שמונה פרקים לרמב”ם | Les Huit Chapitres de Maïmonide
Traduction française des Huit Chapitres de Maïmonide d’après le manuscrit judéo-arabe et de la préface de R. Samuel Ibn Tibbon par le R. Jules Wolff

Chapitre 5

De la concentration1 des facultés de l’homme sur un but unique.

L’homme doit employer2 toutes les facultés de son âme en conformité de la raison, comme nous l’avons établi dans le chapitre précédent, et se proposer un but unique : approcher3 de Dieu (qu’il soit exalté et glorifié !) dans la mesure où cela est possible à l’homme ; je veux dire4 [parvenir à] la connaissance de Dieu. Il doit orienter tous ses actes, son activité, son repos5 et toutes ses paroles vers ce but, de manière à ce qu’aucun de ses actes ne soit en pure perte, j’entends par là un acte qui n’est pas dirigé vers cette fin. C’est ainsi que par le manger, le boire, le commerce charnel, le sommeil, la veille, son activité et son repos, il ne tendra qu’à la santé du corps ; mais le but de la santé du corps, c’est que l’âme ait à sa disposition des organes6 sains et en parfait état, pour qu’elle puisse s’adonner aux sciences et acquérir les qualités morales et intellectuelles, et qu’elle parvienne ainsi à cette fin (= la connaissance de Dieu). Or, selon cette règle, il (l’homme) ne recherchera pas uniquement le plaisir, au point de ne choisir pour aliment et pour boisson et pareillement pour tout le reste de son régime que ce qui est le plus agréable, mais uniquement ce qui est le plus utile, que cela soit [par hasard] agréable ou désagréable, peu importe ; ou bien il visera ce qui est le plus agréable en se conformant aux études médicales. Si, par exemple, on a perdu l’appétit, on devra le stimuler par des mets délicats7, agréables et doux. De même s’il est atteint8 de la mélancolie, il la chassera en écoutant des chants ou différentes sortes de musique, en se récréant [par des promenades] dans les jardins et dans les beaux édifices et en admirant les œuvres d’art9 ou par des [distractions] analogues qui rassérènent10 l’âme et dissipent les pensées tristes11. Et, en tout cela, il visera la santé de son corps, et le but de la santé de son corps sera d’acquérir de la science12. Pareillement, s’il s’efforce d’acquérir des biens13, son but, en les amassant, doit être de les consacrer au service des vertus, d’en disposer pour la conservation14 de son corps et pour la prolongation de son existence, de manière à arriver à posséder sur Dieu les notions qui lui sont accessibles. Ainsi, à ce point de vue, l’art de la médecine sera une très importante préparation15 [à l’acquisition] des vertus, à la connaissance de Dieu et à la poursuite de la véritable félicité ; et l’enseignement [de cette discipline], ainsi que son étude assidue16 constitue des occupations de premier ordre17 et [cette science de la médecine] ne saurait donc être comparable à l’art du tissage et de la charpenterie, parce que c’est sur elle que nous réglons nos actions et leur conférons le caractère d’actions humaines conduisant aux vertus et aux notions vraies18. Si donc quelqu’un se met à manger un mets doux au palais, qui sent bon et est appétissant, mais qui est nuisible et dangereux, au point de devenir parfois la cause d’une grave maladie ou d’une mort subite, cet homme ressemble à la brute, car sa manière de faire n’est pas celle d’un homme, au vrai sens de ce terme19 mais bien plutôt d’un animal, et il est assimilable aux bêtes qui périssent20. Il n’agit humainement qu’en prenant pour aliment uniquement ce qui est le plus utile, laissant de côté [parfois] ce qui est le plus agréable, pour manger ce qui l’est moins au point de vue de cette recherche de la plus grande utilité, voilà une manière d’agir conforme à la raison et par laquelle l’homme se distingue dans ses actes des autres êtres. — Et pareillement, si quelqu’un se livre aux plaisirs sexuels, quand il en éprouve le désir, sans se préoccuper, si cela lui est nuisible21 ou utile, il agit22 à la manière d’un animal, mais non à la manière d’un homme [raisonnable]. — Cependant si, par toute sa conduite23, et fût-elle dirigée vers l’utile24, selon ce que nous venons de dire, l’homme ne se propose comme fin que la santé du corps et la préservation des maladies25, il n’est pas vertueux ; car, si tel préfère l’agrément de la bonne santé, un autre pourra préférer celui de la nourriture ou du commerce charnel, mais alors aucun d’eux ne vise dans ses actions à une fin véritable. Mais ce qui seul est juste, c’est que l’homme poursuive comme but de son activité, la santé du corps et la prolongation de son existence en parfait état, afin que les organes des facultés de l’âme, je veux dire les membres du corps, demeurent intacts, et que l’âme puisse [alors] s’exercer sans obstacle aux vertus morales et intellectuelles. Il en va de même à l’égard des sciences et des connaissances que l’on apprend. Celles qui mènent directement à cette fin ne sont pas en question26. Quant aux autres qui n’aident pas à y parvenir27, comme les propositions de l’algèbre28, le traité des sections coniques (= la géométrie29), les connaissances techniques et la plupart des problèmes de la géométrie et de la mécanique30 et beaucoup d’autres [connaissances] analogues, toutes ont pour but d’aiguiser l’esprit31 et d’exercer la faculté intellectuelle aux procédés de la démonstration, pour que l’on acquière le pouvoir de distinguer le raisonnement purement démonstratif32 de tout autre, et qu’on parvienne ainsi33 à la connaissance de la vérité touchant l’existence de Dieu (qu’il soit exalté !). — Il en est de même de tous les sujets d’entretiens auxquels on se livre : l’homme ne doit parler que des choses dont il tirera pour lui-même quelque utilité ou qui permettront à son âme ou à son corps d’éviter quelque mal, ou de ce qui a rapport à quelque science ou à quelque vertu ou à la louange d’une vertu ou d’un homme vertueux ou au blâme d’un vice ou d’un homme vicieux ; car flétrir les gens vicieux et blâmer leur conduite, si c’est pour les faire mépriser des autres hommes, pour qu’on se détourne d’eux et qu’on n’imite point leurs actions, cette manière d’agir est certes obligatoire et constitue même une action méritoire34. Ne connais-tu pas cette parole de Dieu (qu’il soit loué !) : « Ne vous conduisez pas selon les pratiques du pays d’Égypte, etc., et du pays de Chanaan, » etc. (Lév.18:3) ; le récit relatif aux Sodomites35, ainsi que tous les passages où l’Écriture blâme les gens vicieux et désapprouve leurs actions et ceux où elle loue les bons et les honore, [tous ces passages] ne visent que ce but mentionné : voir les hommes imiter la conduite des uns et fuir celle des autres. Lorsque donc on poursuit ce but, on renoncera à beaucoup d’actions [habituelles], et l’on réduira considérablement le nombre de ses paroles. On36 ne s’ingéniera donc pas à appliquer des ornements d’or aux parois de sa maison ou à mettre une frange d’or à un vêtement, à moins toutefois qu’on ne veuille, par ce moyen, rasséréner son âme pour qu’elle recouvre la santé, se guérisse de quelque maladie et que, redevenue brillante et pure, elle puisse s’assimiler les sciences, conformément à la parole des sages (= des docteurs de la loi) : « Une belle habitation, une belle femme et une couche moelleuse conviennent aux disciples des sages ; » car l’âme se fatigue et l’esprit s’émousse37 par une attention trop prolongée sur des sujets ardus38. Et comme le corps, après avoir accompli des besognes pénibles, éprouve de la lassitude et doit par conséquent prendre du repos et demeurer tranquille pour recouvrer l’équilibre [de ses forces], ainsi l’âme doit, elle aussi, se reposer39 et être occupée par le plaisir40 des sens. Elle contemplera, par exemple, des tableaux et d’autres belles choses, qui la délivreront de sa fatigue, ainsi que le disent les sages (: les docteurs de la loi): « Quand les docteurs [de la loi] étaient fatigués par l’étude, ils disaient des paroles plaisantes ». À ce point de vue, on peut admettre41 que les soins apportés à peindre et à orner les édifices, les vases42 et les vêtements, ne sont ni choses mauvaises ni des actions futiles.

Sache bien que ce degré [de culture morale] est très élevé, difficilement accessible et que peu d’hommes l’atteignent et seulement à la suite d’un très grand effort43 ; et lorsqu’il se rencontre un homme en cet état, je ne le dis pas inférieur44 aux prophètes, je veux dire qu’il emploiera toutes les forces de son âme et leur assignera comme but unique [de leur activité] [la connaissance de] Dieu (qu’il soit exalté!45), qu’il n’accomplira aucune action, quelle qu’elle soit46, et ne prononcera aucune parole, à moins que cette action ou cette parole n’aboutisse directement ou indirectement à une vertu ; à propos de tout acte ou de tout mouvement, il réfléchira et regardera si cet acte ou ce mouvement conduit à ce but ou non, alors [seulement] il l’accomplira. C’est là le but que Dieu (qu’il soit exalté !) nous demande de poursuivre, en disant : « Tu aimeras l’Éternel ton Dieu47… et de tout ton pouvoir‬ » (Deut. 6:5), c’est-à-dire avec toutes les parties de ton âme ; tu assigneras à chacune de ses parties un but unique. « qui est d’aimer l’Éternel ton Dieu ». — Les prophètes, eux aussi, (que la paix soit sur eux !) nous invitent à tendre vers ce but. [L’auteur des Proverbes] a dit : « Connais-le (= Dieu) dans toutes les voies », etc. (Proverbes 3:6), et les sages (= les docteurs de la loi), à titre de commentaire, y ajoutent ces mots : même en cas d’une transgression [d’un précepte], c’est-à-dire que l’on48 doit assigner à cet acte49 un but50 conforme au droit, quoique [cet acte] implique, sous certain rapport, une transgression. — Les sages (à leur tour), (que la paix soit sur eux !), ont résumé ce sujet tout entier dans une formule des plus concises51 et l’ont embrassé d’une façon absolument complète ; et lorsque tu examines la concision de ces mots et te demandes comment ils ont pu exprimer ce sujet52 si vaste et si important, que des volumes entiers ne sauraient épuiser, tu es obligé de reconnaître qu’ils n’ont pu être dits, à coup sûr, qu’au moyen d’une force divine53. Cette formule, contenue parmi les préceptes de ce traité mischnaique [d’Aboth], est ainsi conçue : « Que toutes tes actions soient accomplies au nom du Ciel54.» Or, c’est bien là la pensée que nous avons développée nous-même dans ce chapitre. Et tout cela, nous avons jugé utile de le mentionner ici par rapport à ces préliminaires55.


1Ibn Tibbon a traduit ‫תצריף‬ par ‫השתמש‬ , « l’emploi » ou la manière de diriger les facultés vers un but unique.

2Peut-être « maîtriser. » 

3En arabe : « atteindre. »

4Ibn Tibbon n’a pas traduit אעני. ‫‬

5En arabe : « ses repos. »

6En arabe : « instruments. »

7Ibn Tibbon traduit ce mot par המתובלות, « épicés » = qui flattent le goût.

8En arabe : « Si la mélancolie bouillonne en lui. » Ibn Tibbon traduit : « Si la bile noire l’agite.

9En arabe : « les belles formes. » Maïmonide entend probablement par là les chefs-d’œuvre de la peinture et de la sculpture, les beaux tableaux et les belles statues.

10En arabe : qui « dilatent. »

11Ibn Tibbon n’a pas traduit וּסוסה, « pensée, suggestion. »

12En arabe : qu’il apprenne « les sciences. »

13En arabe : « les biens. »

14Ibn Tibbon met : « pour les organes de son corps. »

15En arabe : « introduction, entrée. »

16Ibn Tibbon a exactement rendu l’arabe par les deux termes למודה et ובקשתה, c’est-à-dire l’étude qu’elle provoque. Wolff dans sa traduction n’a pas traduit exactement le premier mot, car au lieu de « Erlernen »‬ il faut « die Lehre. »

17Wolff n’a pas non plus saisi ce membre de phrase : il ne s’agit pas du tout de « Gottesdienstliche Thätigkeiten »‬, mais de simples travaux, d’occupations utiles.

18Maïmonide, en effet, dans tout ce passage, veut dire, qu’après la théologie et la morale, la science la plus digne des efforts de l’homme, c’est la médecine. C’est pourquoi beaucoup de savants rabbins, au moyen-âge, pratiquaient cet art.

19En arabe : « en tant qu’homme. »

20Ps. 49:13. Wolff traduit le mot du psaume nidmou, « qui sont muettes. » — Ibn Tibbon a le singulier alors que, dans le psaume, il y a le pluriel.

21En arabe : « du tort ou de l’utilité. »

22En arabe : « cette action est à lui. »

23En arabe : « son régime. »

24En arabe : « le plus utile. »

25En arabe : « son intégrité à l’égard des maladies. »‬

26C’est-à-dire l’étude de ces disciplines se recommande naturellement au théologien.

27En arabe : « qui ne sont pas utiles , » c’est-à-dire qui sont en apparence des sciences de second ordre, comme les sciences exactes, les mathématiques, l’astronomie, les sciences naturelles, etc.

28L’algèbre en arabe s’appelle : אלגבר וﭏמקאבלה [la science] de la réduction (= simplification) et de la comparaison [des quantités].

29II s’agit du livre du mathématicien grec Apollonius de Perga.

30En arabe il y a וﭏהיל, « les artifices »‬, que Wolff a traduit : « les procédés techniques. » Ce sont proprement les connaissances professionnelles = la pratique des métiers.

31Mot à mot : l’action de tirer les poids = la mécanique. La traduction allemande de l’édition de Bâle met : « das Gewitter anziehen ! » pour « Gewicht ».

32= le syllogisme ; en général, tout argument démonstratif.

33Par voie démonstrative.

34En arabe il y a : « une vertu. » 

35Voir Genèse 18: 20 sq. — Ibn Tibbon a traduit littéralement וסף par ספר , terme qui n’est pas clair ici.

36L’arabe répète ici : « celui qui tend à ce but. »

37Ibn Tibbon traduit : « la pensée se trouble ».

38Ibn Tibbon : « choses laides », traduction inexacte.

39Le texte arabe porte תהדי (sans doute pour תהדן) ; Ibn Tibbon n’a pas rendu ce mot dans sa traduction. Pococke a traduit : « requiescit » et a lu probablement תהד.

40Ibn Tibbon a traduit inexactement : pendant le repos des sens.

41Le terme arabe פיושך est obscur ; Ibn Tibbon l’a traduit ויחשוב, et il pense ; peut-être faut-il ויחשב , et l’on penserait = l’on pourrait penser.

42Ou « les meubles. »

43En arabe : « après un très grand exercice ».

44Litt. « au-dessous. »

45Et leur assigne comme but : Dieu (qu’il soit loué !)

46En arabe : grande ou petite.

47Ibn Tibbon complète la citation biblique.

48En arabe il y a la seconde personne.

49Probablement : « à tout acte. »

50« La connaissance de Dieu. » 

51« Dans des expressions aussi concises que possible. »

52= Le but de toute l’activité humaine.

53= Par une sorte d’inspiration divine.

54C’est-à-dire pour complaire à Dieu.

55Les Huit Chapitres qui servent d’introduction au traité d’Aboth.

Sources
Présentation
Les Huit chapitres sont l’introduction de Maïmonide à son commentaire du traité de la Mishna des Pirkei Avot (« les maximes des Pères »). Maïmonide y examine l’âme humaine dans ses faiblesses et ses qualités en vue d’accéder à la connaissance de Dieu.
Préface d’Ibn Tibbon
« La préface de Samuel Ibn Tibbon aux “Huit chapitres” de Maïmonide », traduction de Jules Wolff, dans : Revue de Théologie Et de Philosophie 32 (2), 1899, p.183-189.
Licence : domaine public
Les Huit Chapitres
Les Huit Chapitres de Maïmonide ou Introduction à la Mishna d’Aboth. Maximes des Pères (de la Synagogue). Traduits de l’arabe par Jules Wolff. Rabbin de la Communauté israélite de Chaux-de-Fonds. Lausanne-Paris 1912
Licence : domaine public.
Liens
Bibliographie française de Maïmonide
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