Bibliothèque numérique ► Traité de Logique de Maïmonide ► Avant-propos de Moïse Ventura ► Introduction de Moïse Ventura ► Préface de Maïmonide ► Chap. 1 ► Chap. 2 ► Chap. 3 ► Chap. 4 ► Chap. 5 ► Chap. 6 ► Chap. 7 ► Chap. 8 ► Chap. 8 Appendice par M. Ventura ► Chap. 9 ► Chap. 10 ► Chap. 11 ► Chap. 12 ► Chap. 13 ► Chap. 14
Traité de Logique de Maïmonide | מילות הגיון
Chapitre 9
Traduction Moïse Ventura (1935)
Les choses — artificielles ou naturelles — ont quatre causes : la cause matérielle ou simplement la matière ; la cause formelle ou simplement la forme ; la cause efficiente et la cause finale [1].
Considérons la chaise, comme exemple des choses artificielles : sa matière, c’est le bois dont elle est faite ; sa cause efficiente, c’est le menuisier ; sa forme, c’est sa configuration : carrée, triangulaire ou ronde et enfin sa cause finale : c’est l’action de s’asseoir dessus.
Un autre exemple : l’épée a comme matière, le fer ; comme cause efficiente, le forgeron ; comme forme, sa longueur, sa largeur limitée et l’affilement de ses bords ; enfin comme cause finale : l’action de tuer avec.
Ces quatre causes sont très manifestes dans tous les objets artificiels ; car tout artisan ne fait que donner une forme à une matière quelconque : bois, fer, airain, cire ou verre et cela en vue d’un certain but.
Il convient de chercher dans les choses naturelles aussi, les mêmes quatre causes. Notons néanmoins que la forme des choses naturelles ne consiste pas dans leur aspect extérieur ou dans leur configuration. [2] La forme d’une chose naturelle est sa quiddité, ce qui caractérise l’espèce et sans quoi l’individu n’appartiendrait pas à son espèce [3].
Considérons p. ex. l’être humain qui est une chose naturelle. Sa matière, c’est son organisme [4] ; sa forme, c’est la faculté de la raison ; sa cause finale, c’est l’action d’acquérir les connaissances rationnelles ; enfin, sa cause efficiente, c’est Celui qui a doué l’homme de sa forme, de sa faculté de raisonner ; car nous entendons par cause efficiente l’Être qui donne à la matière, la forme ; c’est-à-dire Dieu, même de l’avis des philosophes [5]. Toutefois, ceux-ci affirment que Dieu est l’agent lointain et s’efforcent de trouver l’agent prochain de tout être créé [6]. Car, les quatre causes que nous avons énumérées sont tantôt prochaines et tantôt lointaines.
Considérons p. ex. la série suivante de causes efficientes qui concourent dans la production d’un effet unique. La vapeur qui monte de la surface du sol ébranle l’air et produit des vents qui soufflent avec force. Ceux-ci déracinent le tronc d’un palmier qui, tombant sur un mur, le démolit ; une pierre de ce mur, enfin, atteint le bras de Ruben et le fracture. La cause efficiente prochaine de la fracture du bras de Ruben, c’est la pierre ; la vapeur en est une cause efficiente lointaine ; le vent et le tronc sont eux aussi des causes efficientes plus ou moins proches du même effet.
On peut en dire autant de la cause matérielle. Les organes du corps de Ruben constituent sa cause matérielle prochaine ; celle qui est relativement plus lointaine, consiste dans les quatre humeurs dont la structure des organes est constituée [7]. Une cause matérielle plus lointaine encore consiste dans les aliments absorbés et dont proviennent les humeurs. Or, il est avéré que les aliments sont composés d’éléments végétaux, ceux-ci forment donc une autre cause ; celle qui est encore plus lointaine consiste dans les quatre éléments constitutifs des végétaux, à savoir : l’eau, l’air, le feu et la terre. Enfin la cause matérielle la plus lointaine, c’est le substratum de ces quatre éléments. Celui-ci est aux éléments ce que la cire est à tout objet façonné de cire, et ce que l’or est à tout objet d’orfèvrerie. Car il est démontré que ces quatre éléments se transforment les uns dans les autres. C’est qu’ils possèdent indubitablement un substratum commun qui est leur matière même [8]. Ce substratum commun aux quatre éléments que la raison nous mène à admettre nécessairement, c’est ce qu’on appelle la matière primaire et ce que les Grecs ont appelé hylé [9]. Nombre de philosophes et de médecins l’appellent le principe.
Même investigation à propos de la forme et de la cause finale pour distinguer entre la cause finale prochaine d’un objet et sa cause finale lointaine ; entre la forme immédiate et la forme médiate [10].
Les termes interprétés dans ce chapitre sont au nombre de dix :
La matière, la cause efficiente, la forme, la cause finale, les causes prochaines, les causes lointaines, les éléments, la matière primaire, la hylé, le principe.
Notes
[1] Ces quatre causes répondent aux quatre questions que l’on peut poser à propos de toutes choses, à savoir :
- de quoi ? (cause matérielle)
- comment ? (cause formelle)
- par quoi ? (cause efficiente)
- pourquoi ? (cause finale)
La théorie est d’origine aristotélicienne. Voir Phys. liv. II Ch. 3 194 b – 195 b. Voir aussi l’exposé de la même théorie Guide I Ch. 69 où Maïmonide cite la Phys. d’Aristote.
[2] Dans les éditions et dans quelques manuscrits on trouve l’interpolation suivante :
שלשון תמונה ותאר נופל כלשון עברי על הצורה המוחשת בחושים בין שתהיה מלאהבתיו או אין מלאהבתיו רק כתב בני אדם.
[3] Ailleurs, Maïmonide s’appuiera sur la distinction entre le sens philosophique et le sens vulgaire du mot forme pour interpréter le verset biblique où il est affirmé que Dieu créa l’homme à Son image. Le mot célèm (צלם) que l’on y traduit par image désigne la forme dans le sens philosophique du terme. Voici un extrait de ce passage du Guide I Ch. 1, d’après la traduction de Munk p. 34 :
« Je dis donc que la forme telle qu’elle est généralement connue du vulgaire (je veux dire la figure de la chose et ses linéaments) porte dans la langue hébraïque le nom particulier de toar (תאר). C’est là une dénomination qui ne s’applique jamais à Dieu le Très-Haut ; loin de nous (une telle pensée) ! Quant à Célèm (צלם) s’il s’applique à la forme naturelle, je veux dire à ce qui constitue la substance de la chose, par quoi elle devient ce qu’elle est et qui forme sa réalité, en tant qu’elle est tel être (déterminé). Dans l’homme, c’est quelque chose, c’est ce dont il vient la compréhension humaine, et c’est à cause de cette compréhension intellectuelle qu’il a été dit de lui : Il le créa à l’image (בצלם) de Dieu. »
[4] Le texte dit sa vie. Il s’agit ici de la cause matérielle immédiate. L’auteur indiquera plus loin, dans le présent chapitre, la série de causes matérielles de l’homme en allant de la plus proche à la plus lointaine.
[5] Voir Guide I Ch. 69 où l’auteur soutient contre le Mutakallim que Dieu peut être qualifié de cause aussi bien que d’agent.
[6] L’auteur défendra avec beaucoup de vigueur ce point de vue des philosophes contre les Acharites qui, niant l’existence des causes secondaires, affirmaient que tout acte, sans exception, provient directement de Dieu.
C’est un point capital du système de Maïmonide. Voici comment il s’exprime à ce sujet :
« Sache que toutes les causes prochaines, desquelles naît ce qui naît, n’importe que ces causes soient essentielles et naturelles ou arbitraires et accidentelles et dues au hasard… — dût même la cause n’être que la volonté d’un animal quelconque — toutes ces causes (dis-je) sont, dans les livres des prophètes, attribuées à Dieu ; et, dans leurs manières de s’exprimer, on dit simplement de tel fait que Dieu l’a fait ou l’a ordonné ou l’a dit. …En effet, comme c’est Dieu… qui a excité telle volonté dans tel animal irraisonnable, comme c’est lui qui a fait que l’animal raisonnable eût le libre arbitre, et comme c’est lui, enfin, qui a déterminé le cours des choses naturelles… on doit, en raison de tout cela, dire de ce qui résulte de ces causes, que Dieu a ordonné de faire telle chose, ou qu’il a dit que telle chose soit ».
L’auteur cite les exemples suivants parmi beaucoup d’autres :
En parlant de la neige qui fond quand l’air est chaud, l’Écriture dit : Il envoie sa parole et les fait fondre (Ps. CXLVII, 18) ; en parlant des agitations de l’eau de la mer : Il parle et fait lever un vent de tempête qui élève les vagues (Ps. CVIII, 25) et en parlant de la pluie qui tombe : J’ordonnerai aux nuages de ne pas faire tomber la pluie (Isaïe V, 6). Guide II Ch. 48, Traduction de Munk, pages 362-366.
[7] Il s’agit des quatre humeurs constituantes que distinguaient les médecins grecs : le sang, la bile, l’atrabile et la pituite.
[8] C. f. Aristote Phys. I Ch. 7 190 a-190 b. Traité du Ciel I, 8 ; Météor. I, Ch. 3 – Génér. II, 4.
[9] On trouve ici dans les éditions une interpolation qui ne figure pas dans les manuscrits (Voir notre Introduction p. 10).
כמו חומר הגלגלים והיסודות ונערך מכל צורה ונקרא חומר פשוט
[10] C’est dans le sens de cause ultime, c’est-à-dire la plus lointaine, que les philosophes qualifient Dieu, à la fois, de cause efficiente, de cause formelle et de cause finale.
Maïmonide. Makala Fi Sana’at Al-Mantik. מילות הגיון. Terminologie Logique. Edition critique par Moïse Ventura. Librairie Lipschutz, Paris, 1935.[Version numérisée : Alliance israélite universelle].