שמונה פרקים לרמב”ם | Les Huit Chapitres de Maïmonide
Traduction française des Huit Chapitres de Maïmonide d’après le manuscrit judéo-arabe et de la préface de R. Samuel Ibn Tibbon par le R. Jules Wolff

Préface de R. Samuel Ibn Tibbon

Samuel, fils de Juda Ibn Tibbon, dit : Le traité d’Aboth appartient à la division (mischnaïque) des Saluts1 (Nezikîn2) et se trouve placé entre le traité d’Aboda Zara (de l’idolâtrie) et celui de Horayoth (des Décisions). Il n’a pas été expliqué par la Guemara3) ; mais l’illustre docteur R. Moïse, fils du docteur R. Maïmon, (que son souvenir soit béni !) l’a commenté en arabe dans son Commentaire arabe des six divisions de la Mischna et lui a consacré des développements d’une certaine étendue à cause de la haute valeur des sujets qui y sont contenus. Le traité d’Aboth parle (en effet) des mœurs de l’homme, les unes nobles et conformes à la justice, les autres basses et avilissantes. Les premières aplanissent la voie qui mène à la possession des qualités spéculatives, comme l’a dit le Sage (l’auteur des Proverbes, Chap. XIX, 20) : « Écoute les conseils et accueille la réprimande, afin que tu sois sage dans la suite de ta vie. » Or, c’est grâce à ces qualités que l’homme parvient à la connaissance (raisonnée) de son Créateur, comme l’a dit également le Sage au sujet de la sagesse (Prov. II, 4 et 5) : « Si tu la recherches comme on recherche l’argent et l’explores comme on explore les trésors cachés, alors tu comprendras la crainte de l’Éternel et tu atteindras à la connaissance de Dieu. » Par rechercher la sagesse comme on recherche l’argent, etc., il (l’Auteur des Proverbes) entend une recherche faite avec attention et d’extrêmes efforts. Celui qui recherche ainsi (la sagesse) trouve sûrement ce qu’il cherche et l’atteint. « Alors tu comprendras la crainte de l’Éternel, » etc., par ces expressions comprendre la crainte de l’Éternel, il (l’Auteur sacré) veut dire : comprendre, dans leur essence, les vérités de la Loi, qui a pour objet la crainte de Dieu ; vérités que l’homme ne possédait avant la recherche de la sagesse que par tradition (d’une manière empirique) et qu’il connaît ensuite dans leur essence et leurs conséquences. Enfin ces mots et tu atteindras à la connaissance de Dieu signifient que l’homme (le théologien) connaît l’existence de Dieu par voie démonstrative et non plus seulement par tradition (d’une manière empirique), comme avant cette recherche de la sagesse. La connaissance de Dieu est, à coup sûr, le but (des efforts) de l’homme, le prophète (Jérémie IX, 22 et 23) l’a déclaré dans ce texte : « Mais que l’homme ne se vante que de me comprendre et de me connaître moi qui exerce la bonté, la justice et l’équité sur la terre ; c’est là ce que je désire, dit l’Éternel. »

Quoique le Maître (Maïmonide) ait donné de ce verset, au chap. LIV de la troisième partie du Guide des égarés, une bonne interprétation et qu’il en ait tiré une remarque importante et originale d’une valeur inappréciable, (je veux dire l’observation que lui suggère le terme sur la terre), on peut pourtant s’engager dans une autre voie pour l’explication de certains termes (du verset cité). Ainsi sur les mots c’est là ce que je désire, j’ai une interprétation nouvelle qui, à mon avis, est sûrement bonne et vraie ; de même je comprends les termes justice et équité autrement que l’éminent Docteur (Maïmonide); peut-être4 mon exégèse vaut-elle mieux que la sienne ; ceux qui liront les deux interprétations feront eux-mêmes leur choix entre elles. Il n’y a d’ailleurs dans ces deux exégèses aucune divergence sur l’idée visée (par le prophète).

Je tiens à mentionner dans cette préface les observations nouvelles que j’ai faites (sur le verset en question), afin que cette préface, toute brève qu’elle est, ne soit pas dépourvue de quelque considération neuve et utile : Je crois que les termes c’est c’est là ce que je désire se rapportent surtout à comprendre et me connaître et qu’il (le Prophète) les allègue comme le motif pour lequel il convient d’être fier de la possession de ces deux avantages et non des trois avantages énoncés dans le verset précédent. Ces deux avantages comprendre et connaître Dieu, constituent le but du dessein de Dieu et la fin assignée (aux efforts) de l’espèce humaine, à l’exclusion des trois autres avantages indiqués (dans le verset précédent), quoique les trois, en tout ou en partie, puissent aussi conduire à cette fin. Qui réalise le dessein de Dieu a atteint l’objet dont la possession peut le remplir d’un légitime orgueil. Pour le prophète comprendre et me connaître sont deux choses (distinctes), car, d’après moi, ces deux expressions, dans ce verset, n’ont pas le même régime et ne sont pas des synonymes s’appliquant à une seule et même idée ; les sages (les prophètes) se servant rarement de termes synonymes. Je suis donc d’avis que ces deux expressions comprendre et me connaître ont chacune une acception différente. Je pense que le mot comprendre est employé absolument et ne doit pas être joint à אותי moi. Le sens en sera donc : comprendre et connaître, autant que cela est possible à l’homme, dans les phénomènes de l’univers, soit leur cause, quand on peut y parvenir, ou ces phénomènes seuls, quand il est impossible d’en connaître davantage; ce qui revient à dire que l’homme doit s’efforcer d’acquérir autant de sagesse (science) que possible. Enfin par les termes et me connaître (le prophète) entend que l’homme, par son intelligence et sa science des phénomènes de l’univers, arrivera à connaître Dieu, c’est-à-dire à se rendre compte de l’existence de Dieu et des croyances qu’implique cette notion, (il saura) ce qu’il faut affirmer ou nier de la notion de Dieu, ainsi que ce qui lui répugne. Le sens de cette expression me connaître serait (d’après mon interprétation) identique à alors tu comprendras, phrase qui a déjà été expliquée plus haut. Le sage (le Prophète), dans le verset qui précède celui dont nous nous occupons, entend par le terme חכם sage, l’homme de bien5, comme l’a déjà fait remarquer le profond Docteur (Maïmonide) dans le chapitre du Guide ci dessus mentionné. Le prophète dit ensuite car j’exerce la bonté, la justice et l’équité sur la terre, ce sont les voies (manifestations) comprenant toutes les voies de l’Éternel, c’est-à-dire tous ses effets dans le monde. Il me semble que le prophète (Jérémie), en parlant ainsi, veut nous enseigner que l’homme ne peut connaître Dieu qu’en connaissant ses voies (ses manifestations dans le monde), selon la parole du Maître des Prophètes (Moïse) : Révèle-moi, je te prie, tes voies ; et comme Maïmonide nous l’a enseigné lui-même dans la première partie de son livre, sans toutefois appuyer son opinion sur ce texte de Moïse. Tout cela donc corrobore le commentaire que j’ai donné du terme comprendre. Mais il se peut aussi qu’il y ait interversion dans les différents membres de phrase du verset précité et qu’il faille l’entendre ainsi : « Que l’homme comprenne que moi, l’Éternel, j’exerce la bonté, la justice et l’équité sur la terre et qu’il me connaisse, car c’est là ce que je désire ; » c’est-à-dire je désire que l’homme connaisse mes voies et par là même me connaisse, car c’est là le but auquel doit aboutir sa connaissance. Enfin on pourrait aussi détacher ces termes et me connaître de la phrase car moi, l’Éternel, j’exerce, etc., et le verset se composerait alors de trois parties: 1° Comprendre parmi les faits de ce monde tout ce qu’il est possible d’en saisir ; 2° connaître Dieu par cette connaissance préalable et 3°, le connaître aussi comme auteur de la justice; ce qui revient à dire que l’homme connaîtra l’essence et l’existence de Dieu par la connaissance qu’il aura acquise de ses voies, et qu’il connaîtra aussi la Providence divine qui s’exerce sur les êtres de la terre et sur tout ce qui s’y passe. D’après cette exégèse, ce membre de phrase כי באלה חפצתי car c’est là ce que je désire se rapporterait aux trois avantages mentionnés et dont la possession est un juste sujet d’orgueil, car c’est là ce que Dieu réclame de l’homme et a assigné (à ses efforts), par opposition aux trois avantages (sagesse, force, richesse) dont il est parlé dans le verset précédent. S’il (le prophète) a mentionné les trois premiers avantages (sagesse, force, richesse), c’est qu’il y a des gens qui font consister le bonheur de l’homme dans la possession des bonnes mœurs6 ; d’autres, dans un corps sain7 et robuste et dans le développement de ses qualités, dont la principale est la force ; d’autres placent le suprême bien dans la richesse; la parole du prophète vient donc nous avertir de rejeter ces opinions, d’en reconnaître la fausseté; il nous apprend et nous révèle de quoi l’homme peut légitimement être fier et pour quel motif8.

Aristote, lui aussi, a prouvé l’inanité des trois premières opinions concernant le bonheur de l’homme. Lui aussi a montré que le suprême bien de l’homme est la connaissance de Dieu, la connaissance de son essence. Maïmonide, au chapitre LII de la troisième partie (du Guide), a tiré la même leçon à propos des trois avantages énoncés9 (dans le verset du prophète). Sans aucun doute, Dieu désire que l’homme dans sa conduite cherche aussi à lui ressembler10, autant que possible, car de même que la connaissance des voies de Dieu est un acheminement à la connaissance de son essence, ainsi l’imitation de ses voies facilite cette connaissance. Les qualités par lesquelles l’homme peut ressembler au Créateur sont les plus précieuses parmi les bonnes qualités que recèle l’âme humaine, et en dehors desquelles il est impossible d’arriver à la possession des avantages spéculatifs, comme il (Maïmonide) l’a rappelé en différents endroits (de son Guide) ; tout philosophe (théologien) pense de même à cet égard. L’exégèse que le Maître (Maïmonide) a donné du mot ארצ terre (du verset de Jérémie) est tout à fait originale et excellente. Comme les philosophes ont composé des livres de morale dans lesquels ils développent longuement de quelle manière l’homme doit s’habituer à l’exercice des vertus jusqu’à ce qu’il les ait acquises au point qu’elles soient devenues inhérentes à son âme et comment on doit corriger les vices dont on est atteint, le Maître (Maïmonide) a cru bon, lui aussi, de mettre en lête de ce traité11 (d’Aboth) un certain nombre de chapitres où il étudie succinctement les points essentiels de ces sujets (moraux), qui ont été développés longuement par les moralistes, ainsi qu’il le dit dans sa préface. Les savants12 de Lunel, ma ville natale, ayant vu le commentaire (de Maïmonide) sur ce traité (d’Aboth) et les Chapitres dont le Maître a fait précéder l’explication des sujets de ce livre, m’ont demandé de les leur traduire, comme cela a été fait pour l’ouvrage le Guide des Égarés. Je vais donc procéder à cette traduction, tout en demandant à Dieu de me diriger vers la vérité et de me préserver de toute erreur.


1Chacune des six divisions de la Mischna est parfois désignée, d’après le traité Schabbat 31a et comme signe mnémonique, sous un des vocables du verset d’Isaïe, XXXIII, 6 : אֱמוּנַת עִתֶּיךָ חֹסֶן יְשׁוּעֹת חׇכְמַת וָדָעַת. Chacun de ces termes peut jusqu’à un certain point rappeler le contenu du groupe de traités auquel il s’applique.

2C’est le nom que porte la 4e division de la Mischna ; il signifie « les dommages ». Ce groupe de traités est en grande partie relatif à la jurisprudence.

3C’est ainsi que s’appelle la glose servant de commentaire à la Mischna.

4Nous lisons אולי et non אולם.

5Mot-à-mot : qui a de bonnes mœurs.

6Le mot hébreu a un sens assez complexe : il signifie d’abord, au propre, mesure, puis, au figuré, qualité, manière d’être, vertu, caractère.

7Bonne constitution physique.

8Traduction conjecturale.

9 Sagesse, force, richesse.

10Mot à mot: assimile ses voies à celles de Dieu.

11Qui est un recueil de maximes de morale.

121 Ibn Tibbon entend par là les rabbins.

Sources
Présentation
Les Huit chapitres sont l’introduction de Maïmonide à son commentaire du traité de la Mishna des Pirkei Avot (« les maximes des Pères »). Maïmonide y examine l’âme humaine dans ses faiblesses et ses qualités en vue d’accéder à la connaissance de Dieu.
Préface d’Ibn Tibbon
« La préface de Samuel Ibn Tibbon aux “Huit chapitres” de Maïmonide », traduction de Jules Wolff, dans : Revue de Théologie Et de Philosophie 32 (2), 1899, p.183-189.
Licence : domaine public
Les Huit Chapitres
Les Huit Chapitres de Maïmonide ou Introduction à la Mishna d’Aboth. Maximes des Pères (de la Synagogue). Traduits de l’arabe par Jules Wolff. Rabbin de la Communauté israélite de Chaux-de-Fonds. Lausanne-Paris 1912
Licence : domaine public.
Liens
Bibliographie française de Maïmonide
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