Kôl Kôré | קול קורא

Préfaces de R. Eliyahu Soloveitchik

Traduction R. Lazare Wogue (1870 et 1875)


Préface de la première édition (1870)

À l’époque où subsistait encore le temple de Jérusalem, le grand-prêtre seul était chargé de toutes les cérémonies prescrites pour le jour des Expiations. L’une de ces cérémonies, importante et difficile entre toutes, consistait dans l’offrande de deux poignées d’encens1, qu’il devait au préalable tasser dans sa main ; opération délicate, et dont une seule famille, celle d’Abtinos, possédait le secret.

Or, l’heure venue, raconte le Talmud2, les anciens du tribunal conduisaient le grand prêtre aux anciens du sacerdoce ; ceux-ci le conduisaient à la famille d’Abtinos, puis ils l’adjuraient en ces termes : « Seigneur grand-prêtre ! nous sommes les mandataires du tribunal ; toi, tu es le mandataire du tribunal et le nôtre. Par le Dieu dont la gloire réside dans cette enceinte, nous t’adjurons de ne rien changer aux rites que nous t’avons enseignés… » Et ils se quittaient en pleurant, eux et lui : lui, parce qu’on avait pu le suspecter de saducéisme3 ; eux, parce qu’ils avaient suspecté un innocent…

Moi aussi, au moment d’aborder cette grande tâche d’expliquer le Nouveau-Testament, — un livre écrit depuis tant de siècles et qui a été, jusqu’à nos jours, l’objet de tant et de si savantes investigations, — moi aussi je tremble et je gémis, comme faisait le pontife à l’entrée du Kippour. Car, je ne le sais que trop, je m’expose aux défiances de l’une et de l’autre communion. Mes frères israélites vont dire : « Qu’est devenue la foi de ce rabbin ? Hier encore il était des nôtres, et voici qu’un esprit nouveau a passé sur lui ! » Et d’autre part, mes frères chrétiens diront : « Quelle prétention a ce Juif4 de nous révéler les arcanes de notre Testament ? Comment pourrait-on s’en rapporter à son dire et ne pas le taxer de duplicité ? »

En songeant à ces accusations probables, mon âme se désole et s’épouvante. Et cependant, Dieu le sait, mes intentions sont droites, mon cœur est sincère, je ne recherche que la vérité. Une belle parole du Talmud me rassure et me fortifie : « Heureux, disent nos sages5, celui qu’on soupçonne et qui ne mérite point le soupçon ! » Oui, je le dis ouvertement et j’en prends le ciel à témoin, je suis Juif, et comme tel j’ai entrepris ce travail ; je l’ai entrepris loyalement pour la gloire du Dieu d’Israël !, car « il est temps d’agir pour le Seigneur6 ! » Depuis des siècles et des siècles, le feu du schisme a éclaté dans le camp des Hébreux ; faible et timide à l’origine, la scission a grandi jusqu’à séparer Israël en deux camps opposés, ici les Juifs, là les Chrétiens… Et personne ne se lève pour crier à ces frères ennemis : « Eh quoi ! ne sommes-nous pas tous enfants d’un même père, tous créatures d’un même Dieu ? Pourquoi donc nous haïssons-nous les uns les autres7 ? »

J’ai interpellé nos frères chrétiens et je leur ai dit « Vous êtes sortis des entrailles d’Israël, votre race est notre race, votre origine est la nôtre, et la loi de Moïse est la base de votre croyance… Pourquoi donc nous traitez-vous en étrangers ? » — Et ils m’ont répondu : « Vous êtes nos frères, il est vrai, mais le Talmud nous divise. Ce sont les talmudistes qui, altérant la loi de Moïse et quittant la voie droite, ont faussé votre croyance8. Tout autre est notre Évangile pur et sans tache, exempt de toute imperfection, il est la vérité même, la voie sûre qui mène à la vie éternelle. »

Puis j’ai interrogé nos frères israélites et je leur ai dit : « Avez-vous lu l’Évangile, le livre de la nouvelle Alliance ? — Oui, m’ont-ils répondu, nous l’avons lu et nous le connaissons. — Et qu’en pensez-vous ? — Nous y avons trouvé beaucoup de bonnes et excellentes choses, en harmonie avec les pensées et les paroles de Moïse, des prophètes, voire même souvent du Talmud, ce triple héritage que nous ont légué nos pères. Mais ce livre de la nouvelle Alliance n’en est pas moins, dans son ensemble, comme un livre scellé, comme une lettre close, tant il est plein de singularités et de mystères. En vain, pour en avoir la clef, nous consultons ses nombreux commentateurs : ils tâtonnent « comme des aveugles dans les ténèbres9, » s’engagent dans des voies arbitraires et sans issue, imaginent des explications et des systèmes étranges, auxquels ne songèrent certes jamais les auteurs des Évangiles. Alors nous nous sommes éloignés avec dédain et de ces livres et de leurs interprètes… »

Et voilà comment la discorde s’est mise dans la société religieuse, comment Juifs et Chrétiens, jusqu’à nos jours, vont se divisant et s’aigrissant de plus en plus, et comment l’incendie, loin de s’éteindre, prend sans cesse une intensité nouvelle. « Qu’on fasse la moindre brèche à une digue, disent nos docteurs, bientôt le fleuve submergera tout10. » — La première, la principale cause de cette rupture, je le répète, ce sont les explications erronées des commentateurs de l’Évangile11. Auteurs de la brèche dès les premiers siècles, ils ont aussi fait trébucher, depuis, tous ceux qui ont cru à leur parole. Combien de temps doit-elle durer encore, cette mésintelligence des esprits, cette zizanie des cœurs ? Oh ! tendons-nous donc l’un à l’autre une main amicale, cherchons ensemble la voie droite où nous pourrons marcher de concert, où disparaîtront ces malentendus qui sont la source funeste de nos dissentiments. — Et je me suis dit : « Ce sera faire œuvre agréable à Dieu et aux hommes que d’expliquer les paroles de l’Évangile selon leur véritable sens. Car on verra alors, clair comme le jour, qu’elles ne contredisent en rien nos traditions et nos croyances, que toutes ou presque toutes sont conformes, souvent même identiques, aux paroles de nos propres docteurs. Et alors nous cheminerons, la main dans la main, avec les Chrétiens nos frères, et sur les uns et les autres s’accomplira la parole du prophète12 : «Beaucoup de peuples se diront : « Venez, dirigeons-nous vers la montagne du Seigneur, vers la maison du Dieu de Jacob, afin qu’il nous enseigne ses voies et que nous suivions ses sentiers ; car c’est de Sion que doit sortir la doctrine, et de Jérusalem la parole du Seigneur ! » — Amen.

Préface de la seconde édition (1875)

Lorsque j’eus terminé ce premier volume dont je réimprime aujourd’hui les premières fouilles, j’envoyai à mes frères cet enfant de ma pensée en lui disant : Va, mon livre, va porter à la Synagogue et à l’Église le tribut de mes méditations ! Et quand mes frères, juifs ou chrétiens, te demanderont : Qui es-tu et que nous veux-tu ? Tu leur diras : Je suis l’œuvre d’un humble chercheur, d’un pauvre vieillard obscur et ignoré ; œuvre laborieusement conçue, lentement édifiée, qui vous apporte des vérités nouvelles, et qui, avec l’aide de Dieu et de vos suffrages, sera successivement continuée et complétée.

— Et mon livre, ayant circulé, est revenu auprès de moi et m’a dit : J’ai visité tes frères, et si quelques-uns m’ont fait bon visage, beaucoup m’ont accueilli avec une incrédulité railleuse, sinon avec une froide indifférence ; et juifs comme chrétiens, chacun a sa manière et à son point de vue, ont critiqué et déprécié, qui tes idées, qui ton but, qui l’ensemble de ton ouvrage, qui ses détails. Bref, tu n’as pas atteint, tant s’en faut, le noble et charitable résultat que tu avais rêvé…

Là-dessus je voulais d’abord entreprendre de justifier mon travail, de faire ressortir, par un plaidoyer énergique, et l’utilité de mes efforts et la vérité de mes appréciations ; mais une réflexion m’arrêta et je me dis : À quoi bon ? et à qui m’adresserais-je ? Parmi mes frères, chrétiens comme Israélites, les uns ont le désir de comprendre, mais n’en ont pas l’aptitude, vouloir les éclairer serait perdre mon temps et ma peine, et, comme l’a dit le plus sage des rois (Prov. xxiii, 9) :« Ne dépense pas de paroles avec le sot ; quelque sensées quelles soient, il s’en rira. » D’autres ont l’intelligence mais ne veulent pas savoir : pour des gens de cette sorte mes paroles seraient inutiles, et quant aux vrais sages, qui veulent et qui peuvent, qui m ont suivi avec intérêt dans ce travail ? Elles seraient superflues.

J’ai donc renoncé à me justifier, du moins par des arguments personnels. Mais pour fermer la bouche aux détracteurs, pour me mettre à l’abri des imputations malveillantes ou des soupçons injurieux, il ne me sera pas interdit, certes, d’invoquer une autorité des plus hautes dans la Synagogue moderne, celle de l’illustre gaôn R. Jacob Emden, si connu par sa piété et par son immense érudition, et qui avait d’avance énoncé quelques-unes de ces idées qu’on trouve aujourd’hui si étrangères. Dans les notes qu’il a jointes à sa belle édition des deux Séder Olam13, il s’exprime entre autres comme il suit :

« Il y a environ trente ans, a surgi parmi nous la secte abominable de Sabbatai Tsebi, qui a fait plus de mal au monde que la génération du déluge. (Sabbataï, comme on sait, s’était proclamé le Messie, et avait entraîné à sa suite un grand nombre de fanatiques. J. Emden combattit cet imposteur et ses dupes, notamment le célèbre Jonathan Eybenschütz, dans un grand nombre d’écrits)… À Dieu ne plaise que cette secte maudite soit jamais confondue avec les chrétiens nos frères ! La religion chrétienne, dans son principe, est d’une moralité sévère, plus sévère encore que la nôtre : elle interdit à ses fidèles des choses que permet la loi de Moïse, telles que le mariage entre cousins, etc. ; elle pousse jusqu’à l’excès le précepte de l’abnégation et du pardon des injures, et les vrais dévots de cette religion se distinguent par les vertus les plus exemplaires. Heureux seraient les chrétiens, et nous aussi, si tous observaient religieusement les préceptes de leur loi, s’ils suivaient les exemples et les traditions de leurs bons rois, de leurs saints et de leurs sages ! On sait que je ne flatte personne, que je n’ai jamais menti, et que mon zèle pour la foi juive ne m’a jamais empêché de rendre justice a qui le mérite. Eh bien ! je l’ai dit souvent et je le répète : Jésus de Nazareth a rendu à l’humanité un double service. D’une part, il a confirmé de toutes ses forces la loi de Moïse ; il a déclaré qu’il n’était pas venu l’abolir, mais l’accomplir jusqu’au moindre iota ; il a affirmé, aussi formellement et énergétiquement qu’aucun de nos docteurs, que cette loi est éternelle et immuable. D’autre part il a apporté la vérité aux nations païennes, heureuses si elles n’avaient pas dénaturé ses doctrines et trahi ses pures intentions ! »

Ainsi s’exprime ce vénérable rabbin. Je n’ai donc fait, dans le présent commentaire, que développer sa pensée, en restituant la véritable doctrine de Jésus, en rendant justice à la pensée du Nouveau-Testament et en démontrant que les précédents interprètes l’ont tous méconnu et défiguré.

Puissé-je, Dieu aidant, mener à bonne fin mon entreprise, achever la démonstration de ma thèse, obtenir, par la conciliation des livres, la réconciliation des hommes, voir enfin, grâce à mes efforts, luire l’heureux jour où juifs et chrétiens se tendront la main, et ou, pour nous tous, s’accomplira la parole du prophète : « Ce jour-là, l’Éternel sera un, et un sera son nom ! »


1NOTA. — Les notes de cet ouvrage, sauf indication contraire, appartiennent en général au traducteur. Voir Lévitique, ch. XVI, v. 12.

2Talmud de Babyl., tr. Yôma, f. 18 b — 19 b.

3Les Saducéens différaient d’avis avec les Pharisiens sur une foule de points, tant dogmatiques que cérémoniels. Parmi ces derniers se trouve la loi ci-dessus visée, relative à l’encensement du Kippour. Voir ma traduction du Pentateuque, IIIe vol., p. 184, note 1, et p. 189, notes 6 et 7. (Note du Trad.).
L’Évangile attaque les Saducéens aussi bien que les Pharisiens. Voir Mathieu, III, 7, XVI, 1, 6 ; Marc, XII, 18, etc. — Dans le cours de ce travail, nous aurons occasion de nous expliquer sur la doctrine des Saducéens. (Note de l’Auteur.)

4Pourquoi pas ? le Nouveau-Testament a des Juifs pour auteurs, il peut bien avoir pour commentateur un Juif. Et puis, saint Jean n’a-t-il pas dit (IV, 22) : « Le salut vient des Juifs » ?

5Traité Schabbath, f. 118 b.

6Psaum. CXIX, 126.

7Malach. II, 10.

8Le Talmud se compose de deux parties : la Mischnah et la Ghemara. La Mischnah est pour ainsi dire le texte dont la Ghemara est le commentaire, et le Talmud n’est proprement que la réunion de ces deux documents. La Mischnah fut achevée, vers le commencement du 3e siècle de l’ère vulgaire, par Rabbi Yehouda, dit le Prince (Ha-Nacî) et le Saint (Ha-Kadôsch). Il existe deux rédactions différentes du Talmud : le Talmud de Jérusalem et celui de Babylone, ainsi nommés parce qu’ils furent publiés respectivement en Palestine et en Babylonie ; le premier fut composé à Tibériade, le second à Sora, dite aussi Matha-Mechasia, sur les bords de l’Euphrate. On compte 63 traités distincts, qui remplissent 2947 pages in-folio. De la Mischnah seule on a deux traductions ; l’une en latin, par Surenhusius, imprimée à Amsterdam, 1698-1703, l’autre en allemand, par Rabe, 1760-1762 (indépendament de quelques traductions en hébreu-allemand). Quant au Talmud, on en a traduit quelques parties isolées, mais il n’en existe aucune version complète. Outre la Mischnah et la Ghemara, les pages du Talmud contiennent encore une armée de commentaires sur les différentes discussions qu’il relate. Texte et commentaires sont écrits dans le dialecte rabbinique, mélange d’hébreu biblique, de bas-hébreu, de syriaque et de chaldéen ; et ce langage offre tant de difficultés, jointes à celles du contenu, que bien peu d’Israélites comprennent aujourd’hui le Talmud. Comment donc des Chrétiens pourraient ils le comprendre, conséquemment l’apprécier ?

9Deutér. XXVIII, 29.

10Traité Synhédr., f. 7 a.

11Ou plutôt du Nouveau-Testament, qui comprend, comme on sait, les quatre Evangiles, les Actes des Apôtres, l’Apocalypse et les Épîtres.

12Michée, IV, 2.

13Hambourg, 1757, in-8°. Jacob Emden, dit Yabetz, fils du célèbre Tsebi Aschkenazi (dit Chakham Tsebi), né en 1698, fut d’abord rabbin à Emden (Hanovre), d’où son nom, puis rentra dans la vie privée et s’établit à Altona, où il mourut en 1770. Il a composé un très-grand nombre d’ouvrages, dont trente-quatre ont été imprimés. Prédicateur éloquent, théologien, talmudiste, liturgiste, hébraïsant, il écrivit sur tous les sujets de la science religieuse ; l’un de ses plus curieux ouvrages est le Mitpachath sepharim, où il attaque l’authenticité du Zohar, l’évangile des kabbalistes, et cependant lui-même fut l’un des premiers kabbalistes de son siècle ! (Note du trad.)

קול קורא / Kôl Kôré (vox clamantis). La Bible, le Talmud et l’Évangile. Par le Rabbin Elie Soloweyczyk. Traduit de l’hébreu par Lazare Wogue. Paris (Imprimerie de E. Brière), 1870. [Version numérisée : Google].

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