Traité de Logique de Maïmonide | מילות הגיון

Chapitre 8

Traduction Moïse Ventura (1935)


Les assertions exemptes de démonstration sont de quatre espèces : 1°) les données des sens [1]. Ex. Tel objet est blanc ; tel autre, noir. Tel objet est doux ; tel autre, amer. 2°) Les axiomes ou les données immédiates de la raison. Ex. Le tout est plus grand qu’une de ses parties ; un nombre binaire est

un nombre pair ; deux choses égales à une troisième sont égales entre elles. 3°) Les opinions répandues [2]. Ex. La nudité des parties honteuses est blâmable ; récompenser généreusement un bienfaiteur, c’est convenable. 4°) Les assertions traditionnelles dues au témoignage d’une ou de plusieurs personnages dignes de foi. Car, nous soumettons à l’épreuve l’intégrité de la personne qui transmet le témoignage, plutôt que de démontrer chacune de ses assertions. Aussi, nous appuyons-nous exclusivement sur la bonne foi du rapporteur dont l’intégrité est reconnue par ailleurs.

Les données des sens et les données de la raison sont communes à tous les hommes (normaux) quel que soit le degré de perfection de leurs sens, leur situation physique ou sociale. Mais les opinions sont moins universelles. Car, il y en a qui sont admises par un peuple, à l’exclusion d’un autre.

Elle s’imposent avec d’autant plus de force qu’elles sont admises par un plus grand nombre de nations. Il en est de même des assertions traditionnelles. Il arrive souvent que ce qui a été transmis à un peuple ne l’ait pas été à un autre.

[Quant à leur validité] [3], tout ce qui est perçu par un organe sain est indubitablement vrai. Il en est de même des données de la raison, et cela non seulement des données immédiates ou axiomes, mais aussi des données médiates, celles qui dérivent des premières, p. ex. les assertions qui ont trait aux figures géométriques et celles des calculs astronomiques ; les unes et les autres, s’appuyant sur des prémisses qui, généralement, se rapprochent des axiomes, sont des vérités rationnelles.

Enfin, il en est de même des données de l’expérience ; telles les assertions médicales. Par ex. : la scammonée est un purgatif ; les noix de Galle constipent. Tout fait d’expérience de ce genre est vrai. Toute connaissance acquise par ces moyens est vraie. Aussi les logiciens appellent-ils véridiques les assertions acquises par ces trois moyens. [4]

Ceci dit, sache que tout syllogisme dont les deux prémisses sont véridiques, est un syllogisme démonstratif. L’étude de la formation de tels syllogismes et des règles qui les concernent, constitue ce que nous appelons l’art de la démonstration [5].

Le syllogisme dont chacune des prémisses ou l’une d’entre elles est tirée de l’opinion, nous l’appelons un syllogisme dialectique. L’étude de la formation de pareils syllogismes et des règles qui les concernent constitue l’art de la dialectique [6].

Le syllogisme dont chacune des prémisses ou l’une seule d’entre elles est une assertion traditionnelle, nous l’appelons un syllogisme rhétorique. L’étude de la formation de tels syllogismes et des règles qui les concernent constitue l’art de la rhétorique [7].

Il est une autre espèce de syllogismes qui conduisent à l’erreur et au mensonge : ceux qui comportent une erreur dans leurs deux prémisses ou dans une seule d’entre elles, ou bien une infraction volontaire ou involontaire des règles des modes syllogistiques. Ce sont-là des syllogismes sophistiques. L’étude de la formation de tels syllogismes et des procédés qui conduisent à l’erreur et au mensonge s’appelle l’art de la sophistique [8].

Les choses peuvent être rendues plus ou moins belles, lorsque, faisant usage de métaphores, on les compare à d’autres choses. Tout syllogisme qui comporte une prémisse ayant un sens fictif et métaphorique, nous l’appelons syllogisme poétique. L’art qui use de tels syllogismes et qui enseigne l’usage des fictions et des métaphores, s’appelle l’art poétique [9].

Sache que les syllogismes démonstratifs ne font usage de l’analogie ni de l’induction que sous certaines réserves [10] ; tandis que la dialectique a recours à l’induction [11] et que la rhétorique fait usage de l’analogie [12].

Il arrive souvent dans leurs syllogismes qu’une des prémisses seulement est énoncée et que l’autre est, pour certaines raisons, sous-entendue. Un tel syllogisme, nous l’appelons enthymème [13].

Les termes interprétés dans ce chapitre sont au nombre de dix-sept :

Les données des sens, les données immédiates de la raison ou les axiomes, les données médiates de la raison, les opinions répandues, les assertions traditionnelles, la proposition véridique, le syllogisme démonstratif, l’art de la démonstration, le syllogisme dialectique, l’art de la dialectique, le syllogisme rhétorique, l’art de la rhétorique, le syllogisme sophistique, l’art de la sophistique, le syllogisme poétique, l’art de la poétique, l’enthymème.


Notes

[1] Mendelssohn consacre ici un long paragraphe, d’abord, pour définir l’étendue du domaine des sens et ensuite, pour montrer que ceux-ci ne sont pas exempts d’erreur. Aussi, pour expliquer le caractère d’évidence que Maïmonide aurait attribué aux données des sens, affirme-t-il qu’il s’agit moins de la sensation objective que de la sensation subjective. C’est-à-dire l’impression qu’éprouve le sujet, laquelle seule est évidente.

Cette distinction nous paraît dépasser la pensée de l’auteur. En effet, subjectivement parlant, l’impression éprouvée par un organe infirme n’est pas moins vraie que celle éprouvée par un organe sain. Or, Maïmonide dira plus loin :

וכל מה שיושג בחוש שלם יהיה המגיע ממנו אמת בלי ספק

« Tout ce qui est perçu par un organe sain est indubitablement vrai. » C’est donc de la sensation objective qu’il s’agit.

En fait, Maïmonide entend énumérer ici toutes les espèces d’assertions qui ne procèdent pas des raisonnements syllogistiques, sans vouloir nullement leur attribuer à toutes le même degré d’évidence. Au contraire, nous verrons que c’est sur leur graduation sur l’échelle de l’évidence que repose la classification des syllogismes en démonstratifs, dialectiques, rhétoriques, etc…

Le texte ci-dessous d’Al-Farabi (manuscrit cité fol. 66a) est plus explicite là-dessus.

והאמת פעמים יגיע מהקש ופעמים יגיע לנו בהם וידיעתם לא מהקש הנג ידועות הם ארבעה מינים: מקובלות ומפורסמות ומוחשות ומושכלות

« La vérité nous parvient tantôt par le raisonnement et tantôt indépendamment du raisonnement. Celles dont la connaissance nous parvient indépendamment du raisonnement sont de quatre sortes : les assertions traditionnelles, les opinions répandues, les données des sens et les données de la raison. »

[2] Nous traduisons ainsi le mot מפרסמות qui reflète le mot arabe משהורה. Munk traduit par opinions probables. Maïmonide explique ailleurs qu’il s’agit des vérités morales (Voir Guide I Ch. 2 p. 39 et la note importante de Munk).

Munk traduit par opinions probables. Maïmonide explique ailleurs qu’il s’agit des vérités morales (Voir Guide I Ch. 2 p. 39 et la note importante de Munk).

[3] Après avoir indiqué les différentes sources de nos connaissances, outre le raisonnement, l’auteur fera ici une distinction entre celles qui peuvent fournir des assertions véridiques dont on pourrait faire les prémisses d’un syllogisme démonstratif et celles qui ne le peuvent pas.

[4] Ces trois sont : les données des sens, les données de la raison (immédiates et médiates), et les données de l’expérience. La note marginale que l’on trouve dans le manuscrit 4 (970) : השלשה פי המושכלות הראשונות והשניות והנסיון est tout à fait invraisemblable.

[5] Voir plus haut, introduction p. 13 et plus loin ch. 10, p. 92.

[6] Ibid.

[7] L’objet de la Rhétorique est, d’après Aristote, de chercher à persuader. Or, parmi les preuves qui servent à persuader, il en est dont il faut se servir telles qu’on les trouve. Ce sont les assertions transmises, notamment : les propos des témoins, les résultats des enquêtes, les pièces judiciaires, etc… (Rhétorique L. I, Ch. 2). Cela justifie la définition que l’auteur donne de l’art de la Rhétorique.

[8] On distingue deux sortes de sophismes : 1) le sophisme formel où l’infraction porte sur les règles essentielles du syllogisme, 2) le sophisme matériel où l’erreur est dans la matière même du raisonnement.

Parmi ses nombreuses espèces, notons la pétition du principe, combattue si fréquemment dans les écrits philosophiques du moyen âge. Elle consiste à prendre comme prémisse une assertion qui est moins claire que la conclusion que l’on veut en tirer.

Voici dans quels termes Maïmonide combat la pétition du principe : (Guide I Ch. 74. (tr. Munk p. 432)).

וזה דרך מופלא באור הדבר הנעלם במה שהוא יוליד סותר נעלם ממנו ובזה יאמר באמת המשל המפורסם אצל (הערבים) [הארמים] : ערכך ערבך צריך

« C’est là une méthode bien singulière qui démontre une chose obscure par une autre plus obscure. A cela peut s’appliquer le proverbe répandu chez les Syriens (Voir note de Munk à propos de ce mot) : « Ton garant a besoin lui-même d’un autre garant ». Ce proverbe est très usité chez les talmudistes. Voir Babli Sukka 26 a.

[9] Voir plus haut, Introd. p. 14 et plus loin Ch. X p. 92.

[10] Nous avons vu au chapitre précédent ce que les logiciens entendent par les raisonnements nommés induction et analogie. Les traducteurs hébreux ont rendu par היקש et par תפיסה l’induction ; par הקיש הדמיון ou המשל l’analogie.

Ibn Tibbon emploie ici tantôt l’un et tantôt l’autre de ces synonymes pour exprimer les idées respectives.

Les réserves dont parle ici l’auteur se rapportent à l’induction seulement. Il semble vouloir exprimer par là que seule l’induction formelle (voir ch. précédent) peut entrer en jeu dans les syllogismes démonstratifs.

[11] C. f. Topiques L. I. Ch. 12.

[12] C. f. Dern. An. L. I. Ch. 1.

[13] Tel est le sens que nous donnons habituellement au mot enthymème ; c’est un syllogisme qui n’a qu’une prémisse, le plus souvent la mineure et la conclusion. L’usage du terme dans ce sens est postérieur à Aristote. Pour celui-ci, l’enthymème est un syllogisme qui a, soit ses deux propositions, soit une seule ; mais dont les prémisses ou la seule prémisse exprimée sont des propositions tirées du vraisemblable et non pas du vrai. (Pr. An. L. II Ch. 27).

Parmi les exemples donnés ici par Aristote, citons celui-ci où la mineure seule est exprimée :

Cette femme est pâle. Donc elle est grosse.

Ce syllogisme laisse sous-entendre la vraisemblable majeure :

Toutes les femmes pâles sont grosses.

Maïmonide. Makala Fi Sana’at Al-Mantik. מילות הגיון. Terminologie Logique. Edition critique par Moïse Ventura. Librairie Lipschutz, Paris, 1935.[Version numérisée : Alliance israélite universelle].

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