Bibliothèque numérique ► Traité de Logique de Maïmonide ► Avant-propos de Moïse Ventura ► Introduction de Moïse Ventura ► Préface de Maïmonide ► Chap. 1 ► Chap. 2 ► Chap. 3 ► Chap. 4 ► Chap. 5 ► Chap. 6 ► Chap. 7 ► Chap. 8 ► Chap. 8 Appendice par M. Ventura ► Chap. 9 ► Chap. 10 ► Chap. 11 ► Chap. 12 ► Chap. 13 ► Chap. 14
Traité de Logique de Maïmonide | מילות הגיון
Chapitre 14
Traduction Moïse Ventura (1935)
Le terme logos [1] est communément considéré, par les sages antiques des peuples civilisés, comme un homonyme ayant trois acceptions.
En premier lieu, il désigne la faculté par laquelle l’homme se distingue (des autres animaux), conçoit les idées rationnelles, acquiert les arts et reconnaît le bien et le mal [2]. Cela s’appelle aussi la faculté de la raison ou l’âme raisonnable.
En second lieu, ce terme désigne les idées rationnelles elles-mêmes conçues par la pensée humaine. Ce qu’on appelle aussi : langage interne.
En troisième lieu, ce terme désigne l’expression verbale dont l’essence est le processus psychologique de la pensée. Cela s’appelle aussi le langage externe.
Or, l’art qu’Aristote composa et développa en huit livres [3] fournit, à la faculté de la raison, des règles s’appliquant aux idées rationnelles, c’est-à-dire au langage interne. Ces règles ont pour objet de préserver la faculté de la raison de l’erreur, et de lui faire atteindre par une voie équitable, les vérités accessibles à l’homme.
Ce même art fournit, d’autre part, à toutes les langues, des règles communes qui conduisent le langage externe vers un but équitable et le préservent de l’erreur, afin que l’expression verbale soit tout à fait conforme à la pensée cachée et ne pèche ni par excès ni par défaut.
C’est en raison de cette double fonction de cet art, qu’il a été nommé : l’art de la Logique.
Ainsi qu’on l’a déjà dit, l’art de la Logique est à la raison, ce que l’art de la grammaire est à la langue.
Quant au terme art, il est — également d’après les anciens — un homonyme qui s’applique à toute science d’ordre théorique et aussi à tout travail d’ordre pratique. Chaque branche de la philosophie [4] constitue ainsi un art théorique, tandis que la menuiserie, la sculpture, etc… sont des arts pratiques.
Le terme Philosophie, lui-même, est un homonyme qui désigne tantôt l’art de la démonstration [5] et tantôt les sciences en général. Dans ce dernier cas, il désigne, d’une façon précise, deux catégories des sciences dont l’une est nommée la philosophie théorétique; l’autre la philosophie pratique, humaine ou politique [6].
La philosophie théorétique se divise en trois parties : 1) les mathématiques, 2) la physique et 3) la théologie.
Les sciences mathématiques n’étudient pas les corps en tant que tels mais plutôt leurs attributs, en faisant abstraction de leur matière ; bien que ces attributs n’aient pas une existence indépendante de la matière.
Les sciences mathématiques comportent quatre branches : 1) l’arithmétique, 2) la géométrie, 3) l’astronomie et 4) la musique [7]. Chacune de ces branches est une science appliquée.
Quant à la science physique, elle étudie les corps qui existent dans la Nature et qui ne sont pas façonnés par la volonté de l’homme ; notamment : les minéraux, les plantes et les animaux [8].
La physique étudie ces corps, tout ce qui les affecte : leurs accidents, leurs propriétés et leurs causes ; et aussi les milieux où ils se trouvent nécessairement : le temps, l’espace et le mouvement [9].
La science théologique se divise en deux parties :
1) Celle qui étudie les êtres qui ne sont ni corps ni attributs de corps ; notamment : Dieu — loué soit-il — et les anges. — Car les anges sont, pour les philosophes, des êtres incorporels et c’est pourquoi ils les nomment intelligences séparées, c’est-à-dire séparées de la matière [10].
2) Celle qui étudie des causes lointaines qui se rapportent à toutes les autres sciences [11]. La science théologique s’appelle aussi la Métaphysique.
Telles sont les sciences que les anciens ont énumérées.
Quant à la Logique, ils ne la comptent pas parmi les sciences, elle est plutôt l’instrument des autres sciences. On a affirmé, en effet, qu’il n’est possible d’apprendre ou d’enseigner régulièrement une science quelconque qu’au moyen de la Logique qui est l’instrument de toutes les sciences sans en faire partie [12].
Quant à la science pratique, elle se divise en quatre branches : 1) la morale individuelle, 2) la morale domestique, 3) la politique de la cité, 4) la politique nationale ou internationale.
La morale individuelle enseigne à l’homme à acquérir les bonnes mœurs et à se défaire des mauvaises.
On entend par mœurs, les dispositions qui affectent l’âme au point de devenir sa propre nature et dont émanent les actes. Les philosophes les qualifient de vertus et de vices. Les bonnes mœurs sont des vertus ; les mauvaises sont des vices. Les actions qui émanent des vertus sont bonnes ; celles qui émanent des vices sont mauvaises.
Ils qualifient les actes rationnels aussi de vertueux et de vicieux. Il y a ainsi des vertus intellectuelles et des vices intellectuels. [13].
Les philosophes ont rédigé de nombreux ouvrages au sujet des mœurs. Aussi toute règle de conduite ayant pour objet de diriger les autres, l’appellent-ils statut.
Quant à la morale domestique, elle enseigne en quoi consiste le concours que les membres d’une famille se doivent mutuellement et aussi l’art de se suffire et de maintenir l’équilibre, selon les disponibilités et les circonstances du temps et du lieu.
Quant à la politique de la cité, elle enseigne à ceux qui s’en servent la prospérité réelle et les moyens [14] de l’atteindre. Elle leur enseigne aussi à connaître ce qui est une calamité réelle et les moyens de s’en préserver.
Elle enseigne dans la pratique, d’une part, à abandonner la prospérité illusoire au point de ne pas la désirer et de ne pas vouloir en tirer profit, et d’autre part, à résister aux souffrances d’une calamité qui ne l’est qu’en apparence [15].
La science politique établit, en outre, des lois équitables pour administrer convenablement les groupes sociaux.
C’est ainsi que les sages des peuples civilisés établissent des lois et tracent des lignes de conduite, en rapport avec le degré de perfection de chaque individu, et par lesquelles ces peuples administrent ceux qui sont sous leur dépendance. Ils qualifient ces règles de lois. Les peuples sont administrés par ces lois [16].
Les philosophes ont rédigé à ce sujet, plusieurs ouvrages qui ont été publiés en langue arabe. Peut-être ceux qui n’ont pas été publiés sont-ils plus nombreux encore. En fait, nous n’avons pas besoin, en ce temps de tout cela ; c’est-à-dire de ces statuts, de ces doctrines et de ces lois ; la conduite humaine devant être réglée par les préceptes divins.
Les termes interprétés dans ce chapitre sont au nombre de vingt-cinq :
La faculté de la raison, l’âme raisonnable, le langage interne, le langage externe, l’art de la logique, les arts théoriques, les arts pratiques, la philosophie théorétique, la philosophie pratique, la philosophie humaine, la science politique, les sciences mathématiques, les sciences appliquées, la physique, la théologie, la métaphysique, les qualités morales, les vertus, les vices, les bonnes actions, les mauvaises actions, les vertus intellectuelles, les vices intellectuels, les statuts, les lois.
Les chapitres de ce traité sont au nombre de quatorze. Les termes contenus dans ces chapitres sont au nombre de cent soixante-quinze. Ce sont là des termes qui s’appliquent dans l’art de la logique, mais il en est aussi dont on se sert dans la physique, dans la théologie et dans la science politique. C’est ce que j’ai cru devoir citer. Peut-être aurai-je atteint mon but, avec la volonté de Dieu.
FIN
Notes
[1] Nous avons traduit par logos le terme דבור qui reflète le mot arabe nutk, à défaut d’un mot français qui désignerait à la fois la raison et l’expression qui l’incarne.
[2] Voir Guide I Ch. 2 où l’auteur fait une distinction, en parlant des fonctions de la raison, entre la connaissance du vrai et du faux, et la connaissance du bien et du mal. (Munk traduit par beau et laid ; il faut prendre ces mots dans le sens moral et non pas dans le sens esthétique).
[3] Ce sont les huit livres dont se composait l’Organon, à l’époque de Maïmonide. Voir fin du Ch. X et notre Introduction p. 13.
[4] Le terme philosophie est ici employé dans sa plus large acception.
[5] L’art de la démonstration correspond à cette partie de la Logique qui traite des raisonnements démonstratifs (Analytiques pour Aristote). Voir plus haut Chapitre VIII p. 70.
[6] On sait que d’après Aristote, les sciences se divisent en :
- Théorétiques, celles qui recherchent la connaissance pour elles-mêmes : mathématique, physique et métaphysique.
- Pratiques, celles qui visent à la connaissance pour qu’elles servent de guide à la conduite humaine (sciences morales et politiques).
- Productives ou poétiques, celles qui cherchent à atteindre la connaissance pour l’utiliser à fabriquer des choses utiles et belles (Métaph. 1025 b 2 – 1026 a, 18.19).
Maïmonide ne parle que des deux premières classes. Cela tient, peut-être, à ce que la Rhétorique et la Poétique, sciences productives, faisaient partie de l’Organon, à l’époque de Maïmonide.
[7] Ce sont là les quatre sciences qui ont constitué le quadrivium de l’enseignement scolastique au Moyen Âge.
[8] Il faut entendre ici l’expression science physique, dans sa plus large acception ; son objet s’étend non seulement à la Physique d’Aristote mais aussi à tous ses ouvrages qui étudient la Nature, notamment : le Traité du Ciel, le Traité de la Génération et de la Corruption, les Météorologiques, etc…
[9] Le mouvement est considéré moins comme un phénomène affectant le corps que comme un milieu, au même titre que l’espace et le temps. Le lieu (dans le sens aristotélicien du mot) étant fonction du mouvement naturel (Voir Phys. IV, Ch. 4).
[10] Maïmonide prend ici une attitude réservée quant à la nature des anges.
Plus tard dans le Guide, il se ralliera à l’opinion des philosophes (V. Guide I, 49 ; II, 6, 12 ; III, 1).
[11] Cela reflète une des définitions données par Aristote, d’après laquelle, la Métaphysique est la science des premiers principes et des causes (Métaph. I Ch. 2).
[12] La logique est, en effet, d’après Aristote, un élément de cette culture générale
que l’on doit recevoir avant d’entreprendre l’étude de n’importe quelle science.
(Prem. Anal. 638 a 4 ; Métaph. 1005 b., 1006. a) Voir notre Introduction p. 14.
[13] Voir à ce propos le dernier chapitre du Guide.
[14] Le sens de cette phrase n’est pas clair, le terme ההפשטות qui signifie étendue, expansion, a été interprété par Mendelssohn dans le sens de résultat : מה שיקרה אותם ע״י הגעת הצלחתה היה « Ce qui leur arrivera après avoir atteint cette prospérité ». Nous avons préféré traduire d’après l’esprit du contexte, après avoir consulté les deux autres versions hébraïques qui, elles aussi, sont obscures à cet endroit.
[15] D’après Aristote, « la Cité c’est le bonheur commun des individus associés, une aisance suffisante et complète pour les familles et les classes diverses d’habitants ». (Polit. III Ch. 5).
[16] Les tableaux suivants résument la classification des sciences, exposée par l’auteur.
I. PHILOSOPHIE THÉORÉTIQUE | |||||
Mathématiques | Physique | Théologie | |||
Arithmétique | Géométrie | Astronomie | Musique | Sc. des intelligences séparées | Sc. des principes |
II. PHILOSOPHIE PRATIQUE | |||
Morale individuelle | Morale domestique | Politique de la Cité | Politique des Peuples |
Maïmonide. Makala Fi Sana’at Al-Mantik. מילות הגיון. Terminologie Logique. Edition critique par Moïse Ventura. Librairie Lipschutz, Paris, 1935.[Version numérisée : Alliance israélite universelle].