Traité de Logique de Maïmonide | מילות הגיון

Chapitre 11

Traduction Moïse Ventura (1935)


Tout attribut qui est constamment lié à un sujet — tel le fait de la chute, pour la pierre, le fait de la mort, pour l’animal — se dit être par essence. De même, nous appelons essentiel tout attribut qui apparaît dans la majorité des cas. Ex. pour l’homme, le fait d’avoir cinq doigts dans chaque main ; bien que parfois il y en ait qui possèdent six doigts. Il en est de même d’un phénomène fréquent dans telle saison. Ex. C’est par essence qu’il fait froid en hiver et chaud en été.

D’une manière générale, tous les phénomènes naturels sont dits être essentiels [1]. Par contre, tout phénomène rare est dit être par accident. Tel est, par exemple, le cas du maçon qui trouve un trésor en creusant les fondements d’un édifice. D’une manière générale, tous les faits du hasard, non intentionnés, qu’ils aient pour cause l’homme ou tout autre sujet, sont dits être par accident [2]. Voilà ce qu’il faut entendre par les termes par essence et par accident.

Toute qualité attribuée à un certain sujet qui la possède effectivement est dite être en acte. Par contre, si le sujet ne possède pas la qualité qu’on lui attribue, mais il est destiné à la posséder ; elle est dite être en puissance. Par exemple, lorsque nous affirmons d’un morceau de fer, destiné à devenir une épée, qu’il est une épée, cela n’est qu’en puissance. On ne pourrait en affirmer autant d’un morceau de feutre ou d’un morceau de cuir. Il y a, en effet, une différence notable entre l’absence de l’idée d’épée, en parlant du morceau de fer, et l’absence de la même idée en parlant du morceau de cuir.

Il en est de même lorsque nous affirmons d’un nouveau-né qu’il est un sujet écrivant, il ne l’est qu’en puissance lointaine. Lorsqu’on affirme le même attribut d’un adolescent avant qu’il ait appris à écrire, ce jeune homme est écrivant en puissance plus proche que dans le premier cas. Lorsqu’on affirme le même attribut du même adolescent pendant la période de ses études, celui-ci est un sujet écrivant en puissance plus proche que dans le cas précédent. La même affirmation, appliquée à celui qui s’occupe des écritures mais qui, au moment de l’affirmation, est en état de sommeil, signifie que le sujet est écrivant en puissance plus proche encore que dans les cas précédents. La même affirmation appliquée au même sujet au moment où il est en état d’éveil et en présence de la plume, de l’encre et du parchemin, signifie aussi que le sujet est écrivant en puissance, mais en puissance très prochaine. Enfin le sujet n’est écrivant en acte qu’au moment où il écrit. Il en est de même de tout autre cas analogue à celui-ci [3].

Nous nous sommes longuement arrêtés à cette question, parce que les philosophes ont affirmé ceci : Quiconque ne sait pas distinguer entre ce qui est en puissance et ce qui est en acte, entre ce qui est par essence et ce qui est par accident, entre les choses artificielles et les choses naturelles, entre ce qui est général et ce qui est particulier, celui-là ne sait pas parler [4].

Deux choses dont la présence de l’une exclut celle de l’autre sont dites contraires. Ex. le chaud et le froid, le frais et le sec.

Parmi les choses contraires les unes peuvent comporter un terme intermédiaire. Ex. : le chaud et le froid qui ont le tiède comme milieu entre eux.

D’autres ne comportent pas de terme intermédiaire ; tels, pour le nombre, le pair et l’impair, étant donné qu’un nombre ne peut être que pair ou impair.

Lorsque deux choses ne peuvent pas coexister dans le même sujet, parce que l’une signifie l’affirmation d’une qualité ; l’autre, la négation de cette même qualité : telles la vue et la cécité, nous disons que la vue est une propriété ; la cécité, une privation. Toutefois, nous ne dirons pas que la vue et la cécité sont des contraires à même titre que le chaud et le froid ; car ces deux derniers phénomènes ont la même part dans l’existence : la chaleur n’a pas plus de possibilité d’existence que le froid et vice-versa [5]. Tel n’est pas le cas de la vue par rapport à la cécité. C’est par ce trait que l’on distingue le cas de deux contraires de celui d’une propriété, par rapport à sa privation. Il en est de même de la science et de l’ignorance. La science est une propriété ; l’ignorance, une privation. On peut dire autant de la richesse et de l’indigence, du fait d’avoir des cheveux sur la tête et de celui d’être chauve ; du fait d’avoir des dents dans la bouche et de celui d’être édenté ; de la faculté de la parole et du mutisme. Dans tous ces cas, les premiers termes représentent des propriétés ; les autres, des privations.

Une privation n’est attribuable à un sujet que si la propriété correspondante à cette privation lui est attribuable. Ainsi, on ne peut pas affirmer du mur qu’il est ignorant, aveugle, ou muet. Telle est l’acception que nous donnons aux termes de propriété et de privation [6].

Il y a des termes dont l’énoncé seul suffit à évoquer dans l’esprit le sens des idées qu’ils expriment et cela sans recourir à un rapprochement de ces idées à d’autres. Tels les termes : le fer, l’airain, l’action de manger, l’action de boire, l’action de se tenir debout, etc…

Par contre, il est d’autres termes dont les idées exprimées ne prennent un sens qu’à la suite de leur rapprochement à d’autres. Tels sont les termes long, court, etc… L’attribut long affirmé d’un sujet n’a de sens que si l’on compare ce dernier à un sujet qui est relativement court. De même, l’attribut court affirmé d’un sujet n’a de sens que par rapport à un autre sujet relativement long. Ce rapport qui lie l’idée de long à l’idée de court, nous l’appelons relation. Chacun de ces termes est un relatif. Les deux termes ensemble s’intitulent : les corrélatifs. Il en est de même des termes : le haut et le bas, la moitié et le double, l’antérieur et le postérieur, l’inégal et l’égal, l’ami et l’ennemi, le père et le fils, l’esclave et le maître. Tous ces termes et ceux qui leur ressemblent sont respectivement relatifs. Aussi chacun d’eux est-il intitulé relatif en tant qu’il n’a de sens précis que par rapport à un autre terme. Le rapport qui règne entre eux s’appelle : relation.

Quant à ce que le grammairien arabe appelle le dépendant (d’un nom), par exemple : l’enfant de Ruben ou la porte de la maison, nous l’appelons, le nom décliné.

De même que, en parlant de deux propositions (ayant même sujet et même attribut) dont l’une est affirmative, l’autre, négative, nous les avons qualifiées d’opposées [7], de même une privation et la propriété correspondante, deux termes contraires et deux termes corrélatifs sont dits être opposés [8].

Les termes interprétés dans ce chapitre sont au nombre de seize :

Ce qui est par essence, ce qui est par accident, les choses essentielles, les choses accidentelles, ce qui est en puissance, ce qui est en acte, la puissance prochaine, la puissance lointaine, les contraires qui comportent un intermédiaire, les contraires qui ne com portent pas d’intermédiaire, la propriété, la privation, la relation, le relatif, les corrélatifs, les opposés.


Notes

[1] Cf. Aristote Physique II, 1, 192 b – 193 a.

[2] Cf. Ibid II 5 196 b – 197 b.

[3] Cf. Aristote, Métaphysique, Livre IX Ch. 6 et 7, 1048 a – 1049 b.

[4] Les notions en acte et en puissance sont, en effet, d’une importance capitale et interviennent souvent dans les discussions portant sur les attributs de Dieu. Voici, à ce propos, un passage du Guide de Maimonide (I, ch. 55 p. 225 de la traduction de Munk.) :

« De même il faut nécessairement écarter de lui tout privation et (ne pas admettre) qu’une perfection quelconque puisse tantôt lui manquer, tantôt exister (en lui) ; car si l’on admettait cela, il serait parfait (seulement) en puissance, mais toute puissance est nécessairement accompagnée d’une privation, et tout ce qui passe de la puissance à l’acte a absolument besoin de quelque autre chose existant en acte qui l’y fasse passer. C’est pourquoi il faut que toutes ces perfections existent en acte et qu’il n’ait absolument rien en puissance. »

[5] Mendelssohn, dans son commentaire, rapproche ici les deux opinions des physiciens de son temps ; pour les uns, le froid est une privation du chaud ; pour les autres, il est une entité réelle, au même titre que le chaud.

[6] Le terme בהחכמתנו, selon notre acception, que l’auteur emploie ici, semble indiquer non seulement qu’il se sépare de l’école des Mutakallimîn qui considéraient les privations comme des entités réelles ; mais aussi qu’il se sépare d’Aristote. Celui-ci, en effet, se plaçant à un point de vue moins ontologique que logique, voit dans le mal non pas la privation, mais plutôt le contraire du bien (Voir plus loin, Note 8).

Maïmonide préoccupé de réfuter les Mutakallimîn et, se plaçant au point de vue de l’être et du non-être, considère le mal comme la privation du bien, et donne ainsi au terme privation une acception plus large.

En effet, la plupart des Mutakallimîn considéraient les privations comme des entités positives, ayant une existence réelle, au même titre que les propriétés. D’autres admettaient que certaines privations ne sont point des choses positives, que l’impuissance et l’ignorance sont, respectivement, la privation de la puissance et de la science. Mais ils ne jugeaient pas ainsi à l’égard de toutes les privations et ils n’admettaient pas que les ténèbres soient la privation de la lumière, ni que le repos soit la privation du mouvement (Guide I Ch. 73, VII, trad. Munk p. 397).

Au troisième livre du Guide, Maïmonide interprétera conformément à cette doctrine le verset d’Isaïe XLV, 7 : Moi qui forme la lumière et crée les ténèbres, qui fais la paix et crée le mal. Cela semble en contradiction avec ce qui vient d’être dit. Car, si les ténèbres et le mal sont des privations, elles n’ont nullement besoin d’agent qui les produise. À quoi Maïmonide répond :

« Tu sais déjà que celui qui enlève l’obstacle (du mouvement) est, en quelque sorte, le moteur ; si quelqu’un, par exemple, enlève une colonne de dessous une poutre, de sorte que celle-ci tombe par sa pesanteur naturelle, nous disons que celui-là qui a enlevé la colonne a mis en mouvement la poutre… De cette manière aussi, nous disons de celui qui a fait cesser une certaine capacité (c’est le mot קנין que nous avons traduit de préférence par propriété), qu’il est l’auteur de telle privation bien que la privation ne soit pas une chose existante. Ainsi nous disons de celui qui a éteint la lampe pendant la nuit qu’il a fait naître les ténèbres et de celui qui a détruit la vue qu’il a fait la cécité; quoique les ténèbres et la cécité soient des privations et n’aient pas besoin d’agent » (Guide III Ch. 10, trad. Munk p.p. 59-60).

[7] Voir plus haut, le début du ch. 4.

[8] Ce sont là les quatre espèces d’opposés que signale Aristote au début du ch. 10 Sect. III des Catégories.

Aristote donne les exemples suivants : En fait de relatifs : le double et la moitié ; en fait de contraires : le bien et le mal (Voir plus haut, note 6, où Maïmonide considère le mal comme une privation) ; en fait de privation et de propriété : la cécité et la vue ; en fait d’affirmation et de négation : il est assis, il n’est pas assis.

Maïmonide. Makala Fi Sana’at Al-Mantik. מילות הגיון. Terminologie Logique. Edition critique par Moïse Ventura. Librairie Lipschutz, Paris, 1935.[Version numérisée : Alliance israélite universelle].

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