Traité de Logique de Maïmonide | מילות הגיון

Chapitre 10

Traduction Moïse Ventura (1935)


L’attribut qui s’applique à un certain nombre d’individus et désigne leur quiddité nous l’appelons espèce [1].

L’attribut qui s’applique à deux ou à plusieurs espèces et désigne leur quiddité nous l’appelons genre [2].

L’attribut qui distingue une espèce de toute autre et désigne la quiddité de l’espèce à laquelle il s’applique, nous l’appelons différence [3].

L’attribut qui s’applique constamment à tous les individus d’une espèce sans toutefois désigner leur quiddité nous l’appelons propre [4].

L’attribut qui s’applique à une partie plus ou moins grande d’une espèce sans en désigner la quiddité, nous l’appelons accident [5].

Telles sont les cinq notions générales que les anciens ont énumérées et dont voici les exemples :

Les attributs homme, cheval, scorpion désignent des espèces. Chacune de ces espèces comporte un certain nombre d’individus. Ruben et Siméon p. ex. sont des individus de l’espèce humaine.

L’attribut animal est un genre étant donné qu’il comporte un certain nombre d’espèces, celles de l’homme, du cheval, du scorpion, etc…

La raison constitue la différence spécifique de l’homme ; car, d’une part, c’est elle qui caractérise cette espèce et la distingue des autres et, d’autre part, cet attribut, c’est-à-dire : la faculté d’acquérir des connaissances rationnelles, représente la quiddité de l’homme. On doit, de cette façon, examiner chaque espèce pour en découvrir la différence spécifique.

Nous appelons le rire le propre de l’homme parce qu’il est constant chez tous les individus de son espèce à l’exclusion des autres. Il en est de même de la forme particulièrement large de la poitrine de l’homme, de sa stature verticale et de la forme plate de ses ongles ; chacun de ces attributs constitue le propre de l’homme, parce qu’ils se retrouvent exclusivement et naturellement chez tous les individus de l’espèce humaine. Chaque espèce a ainsi un ou plusieurs caractères propres.

L’attribut qui est plus ou moins étendu que l’espèce à laquelle il s’applique nous l’appelons accident. Ex. le fait d’être en mouvement s’applique à toute l’espèce humaine et la dépasse ; celui de la noirceur ne s’applique qu’à une partie de l’espèce — tous les hommes n’étant pas des nègres — il dépasse néanmoins, par ailleurs, l’espèce humaine (d’autres choses étant noires). Aussi des attributs comme le fait d’être en mouvement, le fait d’être noir, etc… les appelons-nous accidents.

Il y a deux sortes d’accidents :
1) l’accident stable et inséparable du sujet comme la noirceur de la poix, la blancheur de la neige et la chaleur du feu ;
2) l’accident séparable, comme le fait d’être debout ou le fait d’être assis, en parlant de Ruben ; ou encore le fait d’être chaud, en parlant du fer ou de la pierre[6].

Il est avéré que de même que l’attribut animal, en tant qu’il s’applique à toutes les espèces des animaux est un genre ; de même l’attribut végétal en tant qu’il s’applique à toutes les espèces des végétaux, est aussi un genre.

L’attribut qui s’applique à la fois aux végétaux et aux animaux, c’est-à-dire : le corps organique, nous l’appelons aussi genre.

D’autre part, de même que l’attribut corps organique qui s’applique à l’animal et au végétal est un genre ; de même celui de corps inorganique qui s’applique au ciel, aux étoiles, aux éléments et aux minéraux constitue aussi un autre genre. Mais lorsque nous disons le corps dans le sens absolu du mot, nous énonçons une notion qui embrasse tout. Nul genre n’a plus d’extension qu’elle [7]. On l’appelle aussi la substance [8] et constitue un genre supérieur ou un genre généralissime.

Quant aux attributs homme, cheval, scorpion, palmier, fer, etc… nous les appelons les dernières espèces ou les espèces spécialisismes, parce que chacune d’elles ne comporte que des individus. Aussi appelons-nous l’attribut animal, genre intermédiaire ou espèce intermédiaire, parce qu’il est genre par rapport aux espèces animales qui en sont au-dessous ; et espèce par rapport au corps organique qui en est au-dessus, qui l’embrasse en même temps que les végétaux. L’attribut végétal est aussi un genre moyen par rapport à ce qui en est au-dessous ; et espèce moyenne, par rapport à ce qui en est au-dessus.

Nous appelons l’animal et le végétal espèces partiatives aussi, parce que le genre corps organique se divise exclusivement en animal et en végétal.

Sache que les genres supérieurs qui, d’après Aristote, embrassent tous les êtres, sont au nombre de dix [9].

Le premier, c’est la substance [10].

Le deuxième, c’est la quantité [11]

Le troisième, c’est la qualité [12]

Le quatrième, c’est la relation [13]

Le cinquième, c’est le temps [14]

Le sixième, c’est le lieu [15]

Le septième, c’est la position [16]

Le huitième, c’est la possession [17]

Le neuvième, c’est l’action [18]

Le dixième, c’est la passion [19].

L’un de ces dix genres, le premier seulement est substance ; les autres sont des accidents. Chacun de ces genres comporte des espèces moyennes, des espèces spécialissimes, des individus, des différences et des caractères propres.

Ces dix genres supérieurs constituent ce qu’on appelle les dix catégories. L’exposé des particularités de ces catégories, des exemples se rapportant à leurs genres moyens, à leurs espèces et à leurs individus, n’entre pas dans le cadre du présent ouvrage. Tout cela constitue la matière du premier livre de la Logique (d’Aristote). Le deuxième comporte l’étude des notions rationnelles composées (en jugements) ; c’est le livre de l’Interprétation. Le troisième, c’est le livre du syllogisme (Premiers Analytiques). Nous en avons déjà parlé aussi bien que de ses modes et de ses figures. Ces trois livres comportent en germe, la matière des cinq livres suivants (de l’Organon). Le premier de ces cinq livres, c’est-à-dire le quatrième de l’ensemble, c’est le livre de la Démonstration (Derniers Analytiques) ; le cinquième c’est le livre de la Dialectique (Les Topiques) ; le sixième, c’est le livre de la Rhétorique ; le septième, c’est le livre de la Sophistique ; le huitième, c’est le livre de la Poétique [20].

Lorsque nous expliquons une espèce en indiquant son genre et sa différence spécifique, nous énonçons une définition [21]. Si nous l’expliquons par son genre et un de ses caractères propres, nous énonçons une description. Ex. On définit lorsqu’on dit : l’homme est un animal doué de raison ; le terme animal constituant le genre ; le terme doué de raison, la différence spécifique. On définit également lorsqu’on affirme que l’homme est un animal doué de raison et mortel. Cette dernière différence sert à distinguer l’homme des anges. Mais si l’on explique la notion homme en affirmant que c’est un animal à la poitrine large ou un animal à la stature verticale, ou un animal qui rit, nous faisons des descriptions.

Parfois, nous expliquons une notion par son genre et ses accidents. P. ex. l’homme est un animal qui a la faculté d’écrire, de vendre ou d’acheter. Ce sont-là autant de descriptions.

Les termes interprétés dans ce chapitre sont au nombre de dix-sept :

Le genre, l’espèce, l’individu, la différence, le propre, l’accident inséparable, l’accident séparable, le genre généralissime, l’espèce spécialissime, les espèces intermédiaires, les genres intermédiaires, les genres partitifs, les genres supérieurs, les catégories, la substance, la définition, la description.

Nous avons énuméré les dix catégories, mais n’avons expliqué que la catégorie de la substance, parce que le reste est trop difficile pour le débutant. Pour les expliquer toutes, il faudrait recourir à des longs exposés qui, pour être compris, demanderaient une étude suivie et approfondie. Or, le but que nous nous sommes proposé en rédigeant ces chapitres, c’est simplement de permettre au lecteur de comprendre le sens des termes ici interprétés.


Notes

[1] Cette définition reflète la dernière que donne Porphyre. (Isagoge Sect. II). Nous verrons plus loin qu’une espèce par rapport à un certain terme, devient genre par rapport à d’autres termes. La définition présente ne convient donc, ainsi que l’a fait remarquer Porphyre, qu’à l’espèce spécialissime, celle qui n’est qu’espèce.

On trouve ici dans les éditions l’interpolation suivante qui ne figure pas dans les manuscrits :

רוצה לומר כמו שהוא מתחלה בו כל עצם לשון בעצמו הוא כמו שהוא.

[2] Cf. Porphyre Ibid.

[3] Cf. Ibid III.

[4] Cf. Ibid IV.

[5] Cf. Ibid V.

[6] Porphyre (Ibid.) donne également comme exemple d’accident inséparable le fait d’être noir pour le corbeau et l’Ethiopien, et comme exemple d’accident séparable le fait de dormir.

[7] L’extension d’un terme est l’ensemble des individus ou des objets qu’il désigne. Quant à l’ensemble des qualités que ce même terme signifie, cela s’appelle sa compréhension. Il est évident que plus l’extension d’un terme est grande, sa compréhension est moindre. Ex. : le terme animal a plus d’extension et moins de compréhension que le terme homme.

[8] La substance est ici identifiée au corps. Cela surprend Mendelssohn, car on admet généralement que la substance comporte à la fois les corps et les êtres incorporels. Toutefois, nous ne croyons pas devoir attribuer cette identification à une erreur de copiste, comme le veut Mendelssohn dans son commentaire ; d’autant moins que les manuscrits sont d’accord sur ce point. Nous nous contenterons de faire remarquer que cette assimilation de corps-substance se retrouve fréquemment chez les théologiens de l’époque. Lorsque Saadia, par exemple, soutient que Dieu n’entre sous aucune des catégories d’Aristote, y compris la substance, c’est dans le sens de corps qu’il prend cette catégorie (voir notre étude sur la Philosophie de Saadia, p.p. 187-188).

[9] Ces dix premiers genres constituent l’inventaire, en quelque sorte, des principaux aspects de la réalité, dans la mesure où le langage en rend compte. Aristote les appelle des catégories (κατηγορίαι), c’est-à-dire prédicats bien que la première soit substance.

[10] Désireux de fournir au lecteur un certain nombre d’expressions techniques que l’on trouve dans les écrits hébraïques à propos des Catégories, nous empruntons au Ch. X de l’ouvrage Ruah Hen (רוח חן) les définitions des dix catégories. L’ouvrage en question était généralement attribué aux Tibbonides. D’après le savant karaïte Firkovitch, il aurait comme auteur Anatolio (Voir à la p. suivante Intr. de cet ouvrage dans l’édition de Slucki).

La substance est ainsi définie :

Toute chose qui a une existence indépendante et n’a pas besoin, pour exister, d’être attribuée à une autre chose.

[11] La catégorie de la quantité concerne d’une part, l’attribution de la mesure à un corps considéré dans ses trois dimensions, lorsque, p. ex. tu le qualifies de long, de court, de large, d’étroit, de haut ou de bas.

C’est là la quantité continue.

Elle concerne, d’autre part, l’attribution (aux corps) d’un nombre, un ou trois p. ex. C’est là la quantité discontinue.

Les auteurs hébreux appellent aussi la quantité continue et la quantité discontinue :

כמות מתפשט, כמות כמונת כלתי מהתפשט.

[12] La catégorie de la qualité concerne l’appellation d’un corps par une de ses propriétés matérielles ou psychologiques. P. ex. lorsque tu le qualifies de blanc, de noir, de froid, de chaud, de menuisier, de sage ou de médecin.

[13] La catégorie de la relation concerne l’appellation d’un corps par un terme qui rappelle un autre corps… Ex. Maître ou esclave. Le mot maître rappelle l’esclave et le mot esclave rappelle le maître.

(Voir la fin du ch. suivant.)

[14] La catégorie du temps concerne la qualification d’un corps, dans ses rapports avec un certain moment. Ex. Tel homme, né en telle année.

[15] La catégorie du lieu concerne la qualification d’un corps dans ses rapports avec l’endroit où il réside. Ex. tel homme qui demeure dans la maison ou dans la ville.

[16] La catégorie de la position concerne la qualification d’un corps dans ses rapports avec le lieu où il se trouve… tout en faisant connaître… sa situation vis-à-vis de ce lieu. Ex. debout ou assis ; couché, accoudé ou tombé sur sa face, etc.

[17] La catégorie de la possession concerne l’appellation d’un corps dans ses rapports avec un autre corps qui lui est attaché, qui ne s’en sépare pas et qui, en cas de changement de lieu, se transporte avec lui, tel est le titre poilu par rapport au poil (dont il est couvert).

[18] La catégorie de l’action concerne l’appellation d’une substance par un terme qui rappelle le corps qui pâtit (par cette substance). L’auteur donne comme exemple l’action de chauffer pour le feu, laquelle rappelle l’eau chauffée.

[19] La catégorie de la passion concerne l’appellation d’une substance par une des modifications qu’elle subit.

L’auteur montre que ces modifications peuvent porter sur la substance, sur la quantité, sur la qualité, etc.

[20] Voir à cet effet notre Intr. p. 13.

[21] Voir Topiques I Ch. 4. Définir une idée, c’est donc en énoncer la compréhension, par le genre prochain et la différence spécifique. Une définition doit convenir à tout le défini et au seul défini.

Maïmonide. Makala Fi Sana’at Al-Mantik. מילות הגיון. Terminologie Logique. Edition critique par Moïse Ventura. Librairie Lipschutz, Paris, 1935.[Version numérisée : Alliance israélite universelle].

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