous le rapport de la nourriture ; et si les gens s’attachaient à ce que ceux-ci ont dit, la sagesse périrait par la suppression de la génération par suite de l’abandon du mariage ; et s’ils s’occupaient uniquement de la sagesse du monde, ils abandonneraient la sagesse de la religion et la loi. » —

Qu’est-ce que la vertu pour Saadya ?

Elle ne réside pas plus dans le choix exclusif, durant la vie entière, d’une de ses treize occupations que dans l’essai de les pratiquer toutes ensemble et dans la même mesure, ce qui est une impossibilité. Pour atteindre à la vertu, il faudra tâcher de donner satisfaction à chacune de nos aspirations, mais dans la mesure convenable. Si aucune ne doit être sacrifiée, aucune non plus ne doit dominer. La vertu résultera de la symétrie, de l’harmonie qui régnera entre toutes nos aspirations. Quand une tendance porterait l’homme à dépasser la mesure de ce que la loi de Dieu permet, il faudra la contenir et, même si l’on craignait de ne pouvoir la maîtriser, on pratiquerait, pour un temps, l’abstinence complète. On procédera à l’égard des diverses aspirations de l’âme, un peu comme à l’égard des remèdes, qui, pour remplir leur office, doivent contenir différents ingrédients, non pas à parties égales, mais selon des doses appropriées. Cette symétrie et cette harmonie d’où résulte la vertu peuvent être symbolisées par l’image des couleurs, des sons, des parfums qui ne produisent leur effet sur notre âme que grâce à une combinaison parfaite, à un mélange heureux des divers éléments qui les composent.

Cette analyse succincte du dixième chapitre des Croyances montre combien Maïmonide et Saadya, traitant tous deux de la morale, l’ont conçue à des points de vue différents. Maïmonide est un esprit d’une plus haute portée et d’une plus vaste envergure que Saadya, et, véritable philosophe, il sait rattacher à l’idée maîtresse de son système science, religion et morale, et il se meut avec une parfaite aisance dans la sphère des idées générales. Saadya, plutôt porté à la critique des opinions autrui, ne réussit pas à faire rentrer la morale dans son système et il se perd souvent dans les détails et les idées accessoires. —

Parvenu au terme de notre travail, qu’il nous soit permis de remercier ceux qui nous ont encouragé dans notre effort : M. le Grand Rabbin Netter à Metz, qui nous a procuré le texte arabe des Huit Chapitres dans l’ouvrage de Pococke ; M. le professeur Mayer Lambert à Paris, qui s’est donné la peine de lire notre traduction, avec sa compétence et son érudition bien connues, et de nous indiquer plusieurs corrections dont nous avons fait notre profit ; M. le professeur Burnier à La Chaux-de-Fonds, qui, lui aussi, nous a été utile en nous signalant plus d’une imperfection de la traduction au point de vue du français, et notre ami M. L. A. Cart, professeur de théologie à l’Université de Neuchâtel.

Puisse notre modeste ouvrage atteindre le but que nous lui avons assigné : faire apprécier, non seulement des théologiens et des professeurs de philosophie, mais encore du public lettré en général, une partie de la doctrine de Maïmonide, qui mérite d’être mieux connue !

Bibliographie.

Ouvrages consultés :

Munck, Guide des égarés ; Mélanges de philosophie juive et arabe du même auteur. — Ad. Franck, Études orientales (Moïse Maïmonide,p. 317-360). 1861, chez Michel Lévy frères à Paris. — M. le rabbin Louis Lévy, La morale de Maïmonide, articles parus dans l’Univers israélile et La métaphysique de Maïmonide, par le même.— H. Graetz, Histoire des Juifs (en français) 4e vol.— Winter et Wünsche. Die jüd. Literatur, zweiter Band. — Gust. Karpeles, Geschichte der jüd. Literatur, erster Band. Berlin, 1909. M. Poppelauer.


1Thamâniyatou fouçoulin תמאניה פצול, Mose ben Maimun’s (Maimonides) Acht Kapitel, arabisch und deutsch mil Anmerkungen, von Dr M. Wolff, 1869, Leipzig, Heinrich Hunger.

2Elle est exemple de la plupart des fautes de copistes qui s’étaient glissées dans l’édition du Talmud.

3L’idée de faire passer en français les Huit Chapitres nous est venue, alors qu’au Séminaire Israélite à Paris nous entendîmes exposer le système philosophique de Maïmonide par M. le professeur Elie Rabier, notre vénéré maître. Et si nous avons dû en retarder si longtemps l’exécution, cela tient à plus d’une cause indépendante de notre volonté. Il nous a fallu d’abord nous procurer le texte de Pococke, mis obligeamment à notre disposition par M. le Grand Rabbin Dr Netter, actuellement à Metz. Notre traduction était achevée, quand, par hasard. en compulsant un catalogue de Kauffmann de Francfort, nous avisâmes la mention de l’ouvrage de Wolff, que nous nous empressâmes de consulter, pour le comparer avec notre propre travail. Nous remarquâmes, pour ce qui regarde le texte arabe, que les corrections que nous nous proposions d’y faire, y avaient clé déjà introduites et que la plupart de nos observations sur la langue de Maïmonide y avaient été déjà formulées.

4Samuel Ibn Tibbon fait précéder sa traduction hébraïque des Huit Chapitres d’une introduction assez intéressante. Nous l’avons traduite en français, il y a quelques aunées, arec une courte notice sur l’œuvra de Maïmonide, et publiée dans la Revue de théologie et de philosophie (mars et avril 1899, p. 183-189).

5Il l’a exposée une seconde fois, en langue hébraïque, dans son « Michné- Tora ». Voir ibid. Séfer Madda (livre de la connaissance de Dieu) Hilkhauth Déauth (Chapitres sur les Mœurs).

6Cette préface, qui est loin d’être sans intérêt, Wolff l’a omise, on ne sait trop pourquoi.

7Celle qui préside à toutes les fonctions de la vie organique.

8Ou « appétitive » ; c’est la faculté, qui, comme le θνμόϛ de Platon, comprend à la fois les passions et la volonté.

9Voir pour sa biographie Winter et Wünsche, Geschichte der rabbinischten Litteratur während des Mittelatters (1894). Sigmund Meyer, Trier.

10Publié par le prof. Dr Landau de Strasbourg. La traduction hébraïque est de Juda Ibn Tibbon.

11Mon ami, M. Mayer Lambert, professeur à l’Ecole rabbinique de France et l’Ecole des Hautes Etudes à Paris, a bien voulu me confier sa traduction française manuscrite du Xe traité de Saadya. C’est à ce travail que j’emprunte cette citation et toutes celles qui suivent.

12Nous dirions presque le dosage.

13En réalité, le penchant à la vie ascétique.

14Sentiment esthétique.

15du monde.

16= les ascètes.

17À ce régime.

18Litt : dans ce qui est parmi ceux qui…

19C’est-à-dire : afin de n’avoir ni mauvais ni bons rapports avec eux ; le sens est un peu recherché : il vaut mieux traduire comme la version hébraïque : afin qu’ils ne s’habituent pas (à ces actions) et que (rien) ue s’attache à lui de leurs dispositions.

20= γένοϛ.

21C’est-à-dire : que deviendront.

22Les philosophes.

Sources
Présentation
Les Huit chapitres sont l’introduction de Maïmonide à son commentaire du traité de la Mishna des Pirkei Avot (« les maximes des Pères »). Maïmonide y examine l’âme humaine dans ses faiblesses et ses qualités en vue d’accéder à la connaissance de Dieu.
Préface d’Ibn Tibbon
« La préface de Samuel Ibn Tibbon aux “Huit chapitres” de Maïmonide », traduction de Jules Wolff, dans : Revue de Théologie Et de Philosophie 32 (2), 1899, p.183-189.
Licence : domaine public
Les Huit Chapitres
Les Huit Chapitres de Maïmonide ou Introduction à la Mishna d’Aboth. Maximes des Pères (de la Synagogue). Traduits de l’arabe par Jules Wolff. Rabbin de la Communauté israélite de Chaux-de-Fonds. Lausanne-Paris 1912
Licence : domaine public.
Liens
Bibliographie française de Maïmonide
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