שמונה פרקים לרמב”ם | Les Huit Chapitres de Maïmonide
Traduction française des Huit Chapitres de Maïmonide d’après le manuscrit judéo-arabe et de la préface de R. Samuel Ibn Tibbon par le R. Jules Wolff

Chapitre 1

De l’âme de l’homme et de ses facultés1 : Sache que l’âme de l’homme est une, mais que ses opérations sont nombreuses et diverses et que certaines d’entre elles sont parfois appelées âmes, ce qui peut faire croire que l’homme a plusieurs âmes, comme le croient, en effet, les médecins ; c’est ainsi que le plus illustre d’entre eux (Hippocrate) commence (son ouvrage) en disant que les âmes de l’homme sont au nombre de trois, l’âme naturelle, l’âme animale et l’âme spirituelle. On les appelle aussi parfois facultés ou parties, de sorte que l’on dit les parties de l’âme. Et ces appellations sont souvent employées par les philosophes ; cependant, en parlant de parties, ils n’entendent pas que l’âme se divise à la manière des corps, mais ils énumèrent seulement par là ses actes divers, lesquels sont à l’égard de l’âme tout entière comme les parties à l’égard du tout2.

Tu sais aussi que le redressement des mœurs n’est pas autre chose que le traitement de l’âme et de ses facultés ; et de même que le médecin qui traite les corps a besoin de connaître préalablement le corps qu’il a à traiter dans son ensemble et dans ses différentes parties, et qu’il doit connaître ce qui est nuisible au corps et par conséquent doit être évité, et ce qui le conserve en santé et par conséquent doit être recherché, ainsi celui qui veut guérir l’âme et redresser les mœurs doit connaître l’âme dans son ensemble et dans ses parties, ce qui la rend malade et ce qui la conserve en santé. Je dis donc que les parties de l’âme3 sont au nombre de cinq : la nutritive, la sensitive, l’imaginative, l’attractive, et l’intellectuelle4. Or, nous avons déjà dit au commencement de ce chapitre que nous nous occupons uniquement de l’âme de l’homme, parce que la nutrition, par exemple, chez l’homme n’est pas ce qu’elle est chez l’âne et le cheval, car l’homme est nourri par la partie nutritive de l’âme humaine, tandis que l’âne est nourri par la partie nutritive de l’âme de l’âne et le palmier5 par la partie nutritive de l’âme qui lui est propre ; et si l’on dit (pourtant) de chacun d’eux qu’il est nourri, c’est par pure homonymie, mais non pas que la signification (de ce mot) soit une et identique (dans ces trois cas).

De même, on dit de l’homme et de l’animal qu’ils sont sensibles, par pure homonymie, mais non pas que la faculté de sentir qui existe chez l’homme ressemble à celle qui existe chez l’animal, ni que celle qui existe dans telle espèce soit essentiellement la même que celle qui existe dans telle autre espèce, mais chaque espèce d’êtres animés a une âme propre, différente de l’âme de l’autre espèce; et, d’une âme découlent tels actes, et d’une autre en découlent d’autres, et, comme un acte peut ressembler à l’autre, on s’imagine que les deux actes sont une seule et même chose, alors qu’il n’en est pas ainsi.

On peut y comparer trois endroits obscurs qui viennent à être éclairés, l’un par le soleil qui se met à briller sur lui, l’autre par la lune qui se met à luire sur lui et le troisième par une lampe qu’on y aurait allumée. Dans chacun de ces endroits il y a de la lumière, mais la cause efficiente de cette lumière, c’est, dans un cas, le soleil, dans l’autre, la lune, dans le troisième, le feu. De même la cause efficiente de la sensibilité de l’homme, c’est l’âme de l’homme ; celle de la sensibilité de l’âne, c’est l’âme de l’âne ; et celle de la sensibilité de l’aigle, c’est l’âme de l’aigle, mais il n’y a rien de commun entre eux, si ce n’est une homonymie.

Retiens bien ce point, car il est difficile et étonnant ; plus d’un philosophe s’est trompé à cet égard, et il en est résulté des absurdités et des opinions tout-à-fait fausses.

Je reviens maintenant à notre sujet: à savoir les parties de l’âme et je dis que de la partie nutritive dépendent la faculté d’attirer (les aliments), de les retenir, de les digérer, d’expulser les matières superflues, de faire croître, de procréer des êtres semblables, comme celle de distinguer les sucs, de manière à séparer ceux qui doivent servir à la nutrition, de ceux qui doivent être expulsés. Quant à parler en détail de ces facultés, de leurs actions, de la façon dont elles les accomplissent, dans quels membres (du corps) ces actions sont plus apparentes et plus évidentes, des facultés qui agissent d’une façon permanente et de celles dont l’action est intermittente, tout cela relève de l’art médical et n’a pas besoin d’être traité à cette place.

De la partie sensitive dépendent les cinq sens, connus de tout le monde : la vue, l’ouïe, le goût, l’odorat et le toucher, lequel se trouve sur toute la surface du corps et n’a pas d’organe particulier, comme les quatre autres sens. La partie imaginative est la faculté qui conserve les impressions des choses perçues par les sens, alors que celles-ci ont été retirées du contact des sens qui les ont perçues ; elle (la faculté imaginative) les combine les unes avec les autres et les sépare les unes des autres ; aussi cette faculté associe-t-elle des choses qu’elle aperçues à des choses qu’elle n’a jamais perçues et dont la perception est même impossible. Ainsi, l’homme se représente en imagination un vaisseau de fer flottant dans l’air ou un homme dont la tête touche le ciel et les pieds la terre, ou encore un animal pourvu de mille yeux, ou beaucoup d’autres choses impossibles que forge cette faculté et auxquelles elle prête une existence imaginaire. C’est précisément à cet égard que les Moutacallimoune6 ont commis l’erreur monstrueuse et violente, sur laquelle ils ont édifié leur faux système relatif à la distinction du nécessaire, du possible et de l’impossible, erreur qui les a conduits à penser et à faire croire que tout ce qui est représenté en imagination est possible, ignorant que cette faculté associe des choses dont l’existence est impossible, ainsi que nous l’avons dit.

La partie attractive (de l’âme) est la faculté qui porte l’homme à désirer une chose ou à s’en éloigner par aversion. De cette faculté procèdent les actes suivants : le fait de poursuivre une chose ou de l’éviter, de la choisir ou de la rejeter; la colère et la bienveillance, la crainte et le courage ; la cruauté et la miséricorde ; l’amour et la haine et un grand nombre d’autres sentiments7 analogues de l’âme. Les organes au service de cette faculté sont tous les membres du corps, ainsi le pouvoir de la main se rapporte à la préhension8, celui du pied à la marche, celui de l’œil à la vision, celui du cœur est d’inspirer du courage ou de la crainte et ainsi de tous les autres organes intérieurs et extérieurs qui tous, de même que leurs différents pouvoirs, sont au service de cette faculté attractive.

La partie intellectuelle (de l’âme) est cette faculté existant dans l’homme, par laquelle il est intelligent, se livre à la réflexion, acquiert de la science, distingue entre les actions laides et celles qui sont nobles. Parmi ces opérations, les unes sont d’ordre pratique, les autres d’ordre spéculatif. Parmi les premières, les unes regardent les arts et d’autres sont purement méditatives. L’activité spéculative consiste pour l’homme à connaître, telles qu’elles sont, les choses invariables et qu’on désigne, d’une manière absolue, par les sciences. La faculté artistique est celle par laquelle l’homme acquiert les arts, comme, par exemple, la charpenterie (architecture), l’agriculture, la médecine et la navigation. L’opération méditative consiste à examiner, à propos d’une chose que l’on se propose d’exécuter et au moment où on veut la faire, si elle est possible ou non, et, au cas où elle peut s’accomplir, comment il faut l’exécuter. Voilà tout ce qu’il convient de dire ici se rapportant à l’âme humaine.

Or, sache que cette âme, qui est une et dont nous venons de décrire les facultés ou les parties, est en quelque sorte la matière et que l’intelligence en est la forme ; et tant que cette forme n’est pas devenue son partage, l’existence de l’aptitude à recevoir la forme est comme nulle et sans but, c’est là ce que dit l’auteur des Proverbes 9 par ces mots : « Même l’âme, si elle est dépourvue de raison, n’est rien de bon », c’est-à-dire que l’existence de l’âme, qui n’a pas reçu sa forme, mais qui est restée une âme dépourvue de raison, n’est rien de bon.

Quant à disserter sur la forme, la matière et les intellects, combien il y en a et comment ils s’acquièrent, ce n’en est pas ici le lieu et cela ne rentre pas dans le sujet que nous avons en vue, les mœurs, mais cela regarde plutôt le livre de la prophétie, dont nous avons déjà parlé. Aussi j’arrête ici ce chapitre pour en aborder un autre.


1En arabe : ses forces, ses pouvoirs.

2En arabe, il y a encore : « composé de ses parties », ce qui est un pléonasme.

3Cf. Guide des Égarés, I, p. 304, note.

4M. reproduit ici l’énumération des facultés de l’âme d’après Aristote (De anima, II, 2) sauf qu’à la place de la faculté motrice, M., avec plus de raison, donne la faculté imaginative, différente des autres facultés, tandis que la motrice peut être ramenée à l’attractive ou à l’intellectuelle. (Voir Guide, I, p. 304, la longue note de Munk sur ce sujet.)

5Le palmier à dattes est comparé par les Arabes au corps de l’homme.

6C’est le nom que portent les scolastiques arabes en tant qu’ils se livrent à la dialectique. Voir Munk, I, 35, note 2.

7Mot à mot: « des accidents de l’âme », c’est-à-dire des sentiments qui affectent l’âme.

8Ibn Tibbon a encore : « des choses et à l’action de les loucher. »

9Proverbes 19 : 2.

Sources
Présentation
Les Huit chapitres sont l’introduction de Maïmonide à son commentaire du traité de la Mishna des Pirkei Avot (« les maximes des Pères »). Maïmonide y examine l’âme humaine dans ses faiblesses et ses qualités en vue d’accéder à la connaissance de Dieu.
Préface d’Ibn Tibbon
« La préface de Samuel Ibn Tibbon aux “Huit chapitres” de Maïmonide », traduction de Jules Wolff, dans : Revue de Théologie Et de Philosophie 32 (2), 1899, p.183-189.
Licence : domaine public
Les Huit Chapitres
Les Huit Chapitres de Maïmonide ou Introduction à la Mishna d’Aboth. Maximes des Pères (de la Synagogue). Traduits de l’arabe par Jules Wolff. Rabbin de la Communauté israélite de Chaux-de-Fonds. Lausanne-Paris 1912
Licence : domaine public.
Liens
Bibliographie française de Maïmonide
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