La légende d’Alexandre dans le Talmud et le Midrasch
Israël Lévi (1883)
Après avoir montré l’origine des écrits hébreux, postérieurs au IXe siècle, qui racontent l’histoire légendaire d’Alexandre[1], il me reste à faire un retour en arrière et à essayer de découvrir les sources des contes fabuleux sur le héros macédonien disséminés, par fragments, dans le Talmud et le Midrasch.
Ces fragments se trouvent dans les textes suivants : Talmud de Babylone, Tamid, f° 31 a b ; Midrasch Bereschit Rabba, ch. XXXIII ; Talmud de Jérusalem, Baba Meçia, 8 c ; Pesiqta de R. Kahna, p. 74 ; Vayiqra Rabba, ch. XXVII ; Tanhouma, Emor ; Yalqout, Psaumes, § 728, Yona, §§ 550 et 551 ; j. Aboda Zara, 42 c ; Bemidbar Rabba, ch. XIII ; Midrasch sur Psaumes, XCIII.
Sommaire
Toggle1. Tamid
Le passage de Tamid, qui est le plus étendu, se compose de trois morceaux, à savoir les dix questions d’Alexandre aux Sages du Midi, son voyage au pays des ténèbres et son arrivée aux portes du Paradis.
Les dix questions d’Alexandre aux Sages du Midi
TB Tamid (31 a)
Alexandre le Macédonien adressa dix questions aux Sages du Midi[2] : Le ciel est-il plus loin de la terre que l’est de l’ouest ? — L’est de l’ouest, car lorsque le soleil est à l’est, on peut le fixer de partout et pareillement quand il est à l’ouest, tandis que, lorsqu’il est au milieu du ciel, personne ne peut le regarder. Certains rabbins disent que les deux distances sont égales, car il est écrit : Comme le ciel est élevé au-dessus de la terre, ainsi sa grâce règne sur ses fidèles ; autant l’est est éloigné de l’ouest, autant il éloigne de nous nos péchés (Psaumes, CIII, 11-12)… — Lequel du ciel ou de la terre a été créé en premier ? — Le ciel, car la Genèse (I, 1) dit : Dieu créa le ciel et la terre. — La lumière a-t-elle été créée avant les ténèbres, ou les ténèbres avant la lumière ? — Ceci n’a pas de réponse… — Qui doit s’appeler sage ? — Celui qui prévoit l’avenir. — Qui doit s’appeler fort ? — Celui qui maîtrise ses passions. — Qui doit s’appeler riche ? — Celui qui est content de son sort. — Que doit faire l’homme pour vivre ? — Se mortifier. — Que doit faire l’homme pour mourir ? — Jouir de la vie. — Que doit faire l’homme pour se rendre agréable aux mortels ? — Haïr la royauté et le pouvoir. — Il leur dit : Mon avis vaut mieux que le vôtre ; d’après moi il faut aimer la royauté et le pouvoir pour faire du bien aux hommes. — Vaut-il mieux demeurer sur terre ou sur mer ? — Sur terre, car les navigateurs ne sont heureux que lorsqu’ils remontent à terre. — Quel est le plus sage d’entre vous ? — Nous sommes tous égaux, car nous avons répondu unanimement à toutes tes questions. — Pourquoi vous êtes-vous révoltés contre moi ? — Satan est victorieux. — Je vais vous tuer de par le droit des rois. — Le pouvoir est dans les mains du roi, mais le mensonge ne convient pas au roi. Il les revêtit d’habits de pourpre et leur mit au cou des colliers d’or.
Commentaire
On sait que Plutarque, dans sa Vie d’Alexandre (ch. LXXXV), rapporte un dialogue qui ressemble beaucoup à celui du Talmud :
Il fit prisonniers dix gymnosophistes, de ceux qui, en contribuant le plus à la révolte de Sabbas, avaient causé de grands maux aux Macédoniens. Comme ils étaient renommés par la précision et la subtilité de leurs réponses, le roi leur proposa des questions qui paraissaient insolubles ; il leur déclara qu’il ferait mourir le premier celui qui aurait le plus mal répondu et tous les autres ensuite, et il nomma le plus vieux pour être juge. Il demanda au premier quels étaient les plus nombreux des vivants ou des morts. Il répondit que c’étaient les vivants, parce que les morts n’étaient plus. Au second qui de la terre ou de la mer produisait les plus grands animaux. La terre, parce que la mer en fait partie. Au troisième, quel est le plus fin des animaux. Celui que l’homme ne connaît pas encore. Au quatrième, pourquoi il avait porté Sabbas à la révolte. Afin qu’il vécût avec gloire ou qu’il pérît misérablement. Au cinquième, lequel a existé le premier du jour ou de la nuit. Le jour, mais il n’a précédé la nuit que d’un jour. Et comme le roi parut surpris de cette réponse, le philosophe ajouta que les questions extraordinaires demandaient des réponses de même nature. Au sixième, quel est pour un homme le meilleur moyen de se faire aimer. Que, devenu le plus puissant de tous, il ne se fît pas craindre. Au septième, comment un homme peut devenir dieu. En faisant ce qu’il est impossible à l’homme de faire. Au huitième, laquelle était la plus forte de la vie ou de la mort. La vie qui supporte tant de maux. Au dernier, jusqu’à quel temps il est bon à l’homme de vivre. Jusqu’à ce qu’il ne croie plus la mort préférable à la vie. Alors Alexandre se tournant vers le juge lui dit de prononcer ; il déclara qu’ils avaient tous plus mal répondu l’un que l’autre. Tu dois donc mourir le premier pour ce beau jugement, reprit Alexandre. Non, Seigneur, répliqua le vieillard, à moins que vous ne vouliez manquer à votre parole, car vous avez dit que vous feriez mourir le premier celui qui aurait le plus mal répondu. Alexandre leur fit des présents et les congédia.
L’air de parenté entre le dialogue du Talmud et celui de Plutarque est indéniable. Même nombre de questions[3], même fin, plusieurs détails analogues : sur la création de la lumière et des ténèbres, sur le moyen de plaire. Plutarque sert même à expliquer Tamid. En effet, c’est sans préparation que celui-ci fait dire à Alexandre : « Pourquoi vous êtes-vous révoltés contre moi ? » Dans l’auteur grec, la question est motivée par la sédition de Sabbas soulevée par les gymnosophistes. — Quand, d’après le Talmud, Alexandre veut mettre à mort le dernier des sages, celui-ci s’écrie : « Le mensonge ne convient pas au roi ! » À quoi répond ce mot « mensonge », sinon à la menace exprimée dans Plutarque par Alexandre qu’il fera périr le premier celui qui parlera le plus mal ? C’est probablement aussi en pensant à cette menace qu’Alexandre avait demandé quel était le plus sage et que ses interlocuteurs dirent qu’ils étaient tous égaux, ayant répondu tous d’un commun accord.
Or, n’est-il pas digne de remarque que, toutes les fois que le récit du Talmud se rapproche de Plutarque, il emploie l’araméen, et l’hébreu quand il s’en écarte ? L’araméen, surtout l’araméen littéraire dans lequel est écrit ce morceau[4], lorsqu’il est mêlé à l’hébreu talmudique, représente toujours une couche plus ancienne que l’hébreu, car c’est le privilège de ce dernier d’évincer l’araméen. Il y a plus : dans notre texte de Tamid, les phrases hébraïques ne sont pas des traductions de l’araméen, elles sont des substitutions. Ce sont des questions qu’un auteur juif a cru pouvoir substituer à celles du texte original. Ces dialogues à compartiments sont faits pour voir leur contenu sans cesse se renouveler, le cadre seul en est respecté et demeure.
La première question énoncée dans Tamid se retrouve à peu près dans un autre endroit du Talmud[5] ; d’ailleurs, le rédacteur se trahit lui-même en ajoutant : « Certains rabbins disent… »
La deuxième question est la reproduction textuelle d’une discussion des écoles de Schammaï et d’Hillel[6].
Les quatrième, cinquième et sixième sont simplement extraites du Pirqé Abot, IV, 1[7].
Une fois même, on croit trouver un tout autre motif que la fantaisie au changement effectué par le rédacteur. La septième question : « Que doit faire l’homme pour vivre ? » est rédigée en araméen dans ses premiers mots. Qu’on la place en regard de la septième de Plutarque : le début est le même, la fin seule diffère. C’est qu’un Juif ne pouvait écrire le complément de la phrase : « pour devenir dieu ? » Il eût cru se rendre complice d’une hérésie.
De tout ceci il me semble résulter que le dialogue de Tamid est probablement le reste d’un texte araméen qui avait originairement une très grande affinité avec le chapitre LXXXV de la Vie d’Alexandre de Plutarque.
La ressemblance ne devait cependant pas être complète, témoin la phrase araméenne qui n’a pas d’analogue dans le dialogue grec : « Vaut-il mieux demeurer sur terre que sur mer ? » Cette variante indique peut-être que la version talmudique n’était que parallèle à celle de Plutarque, l’une et l’autre dérivant d’une même source. Celle du Pseudo-Callisthènes, qui se rapproche beaucoup de Plutarque, s’en écarte d’ailleurs aussi en plusieurs points[8].
Voyage d’Alexandre au pays des ténèbres
TB Tamid (31 a-b)
Il leur dit : Je veux aller dans le pays d’Afrique. Ils répondirent : C’est impossible, car tu seras arrêté par les monts des ténèbres. — Je veux y aller, aussi vous demandé-je ce qu’il faut faire. — Prends des ânes lybiens, qui marchent dans l’obscurité, et emporte des cordes que tu attacheras à l’un des côtés (de la montagne) ; pour revenir, tu les utiliseras.
Il fit ainsi et partit ; il arriva dans une ville peuplée uniquement de femmes et voulut leur faire la guerre. Elles lui dirent : Si tu nous tues, on dira que tu as tué des femmes ; si c’est nous qui te tuons, on dira : Voilà un roi qu’on mit à mort des femmes ! Il leur demanda du pain. Elles lui en apportèrent en or sur une table d’or. — Mange-t-on donc du pain d’or ? leur dit-il. — Si c’est du pain que tu veux, n’en avais-tu donc pas dans ton pays, que tu sois venu ici ? — Lorsqu’il partit, il écrivit à la porte de la ville : « Moi, Alexandre le Macédonien, j’étais fou jusqu’à mon arrivée au pays d’Afrique, où les femmes m’ont enseigné la sagesse. »
Chemin faisant, il s’arrêta près d’une source et se mit à manger du pain. Or, ayant en main des poissons salés, il les lava dans la source ; un souffle les ranima. Il s’écria : « Cette eau provient du Paradis ! » D’après certains, il en prit et se lava la figure.
Commentaire
Le Pseudo-Callisthènes conte une histoire analogue. Alexandre arrive « dans des régions privées de la clarté du soleil »[9], où « est la terre dite des heureux », il veut parcourir le pays ; « il emmène des ânesses dont les ânons restent dans le camp » ; il marche longtemps dans l’obscurité et « voit enfin un endroit où se trouve une source limpide » ; il a faim et dit à son cuisinier de lui préparer à manger. Celui-ci prend un poisson salé et va le laver dans l’eau de cette fontaine. « À peine l’a-t-il mouillé que le morceau s’anime et lui échappe. » Alexandre donne l’ordre aux conducteurs d’ânesses de revenir et, au bout de 22 jours, ils entendent la voix des ânons répondre à celle de leurs mères. Beaucoup de soldats avaient ramassé ce qu’ils avaient rencontré et ils se trouvèrent avoir pris tous des objets en or[10].
L’épisode des Amazones écarté, la fable des deux récits est la même. La narration du Talmud trahit une époque de la légende postérieure à la rédaction du Pseudo-Callisthènes. Le conte primitif a été abrégé et altéré, parce qu’il est tombé dans le domaine populaire, ainsi que le montrent les caractères linguistiques du morceau[11]. Dans ce voyage, il a perdu quelques-uns de ses accessoires et en a reçu de nouveaux. Les ânes qu’Alexandre emmène pour être guidé par les cris de leurs ânons sont devenus des ânes lybiens, qui savent marcher dans l’obscurité. Pour plus de vraisemblance encore, Alexandre renouvelle le stratagème d’Ariane en se servant de cordes. Rien de plus fréquent dans la littérature populaire que ces accumulations. D’un autre côté, il est vrai, le récit s’est allégé du personnage du cuisinier, lequel cède sa place à Alexandre, qui, en vrai type héroïque, attire à lui, pour les absorber, tous les acteurs secondaires.
La légende, en outre, s’est combinée avec celle des Amazones[12] et celle des pains d’or[13], qui, sans doute, circulaient déjà parmi le peuple. En effet, l’histoire des pains d’or était une création de l’imagination juive, elle existait non seulement en Babylonie, témoin Tamid, mais aussi en Palestine, témoin Bereschit Rabba[14]. Dans cet écrit, le roi de Cassia, qui habite derrière les montagnes d’obscurité, offre aussi à Alexandre des pains d’or. Si l’on veut bien supposer qu’en Babylonie la légende des Amazones et celle des pains d’or s’étaient déjà agglutinées en quelque sorte pour former un seul récit, on comprendra que, comme dans le voyage d’Alexandre il est parlé de sa faim, ce récit babylonien devait facilement s’insérer dans la légende grecque comme transition nécessaire.
L’introduction de la légende du Pseudo-Callisthènes dans la littérature juive nous montre une fois de plus l’action étonnante exercée par ce livre. Sans doute, il est loisible de supposer que le récit talmudique se rattache à la version primitive, au conte traditionnel qui est entré dans le recueil grec. Mais à quoi bon cette hypothèse ? Le Pseudo-Callisthènes date au plus tard du IIIe siècle,
Arrivée d’Alexandre aux portes du Paradis
TB Tamid (32 b)
D’après les uns, il prit de ces eaux et s’en lava le visage, d’après les autres, il remonta la source jusqu’à ce qu’il arriva à la porte du Paradis. Il éleva la voix [et dit] : « Ouvrez-moi la porte ! » Ils lui répondirent : « Cette porte est à Dieu, les justes seuls entreront[16]. » Il leur dit : « Je suis un roi et suis considéré. Donnez-moi quelque chose. » Ils lui donnèrent un globe[18]. Il alla peser tout son or et son argent en regard, et cela ne faisait pas contrepoids. Il dit aux rabbins : « Qu’est-ce que cela ? — C’est un globe d’œil, fait de chair et de sang, qui ne rassasie pas. — Qui le prouve ? » Ils prirent un peu de poussière et l’en couvrirent : aussitôt le contrepoids se fit, car il est dit : « Le Scheol et le lieu de destruction ne se rassasient pas et les yeux ne se rassasient pas » (Proverbes, XXVII, 20)[17].
Commentaire
Ce récit nouveau se raccorde au précédent par les mots : « D’après les autres. » Le rédacteur a quitté le premier, sans le terminer, pour poursuivre la narration qui explique la deuxième tradition. Comment s’est-il acquitté de sa tâche ? Un peu gauchement, convenons-en, car l’histoire est bien heurtée et laconique. À qui parle d’abord Alexandre ? Que signifient les mots : « Donnez-moi quelque chose ? » D’où viennent ces rabbins qui lui donnent le mot de l’énigme ? Autant de questions que provoque le récit, sans les résoudre.
Plaçons en regard le résumé d’un opuscule latin intitulé Alexandri magni iter ad Paradisum[19], et ces obscurités vont disparaître.
Alexandre passe un fleuve et trouve une ville fermée. Ses compagnons frappent à une fenêtre. Un habitant accourt. Ils lui demandent de payer un tribut. Il s’exécute en donnant une pierre précieuse de la forme d’un œil, et dit que lorsqu’Alexandre connaîtra la vertu de cette pierre, il bannira toute ambition. Le conquérant revient dans son pays. Un vieillard juif du nom de Papas lui montre que tout l’or qu’on peut mettre dans un plateau de la balance ne l’emporte pas sur cette pierre mise dans l’autre. Mais il suffit de la couvrir d’un peu de poussière et elle devient extrêmement légère. La ville fermée est le Paradis où séjournent les âmes des justes jusqu’au jour du jugement. L’œil qui convoite tout ce qu’il voit et cesse de désirer quand il ne voit plus représente Alexandre.
Nous savons maintenant à qui s’adresse le Macédonien d’abord : c’est aux habitants de cette ville fermée, c’est-à-dire du Paradis ; ce que signifie la phrase : « Donnez-moi quelque chose » : c’est : « payez-moi un tribut » ; ce que sont ces rabbins : ce sont des sages juifs qui dans son pays lui expliquent la moralité de l’histoire.
Dans quels rapports sont nos deux textes ?
Deux faits semblent certains. Premièrement, le fond est d’origine juive. En effet, la croyance au Paradis étant commune au judaïsme et au christianisme, deux hypothèses seules sont possibles : l’auteur de cette fable était ou juif ou chrétien. Mais la circonstance même que l’écrit latin, dû à une plume chrétienne, a conservé le sage juif, qui porte un nom très juif, Papas[20], exclut la deuxième hypothèse. En outre l’histoire elle-même paraît bien être un développement aggadique du verset des Proverbes, développement comme on en rencontre à chaque pas dans la littérature juive.
Deuxièmement, l’Iter ad Paradisum ne dérive pas du texte talmudique, car, au lieu de s’expliquer par celui-ci, il sert au contraire à l’éclairer. Mais il est bien postérieur au Talmud, puisque, selon M. Paul Meyer, il date du XIIe siècle.
Il faut donc admettre que les deux récits se rattachent à un écrit juif, qui a été abrégé considérablement par le Talmud[21], et conservé plus fidèlement par l’Iter ad Paradisum[22].
2. Bereschit Rabba
Bereschit Rabba (ch. XXXIII)
Alexandre le Macédonien alla chez le roi de Cassia, derrière les montagnes ténébreuses. Celui-ci vint à sa rencontre portant des pains d’or sur un plat d’or. Alexandre lui dit : « Ai-je besoin de tes richesses ? — N’avais-tu donc pas de quoi te nourrir que tu sois venu ? — Je ne suis venu que pour savoir comment vous jugez. » Pendant qu’il était assis avec lui[23], se présenta un homme portant plainte contre son camarade : « Cet homme m’a vendu un champ et j’y ai trouvé un trésor, or, j’ai acheté le champ et non le trésor. » Le vendeur répliquait : « Je lui ai cédé le champ et tout ce qui s’y trouve. » Le roi dit à l’un d’eux : « As-tu un fils ? — Oui. » — À l’autre : « As-tu une fille ? — Oui. — Eh bien, mariez-les, et que le trésor soit à eux deux. » — Il vit qu’Alexandre s’étonnait : « N’ai-je donc pas bien jugé ? — Si. — Comment chez vous auriez-vous jugé l’affaire ? — Nous aurions mis à mort l’un et l’autre et confisqué leur argent. — La pluie tombe-t-elle chez vous ? répliqua le roi. — Oui. — Le soleil luit-il sur vous ? — Oui. — Avez-vous de petits animaux ? — Oui. — Eh bien, sois confondu, ce n’est pas grâce à vous que tombe la pluie et que luit le soleil, c’est grâce à vos petits animaux, car il est écrit : « L’homme et l’animal, tu les sauves, Éternel. »
Commentaire
Ce récit est le plus intéressant de tous ceux de la légende talmudique, car, outre qu’il ne manque pas de beauté, il paraît d’origine juive et a rencontré une vogue singulière dans la littérature midraschique aussi bien que dans celle de l’orient musulman et de l’occident chrétien.
Il a pour cadre une donnée du Pseudo-Callisthènes, puisqu’il parle des montagnes ténébreuses et a peut-être conservé, comme nous le verrons plus loin, un nom géographique de ce dernier. Mais là s’arrête la ressemblance, et, comme aucun écrit antérieur ne rapporte cette légende, on est en droit de supposer, jusqu’à preuve du contraire, qu’elle est le produit de l’imagination juive. Toutefois, elle n’est pas une simple amplification dramatique du verset des Psaumes, comme semblerait l’indiquer l’observation finale, car les mots : « L’homme et les animaux, tu les sauves, Éternel », n’ont pu prêter à cette idée que Dieu sauve les hommes à cause des animaux. En outre, on ne voit pas pourquoi le mot « animal » serait devenu « petit animal. » Ce détail, sans rien nous apprendre, il est vrai, sur l’origine du récit, fait soupçonner au moins une autre source que le verset[24].
Où sont situées ces montagnes, cette Afrique et ce Cassia ? On peut répondre à cette question de deux façons, ou bien en considérant les récits rapportés par le Talmud et le Midrasch comme des souvenirs de l’histoire réelle d’Alexandre et en identifiant, coûte que coûte, ces dénominations géographiques avec celles que fournit cette histoire ; ou bien en traitant ces narrations comme des légendes et en les replaçant dans leur cadre naturel, celui de l’histoire et de la géographie fabuleuses. Cette seconde méthode sera la nôtre : et, à dire vrai, si la première a été unanimement choisie jusqu’à présent, c’est peut-être parce que les savants juifs ont négligé ou ignoré le Pseudo-Callisthènes[25].
Dans cet ouvrage, le pays des ténèbres, situé en Asie, c’est le bout du monde, la terre du mystère, l’inconnu. Les Juifs le considéraient également ainsi, aussi disaient-ils que les dix tribus, dont ils cherchaient en vain les traces, « ont été exilées derrière les monts des ténèbres »[26]. » Chez eux, cette contrée portait un nom, celui d’Afrique. C’est pourquoi ils disaient, comme pendant à l’assertion précédente, que « les dix tribus ont été exilées en Afrique »[27]. » Ce nom, qui, sans doute à l’origine, avait été celui d’une contrée déterminée, avait ainsi fini par devenir synonyme des régions mystérieuses de l’Asie.
Dans le Pseudo-Callisthènes, les frontières de cet inconnu, les montagnes qui bornent ces contrées fantastiques s’appellent les Portes Caspiennes[28]. Ne serait-ce pas dans ce mot qu’il faudrait chercher l’origine de Cassia et ne pourrait-on pas supposer même que קצפיא « Caspia », qui eût été la transcription exacte du terme grec, a été sciemment mutilé pour former קציא « Cassia », qui a l’avantage de rappeler le nom primitif et de signifier « fin [29] ? » Cette hypothèse n’est pas nouvelle en quelque sorte, car Guedalia ibn Yahia dit, parallèlement aux textes précités, que « les dix tribus ont été exilées derrière les monts Caspiens[30]. »
Ces conclusions peuvent contribuer à éclaircir une autre donnée de la géographie des rabbins et de la légende d’Alexandre. Dans la table des descendants de Japhet, la Genèse (x, 2) cite en première ligne Gomer et Magog. Or, ces deux noms sont rendus, dans Bereschit Rabba et le Targoum Jérusalmi, le premier par Africa et le second par Germania. Ces deux identifications ne reposent probablement pas sur de profondes connaissances géographiques ; les rabbins aggadistes faisaient des étymologies géographiques pour se distraire, sans aucunement s’inquiéter de la concordance de la réalité avec leurs déductions fantaisistes. Le plus souvent, ils se laissaient uniquement guider par la ressemblance extérieure des mots[31]. D’après cela, on peut sans crainte supposer que « Germania » a été ici imaginé pour correspondre à « Gomer », parce que le mot, transcrit en caractères hébreux, possède les trois lettres radicales de « Gomer. » Cette conjecture est confirmée pleinement par le Talmud, qui dit explicitement, à plusieurs reprises, que « Gomer, c’est Germania »[32]. M. Neubauer en conclut avec raison que, dans la phrase de Bereschit Rabba et du Targoum, on doit remplacer Africa par Germania[33]. Mais il faut nécessairement aller plus loin et, puisque Germania correspond à Gomer, rapporter Africa à Magog. Ici cette identification se justifie entièrement, car Magog a toujours représenté, pour l’imagination juive, des peuples barbares et mystérieux, habitant les contrées inconnues de l’Asie. Or, n’est-ce pas le sens que nous avons vu attacher au mot Africa ? Il est digne d’être noté aussi que le Pseudo-Callisthènes (liv. III, ch. XXVI) raconte qu’Alexandre enferma Gog et Magog dans les Portes Caspiennes.
3. Les textes dérivés de Bereschit Rabba
TJ Baba Meçia (ch.VIII)
Alexandre le Macédonien alla chez le roi de Cassia, qui lui montra beaucoup d’or et d’argent. Il lui dit : « Je n’ai besoin ni de ton or ni de ton argent ; je ne suis venu que pour voir votre procédure, comment vous jugez. » Sur ces entrefaites se présenta un homme se disputant avec son compagnon qui lui avait acheté un champ et y avait trouvé en labourant un trésor de deniers. L’acheteur disait : « J’ai acheté le champ et non le trésor » ; le vendeur : « J’ai vendu le champ et tout ce qu’il renferme. » Les entendant se disputer ainsi, le roi dit à l’un : « As-tu un fils ? — Oui. » — À l’autre : « As-tu une fille ? — Oui. — Eh bien ! mariez-les, et que le trésor soit à eux deux. » Alexandre se mit à rire. — « Pourquoi ris-tu ? N’ai-je pas bien jugé ? Si l’affaire s’était présentée chez vous, comment l’auriez-vous jugée ? — Nous aurions mis à mort l’un et l’autre et le trésor fût revenu au roi. »
Il lui dit : « Vous aimez donc tant l’or ? » Il lui fit un repas et lui servit du pain en or et des coqs en or. « Est-ce que je mange de l’or ? » dit Alexandre. — « Eh bien ! sois confondu, vous ne mangez pas l’or et vous l’aimez tant ! — Le soleil luit-il sur vous ? — Oui. — La pluie tombe-t-elle chez vous ? — Oui. — Peut-être avez-vous de petits animaux ? — Oui. — Eh bien ! sois confondu, c’est grâce à ces petits animaux que vous vivez, car il est écrit : “L’homme et l’animal, tu les sauves, Éternel.” »
Commentaire
J’ai cité tout au long ce passage pour faire toucher du doigt les ressemblances qu’il offre avec Bereschit Rabba. Les points de contact, les membres de phrase ou les phrases entières identiques sont trop nombreux pour qu’on puisse nier la dépendance de ces deux textes. Sans doute, il y a des variantes ou plutôt des broderies dans le texte du Talmud de Jérusalem, mais on sait bien que les écrivains anciens ne se piquaient pas d’exactitude, surtout quand ils traduisaient. Or, de nos deux textes, l’un est la traduction de l’autre, car ils appartiennent à un dialecte différent, tout en étant palestiniens l’un et l’autre. Quel est celui qui a copié l’autre ? C’est évidemment le Talmud de Jérusalem, puisqu’il a conservé la formule finale : « car il est écrit… », laquelle est à sa place plutôt dans Bereschit Rabba. En outre il a tout l’air d’un remaniement. En effet, à la fin, le roi dit de nouveau au Macédonien : « Vous aimez donc tant l’or ? » puis il lui sert des mets en ce métal. À quoi bon cette redite, puisqu’au commencement le roi avait déjà montré à Alexandre beaucoup d’argent, et que ce dernier lui avait dit : « Je n’ai pas besoin de ton or ? » C’est que le rédacteur a voulu avoir plus d’esprit que le texte primitif, il a cru bien faire de dédoubler le premier récit, et il n’a pas vu que la morale de la fable a bien plus de vigueur et de tranchant lorsqu’elle vient après qu’Alexandre a avoué cyniquement la pratique odieuse suivie dans son pays.
Toutefois, on ne saurait avancer avec certitude que le rédacteur du Talmud de Jérusalem a eu devant les yeux le recueil actuel de Bereschit Rabba. Ces compilations se faisaient à l’aide de cahiers, d’exemplaires de la Bible annotés ; on peut donc difficilement affirmer que c’est l’un de ces textes ou le recueil constitué qui a été utilisé. Quoi qu’il en soit, le nom des docteurs qui rapportent dans le Midrasch et dans le Talmud ce texte prouve que celui de Bereschit Rabba est antérieur de deux générations à celui du Talmud[34].
La Pesiqta de R. Kahna
Voici le début de ce morceau :
Alexandre le Macédonien alla chez le roi de Cassia, derrière les montagnes ténébreuses. Il alla dans une ville nommée Carthagène, peuplée entièrement par des femmes. Elles sortirent à sa rencontre et lui dirent : « Si tu nous fais la guerre et nous vaincs, le bruit se répandra dans le monde que tu as détruit une ville de femmes. Si nous te faisons la guerre et te vainquons, le bruit se répandra dans le monde que des femmes t’ont fait la guerre et t’ont vaincu et tu ne pourras plus te tenir devant aucun roi. » Lorsqu’il partit, il écrivit à la porte : « Moi, Alexandre le Macédonien, j’étais fou jusqu’à mon arrivée à la ville de Carthagène où des femmes m’ont appris la sagesse. » Il alla dans une autre ville nommée Afrique et on lui offrit…
La suite est la reproduction exacte, avec quelques amplifications, de Bereschit Rabba, traduit de nouveau dans un autre dialecte palestinien[35].
Rien de plus transparent que ce texte. Si la Pesiqta était antérieure à Bereschit Rabba, comme le croit M. Buber[36], on ne comprendrait pas pourquoi le rédacteur de ce dernier recueil aurait supprimé tous les détails de la Pesiqta sur les Amazones. En outre, est-ce l’usage que les récits soient d’abord incompréhensibles pour devenir ensuite simples et logiques ? Or, dans Bereschit Rabba l’histoire se suit très rigoureusement ; ici, au contraire, elle est incohérente. Ainsi, le roi de Cassia entre en scène, puis tout à coup s’éclipse pour reparaître inopinément à la fin.
Comme on voit bien au contraire la main d’un auteur instruit qui veut faire étalage de sa science ! En copiant au début l’épisode des pains d’or, le rédacteur de la Pesiqta s’est rappelé le conte analogue de Tamid, et il les a combinés, invita Minerva. Mais il lui fallait procéder à des raccords ; faire apporter les pains d’or par les Amazones, il ne le pouvait pas, c’eût été contredire Bereschit Rabba. Il a donc scindé le récit des Amazones : Alexandre se rend dans la ville des femmes, et le rédacteur lui connaît un nom, c’est Carthagène « la ville des femmes » (de קרתא « ville », et אנש « femme »)[37], puis le Macédonien va dans « une autre ville », à Afrique — nom trouvé dans Tamid — et c’est là que des mets en or lui sont offerts. Le raccord est effectué, et l’auteur n’a plus qu’à reprendre la narration originale.
On tirera de ces résultats les conclusions qu’on voudra sur les rapports de la Pesiqta avec Bereschit Rabba[38] et le Talmud, nous n’avons pas l’intention d’entrer dans cette discussion. Toutefois, nous devons faire remarquer que la Pesiqta a emprunté au premier de ces recueils non seulement l’histoire d’Alexandre, mais tout le chapitre dans lequel elle est encadrée, et que l’épisode tiré de Tamid est rapporté presque textuellement, ce qui exclut l’idée d’une transmission orale.
Vayiqra Rabba, Tanhouma et Yalqout sur les Psaumes
Vayiqra Rabba est la copie textuelle de la Pesiqta. Il ajoute seulement à la réplique du second plaignant : « Je crains autant que toi de me rendre coupable de vol. »
Tanhouma à son tour a repris Vayiqra Rabba, car il a aussi cette addition[39].
Quant au Yalqout, il a fondu ensemble Bereschit Rabba avec le Talmud de Jérusalem.
La plus curieuse transformation de l’histoire du jugement est celle du Hibbour Maasiot[40], faite d’après la Pesiqta ou Vayiqra Rabba. Le roi de Cassia n’ayant plus, dans ces deux œuvres, un rôle bien utile, disparaît entièrement, et c’est devant les Amazones que se plaide le fameux procès.
Yalqout sur Jonas
La lecture du livre de Jonas étant d’usage dans les synagogues le jour des Expiations, on avait coutume dans les homélies de citer les actes de repentir accomplis par les Ninivites pour mériter leur pardon. Le Yalqout sur Jonas a conservé une de ces homélies où notre conte modifié sert d’exemple de pénitence. Quand quelqu’un, dit-il, avait trouvé dans son champ un trésor, il se rendait devant le tribunal pour le restituer au vendeur ; mais celui-ci refusait de le prendre, disant qu’il l’avait vendu avec le champ ; l’un et l’autre inspirés par la crainte de se charger d’une faute. Le juge alors remontait la série des vendeurs jusqu’au quatrième, et s’il lui trouvait des descendants vivants, leur rendait le trésor[41].
Ici se trahit l’influence de l’addition de Vayiqra Rabba que nous avons signalée. La fable s’est transformée dans l’homélie pour devenir plus naturelle et plus morale encore.
Le Dicta Philosophorum et la Chronique de saint Hubert
Le récit du jugement a dû à son étrangeté et à sa beauté de rencontrer un égal succès dans la littérature non-juive.
Nous le retrouvons d’abord en arabe dans le מכתאר אלחכם, d’Abul-Wafa Mobasschir ibn Fatik, composé en Syrie en 1053–1054. Cet ouvrage a été connu de bonne heure du moyen âge et a été traduit en espagnol, en latin, sous le titre de Dicta Philosophorum, en anglais et en français[42]. Nous citerons la version française du passage qui nous intéresse[43] :
Et ne croyoit pas de legier tout ce que on luy rapportoyt des faiz de ses subjectz se il ne le veoit et congnoissoit appertement. Et pour ce s’en alloit auculnes foys secrettement visitant les seigneuries et enquerant des besongnes d’icelles sans estre congneu. Et une foys entra en une de ses villes et vit venir devant le juge d’icelle deux contendans dont l’ung dist au juge en complaignant : « Sire juge, j’ay achapte de cest homme cy une maison et en icelle ay depuis trouvé ung tresor en terre qui n’est pas mien, lequel je lui ai offert, et il l’a refusé. Si vous requiers, sire, que il soit contraint à le prendre, car je n’y ai aucun droit. » Si commanda à l’adverse partie qu’il respondist. Lequel dist : « Sire juge, soyez certain que onques le tresor qu’il a trouvé ne fut mien, ains ediffia y en icelluy lieu qui estoit commune place à tous ceulx qui ediffier y vouloient, et pour ce je n’ay point de cause de prendre ledit tresor. » Si requerent ces deux hommes au juge que il meme le voussist prendre. Ausquelz il respondist : « Puisque vous n’y avez nul droit a qui l’heritage a este ou le tresor a est trouvé quel droit y puis je avoir qui suis estrange et onques mais de ce n’oys parler ? Vous vous excusez de le prendre et m’en donnez la charge si faictes mal. » Et puis il demanda à celuy qui avoit trouvé le tresor s’il avoit nulz enfans, il respondist qu’il avoit ung filz, et à l’autre pareillement, lequel dit qu’il avoit une fille. Ausquelz le juge dist : « Soit fait de mariage d’iceluy filz et d’icelle fille, et ce tresor soit a culs deux en accroissement de leur bien. » Et quant Alexandre ouyt ce jugement il fut moult esmerveille et dist au juge : « Je ne cuydoie que en tout le monde feussent juges ne gens si veritables. » Si luy respondist le juge qui ne le congnoissoit mie : « Comment en est-il aucuns qui facent autrement ? » « Certes, dit Alexandre ouy, en plusieurs terres. » Adonc lui demanda le juge en soy esmerveillant se il plouvoit en leurs terres et se le soleil y luysoit comme s’il vouslist dire que Dieu ne devoit envoyer pluye, soleil ne autre chose qui fust fructifier les biens en la terre de ceux qui ne font droicturiere justice. Et adonc fut Alexandre plus esmerveille que devant[44].
Est-ce par Mobasschir que la légende juive est entrée dans la littérature arabe ? Nous laissons aux arabisants le soin de répondre à cette question. Quoi qu’il en soit, elle a pris une nouvelle forme dans certains écrits. C’est devant David et Salomon que se présentent les parties, et la satire finale a disparu avec Alexandre[45].
La littérature occidentale n’a pas attendu la traduction de Mobasschir pour donner asile à notre fable. Nous la trouvons XIIIe siècle[46], dans la Chronique de l’abbaye de Saint-Hubert, connue sous le nom de Cantatorium[47].
Un abbé, nommé Lambert, se trouvant en 1083 devant un prélat, lui aurait raconté, pour le distraire, entre autres, cette anecdote : Alexandre se rendit auprès de Dydime, prince des Brachmanes, qui le reçut royalement et l’invita à assister à un procès pendant entre deux voisins. Le lendemain se produisit la scène qui nous est familière. Alexandre se mit à admirer le désintéressement des plaideurs : « Hujus modi nulla esset in regno meo agenda disceptatio, quia omne inventum publici juris vindicaret violenter exactio. » Didyme lui demanda alors si la nature produisait pour eux des biens. « Et même beaucoup », répondit Alexandre. « Hæc quidem, reprit Dydime, dona creatoris licet alendis ibi provenirent creaturis, scirent profecto homines tantæ injustitiæ et cupiditatis illa non suis modo debita meritis, sed in eadem subsistentibus vel volatilibus vel bestiis. » Ces derniers mots rappellent les « petits animaux » de Bereschit Rabba.
Par quel intermédiaire le conte palestinien est-il arrivé à l’abbaye de Saint-Hubert ? Est-ce par une traduction ou le récit d’un rabbin du nord de la France ? Nous l’ignorons[48].
Une fois mis en latin, il allait entrer dans la littérature romane, mais nous ne l’y suivrons pas, ne voulant pas étendre outre mesure cette monographie[49].
5. Talmud de Jérusalem, Aboda Zara
R. Yona (IVe siècle) dit : « Alexandre le Macédonien voulut s’élever dans les airs ; il monta, monta jusqu’à ce qu’il vît le monde comme une boule et la mer comme un chaudron ; c’est pourquoi on le représente tenant à la main une boule et un chaudron[50]. »
Nous avons là un souvenir bien effacé de l’ascension d’Alexandre dans les airs, racontée dans le Pseudo-Callisthènes (liv. II, ch. XLI).
Sa descente dans la mer, rapportée tout au long dans cet ouvrage (liv. II, ch. XXXVIII), se retrouve pareillement dans le Midrasch sur les Psaumes (Ps. XCIII).
Midrasch sur les Psaumes
Adrien[51] voulut connaître le fond de l’Océan ; il prit des cordes et les déroula pendant trois ans ; il entendit alors une voix qui lui dit : « Cesse, Adrien. » Puis il voulut savoir quelles louanges les eaux adressent à Dieu. Il fabriqua des caisses en verre, y introduisit des hommes et les fit descendre par des cordes dans l’Océan. Quand ils furent remontés, ils rapportèrent avoir entendu l’Océan chanter : « Dieu est fort dans les hauteurs. » (Ps. XCIII, 4)
Peut-être le premier stratagème employé par Alexandre pour explorer le fond de la mer — stratagème inconnu à toute la légende d’Alexandre — est-il un dédoublement du second. S’il dure trois ans, c’est que l’auteur a joué sur le mot שלשל « dérouler une chaîne », qui vient de la racine שלש « trois ».
La deuxième partie de ce passage est une illustration aggadique du verset, qui parle de la voix des flots.
En résumé, la part de l’imagination juive dans la formation de la légende d’Alexandre est assez maigre. Seuls les récits de l’œil humain et du jugement peuvent lui être attribués. Il est vrai qu’ils comptent parmi les plus agréables et les plus édifiants de la légende générale, qui en renferme tant de puérils et d’absurdes.
[1] Voyez Revue des Études juives, t. III, p. 238.
[2] Pour l’intelligence de notre argumentation, nous imprimons en italique la traduction de la partie rédigée en araméen ; le reste est écrit en hébreu talmudique.
[3] Dans le titre, car en réalité il y en a douze et peut-être même treize, si, comme dans Plutarque, on compte pour une question la menace finale d’Alexandre. Il faut peut-être supprimer la 1re et la 2e, qui ne se retrouvent pas dans le dialogue grec et prendre la 7e et la 8e pour une seule dédoublée.
[4] Voir Revue, t. II, p. 295-296.
[5] Hagiga, 12 a ; Sanhédrin, 38 b.
[6] Hagiga, 12 a ; Hagiga, 77 c ; Bereschit Rabba, 1.
[7] Le rédacteur citait probablement de mémoire, car la première de ces trois questions est la combinaison de Pirqé Abot, II, 13, et IV, 1. Rapport (Erech Millin, p. 70), croyant à la haute antiquité de notre morceau dans son état actuel, va jusqu’à affirmer que Ben Zoma lui a emprunté les aphorismes que la Michna lui attribue.
[8] Il est même à remarquer que le Pseudo-Callisthènes (III, 1) rapporte trois questions consécutives qui ont la même tournure et commencent par les mots : « Quel est le plus… ? » : τί ἄρα ἰσχυρότερον ὁ θάνατος ἢ ἡ ζωή ; τί σὺν μείζον ἡ γῆ ἢ ἡ θάλασσα ; τί ἄρα πάντων ζώων πανοργότερον ; — Or dans notre dialogue aussi nous trouvons trois questions consécutives affectant cette forme et rédigées en araméen. Le fond n’en est pas le même, parce que, ainsi que nous l’avons vu, le rédacteur juif a substitué à l’original trois aphorismes empruntés au Pirqé Abot.
[9] À la fin de Tamid, il est dit que ces lieux obscurs sont l’emplacement de l’Enfer. N’y a-t-il pas là une opposition voulue ? L’obscurité chez les Juifs d’ailleurs évoquait plutôt l’idée de l’Enfer que celle du séjour des heureux ; voy. Bemidbar Rabba, XI.
[10] Pseudo-Callisthènes, liv. II, ch. XXXIX–XLI, d’après la version B, qui était la plus répandue (Voyez Zacher, Pseudo Callisthenes, Forschungen zur Kritik u. Geschichte der ältesten Aufzeichnung der Alexandersage, p. 14 et suiv.).
[11] Voir Revue, t. II, p. 297 et 298. Peut-être le rédacteur a-t-il eu une part dans ce travail de transformation ; mais au fond lui-même ne se distinguait guère de ceux qui racontaient ces fables.
[12] Elle se trouve dans toutes les littératures.
[13] Est-ce une réminiscence vague de l’aventure de Midas, autre ambitieux insatiable, ou un souvenir de l’histoire des soldats qui avaient ramassé des objets en or ?
[14] Il est bien certain qu’elle n’est pas née simultanément dans les deux pays, il a dû y avoir migration, mais migration orale et non au moyen de textes écrits, sans quoi on ne s’expliquerait pas les variantes considérables qu’offrent entre elles les deux versions palestinienne et babylonienne.
[15] Rien ne serait plus simple que de supposer que le rédacteur du Talmud a emprunté ces deux récits à la Pesiqta de R. Kahna, où ils sont précisément réunis, mais nous montrerons plus loin que c’est au contraire la Pesiqta qui a copié certains passages de Tamid.
[16] Imitation de Psaumes, CXVIII, 18.
[17] Ibid., verset 19.
[18] Einsenmeyer, confondant גלגלתא avec גלגלת, a traduit todtenkopf.
[19] Publié par M. Zacher, en 1859.
[20] C’est le nom d’un grand nombre de rabbins babyloniens. Ceci est peut-être un indice que le récit est d’origine babylonienne, et ce serait pour cette raison qu’il n’a pas été connu des Palestiniens.
[21] De la même façon que le récit du voyage d’Alexandre dans le désert.
[22] Il m’a été impossible de retrouver sous la phrase latine des traces d’araméisme ou d’hébraïsme.
[23] D’après le ms. 149 de la Bibliothèque nationale, f° 30 a : המלך יושב עמו בגינה. La leçon des éditions ordinaires המלך יושב בגינה est fautive, comme le montrent j. Baba Meçia 8 c, et Pesiqta, p. 75.
[24] D’après M. Lerner, l’auteur de la remarquable étude sur Bereschit Rabba, Anlage und Quellen des Bereschit Rabba (Berlin, 1882), les Juifs auraient voulu satiriser en Alexandre la rapacité romaine. La supposition n’est pas invraisemblable, mais il est plus probable que cette histoire est un de ces lieux-communs sur l’avidité auxquels le conquérant servait de prétexte, et dont la légende d’Alexandre est si riche.
[25] L’âge et l’importance de ce livre ont été mis en lumière surtout par M. Zacher, en 1867, et presque toutes les études que nous allons citer sont antérieures à cette date. D’après Rapoport, Erech Millin, 1852, p. 71-72, Africa serait l’Afrique connue ; les montagnes d’obscurité, les déserts traversés par le conquérant pour se rendre au temple d’Ammon ; les femmes, les Amazones qui demeuraient en Lybie. Pour Cassel, Encyclopédie d’Ersch et Gruber, s. v. Juden, 1850, p. 172. Africa serait l’Ibérie, Cassia le pays des Κάσσιοι. M. Harkavy, Judische Zeitschrift de Geiger, V (1867), p. 37, se range en partie à cette opinion et voit dans Africa la transcription incorrecte d’Iberica et dans Cassia le Caucase. M. Kohut, Aruch Completum, I, p. 95, adopte entièrement l’hypothèse de Rapoport et dit que, sans aucun doute, Cassia répond au mont Cassium en Égypte. M. Buber, l. c., p. 74, cite l’opinion de Joseph Schwarz qui dit également que, sans aucun doute, Cassia est Kisinia, dans les monts Taurus. M. Neubauer, Géographie du Talmud, p. 404, reconnaissant l’invraisemblance de toutes ces identifications savantes, trop savantes même, admet comme nous qu’Africa représente simplement un pays lointain et inconnu ; néanmoins, il demande si les monts obscurs ne seraient pas les monts Anagombi ou le ater mons au nord de Phazania, et si Cassia n’est pas une lecture fausse pour כרינא = Cyrène.
[26] Targoum sur I Chroniq., V, 26.
[27] Sanhédrin, 94 a. Jamais les Juifs n’ont pu croire que les dix tribus aient été transportées en Afrique. Josephon a établi également ce rapport entre le pays des ténèbres du Pseudo-Callisthènes et la contrée située derrière les monts d’obscurité où se trouvent les tribus disparues, car, lorsqu’il en vient au voyage d’Alexandre dans la région ténébreuse, il dit (II, 10) : « Il arriva aux montagnes d’obscurité où le soleil ne luit pas et il voulut pousser jusqu’aux fils de Jonadab, fils de Récab et aux tribus qui demeurent derrière les monts d’obscurité. » On sait que toute la partie de ce livre relative à Alexandre provient indirectement du Pseudo-Callisthènes ; voir Revue, t. III, p. 246.
[28] Liv. III, ch. י״ז.
[29] Un commentaire de Bereschit Rabba (רדי משה) dit : לכיפך נקרא מלך קסיא, שהו די בקץ העולם.
[30] Schalschelet Haqabbala, éd. Venise, p. 22.
[31] Je citerai cet exemple caractéristique emprunté à Yebamot, 16 a : חורין = חורניא ; חלת = חלוניא ; תמרי = תמרוניא ; גוברי = גוברניא ; זקוק = גרגורניא ; גרור = גרגורניא.
[32] גומר זו גרמניא, Yoma, 10 a ; j. Megilla, 71 b.
[33] Géographie, p. 422.
[34] R. Juda b. Simon, dans Bereschit Rabba, et R. Samuel b. Soursetaï, dans j. Baba Meçia.
[35] Il s’agirait de savoir si ces traductions ne sont pas simplement des rajeunissements.
[36] Pesiqta de R. Kahna, p. XXXVIII.
[37] Cette étymologie se trouve déjà dans une note marginale du Tanhouma (parschat Emor). Il est inutile de faire remarquer que la Pesiqta est remplie de mots grecs.
[38] Voir au surplus Lerner, Anlage, p. 98, note 1.
[39] On le retrouve pareillement dans le Midrasch des dix rois (Horowitz, Bibliotheca Haggadica, I, p. 45 ; voy. aussi note 79).
[40] Éd. de Venise, 1605, p. 8. Voir sur cet ouvrage Rapoport, Biccouré Haittim, XII, p. 31.
[41] Ce passage a été repris dans le Midrasch Yona (Jellinek, Bet ha-Midrasch I, p. 101 ; cf. Horowitz, Sammlung kleiner Midraschim, p. 12, 20, 27 et 28).
[42] M. Knust a publié ces quatre versions, pour la partie relative à Alexandre (Mittheilungen aus dem Eskurial, Tübingen, 1879). L’original arabe se trouve à Leyde, ms. Warner, 515 ; Cat. Cod. orient., Leyde, 1865, tome III, page 342, n° MCCCCLXXXVII.
[43] Ibid., p. 458.
[44] Le latin dit : « Pluitne in terra illorum ? Et admiratus est Alexander verbi sui dicens. * Tali sicut sic firmantur celi et terre. »
[45] Weil, Biblische Legenden der Muslimmänner, p. 215.
[46] Je ne sais sur quoi M. Knust (l. c., p. 297) se fonde pour prétendre que ce passage est une interpolation du XIIIe siècle. Robaulx de Soumoy, qui a édité le Cantatorium, dit que le ms. de Bruxelles de cette œuvre est écrit en minuscules du XIIIe siècle, et cette page s’y trouve déjà.
[47] Pertz, Monumenta germanica, Scriptores, VIII, p. 599.
[48] Il est certain qu’il a dû y avoir un grand nombre de contes juifs rédigés en hébreu et qui ont disparu. Qu’on considère combien il s’en trouve d’uniques dans le Hibbour Maasiot !
[49] Citons seulement le Roman d’Alexandre, v. 494, dont la version se rattache plutôt à la Chronique de saint Hubert qu’à Mobasschir. En effet, elle parle d’un champ, et ce dernier d’une maison ; elle laisse l’affaire pendante, comme la Chronique, tandis que Mobasschir la termine par le mariage.
[50] Ce texte est littéralement reproduit dans Bemidbar Rabba, XIII. La même histoire est racontée, mais d’après une source arabe probablement, dans le Midrasch des dix rois (Horowitz, Bibliotheca Haggadica, I (1881), p. 44-45).
[51] Mis ici par erreur pour Alexandre.
- Israël Lévi, « La légende d’Alexandre dans le Talmud et le Midrasch », In: Revue des études juives, tome 7, n°13, juillet-septembre 1883. pp. 78-93.
- Israël Lévi, La légende d’Alexandre dans le Talmud et le Midrasch. Extrait de la Revue des études Juives — Tome VIII. Paris, Librairie A. Durlacher, 1883.