Fondement de la Foi  | ראש אמנה

Chapitre 3. Des objections soulevées contre la théorie de Maïmonide

Traduction R. Benjamin Mossé (1884)


Première objection : Le nom de principe ne convient qu’à un objet qui est la condition nécessaire de l’existence d’un autre objet, comme le sont les racines par rapport à l’arbre.

Cela étant, comment Maïmonide a-t-il pu poser comme principes fondamentaux de la Loi, les treize principes de croyance qu’il formule, puisque cinq seulement de ces principes en ont le véritable caractère, à savoir : l’Existence de Dieu, la Prophétie, la Divinité de la Loi, là Révélation, l’Omniscience de Dieu et sa Providence, tandis que les huit autres n’ont point ce caractère, et ne sont point, conséquemment, des conditions essentielles de l’Existence de la Loi ?

Ainsi, par exemple, quelle que soit la vérité du second principe : l’Unité de Dieu, et du troisième : son Immatérialité, leur contraire ne porterait nulle atteinte à la Loi divine, qui n’en conserverait pas moins sa raison d’être, et il n’affaiblirait point l’accomplissement des préceptes de la Loi, qui n’en auraient pas moins leur valeur.

Il est donc très étonnant que Maïmonide ait placé ces deux croyances au nombre des principes fondamentaux de la Loi.

Seconde objection : Elle porte sur ce que Maïmonide compte, comme cinquième principe de croyance, l’Obligation de servir Dieu.

Or, cette obligation est l’objet d’un précepte particulier de la Loi qui le prescrit en ces termes : « Vous servirez l’Éternel votre Dieu. — «Vous le servirez de tout votre cœur » : service que nos sages expliquent dans le sens de la prière: « Le service du cœur, c’est la prière ! » Ce qui fait dire à Maïmonide que nous devons élever la voix pour célébrer les louanges de Dieu et sa grandeur.

Cette obligation étant ainsi l’objet d’un précepte particulier, on s’étonne que Maïmonide la compte au nombre des principes de la Loi, par la raison qu’il ne convient pas de compter comme principe, ni comme racine, aucun des préceptes particuliers de la Loi, car, dès lors, pour être conséquent, il faudrait compter dans la Loi autant de principes qu’il l’a de préceptes.

Troisième objection : Elle est suggérée par le sens que Maïmonide donne au cinquième principe qu’il formule, à savoir : qu’il convient de ne servir que Dieu seul et de ne placer aucun intermédiaire entre nous et notre Créateur.

Croire en Dieu et à la vérité de sa Loi, dit l’auteur de l’objection, mais s’adresser à l’ange Gabriel ou Raphaël, afin qu’il intercède auprès de Dieu en notre faveur, qu’y a-t-il là qui puisse faire tomber la Loi en général, et comment la défense de se servir d’intermédiaires pour s’adresser à Dieu, peut-elle constituer un principe fondamental de la loi ?

Quatrième objection : Elle porte sur le neuvième principe posé par Maïmonide.

« La Loi de Moïse, dit-il, ne subira ni destruction, ni changement ; le Créateur n’en donnera point d’autre : elle ne saurait être ni augmentée, ni diminuée, selon ce texte : « Tu n’y ajouteras rien, tu n’en retrancheras rien » (Deut. XII, 32).

Ailleurs, dans son Guide des Égarés, il explique ce principe en ces termes :

« La Loi divine est d’une perfection infinie, selon ce texte : « La Loi de l’Éternel est parfaite. »

Or, ce qui est parfait ne peut subir ni augmentation, ni diminution ; j’affirme donc que la Loi divine ne saurait être jamais changée ! »

Voici l’objection sérieuse que ce principe soulève : Soit admis que la Loi ne saurait subir de changement, en raison de la perfection de Celui de qui elle émane, et en raison de sa propre perfection, il n’en est pas moins vrai que le changement peut l’atteindre eu égard à celui qui la reçoit, c’est-à-dire que Dieu, à une certaine époque, peut bien augmenter, diminuer ou changer sa Loi, soit toute entière, soit en partie, selon les besoins de ceux qu’elle doit régler.

C’est ainsi qu’il donne au premier homme des préceptes spéciaux et qu’il ne lui permet point de manger de la chair ; qu’il donne cette permission à Noé, avec d’autres préceptes particuliers ; qu’il donne à Abraham le précepte de la circoncision, et à Moïse d’autres nombreux préceptes : de sorte que les lois divines se modifient selon les époques et selon les besoins de ceux qui les reçoivent.

De même qu’un médecin expérimenté fait suivre à son malade d’abord un régime léger, et qu’ensuite, à mesure qu’il reprend ses forces, il lui permet insensiblement ce qu’il lui avait tout d’abord interdit, — ce qui n’est point, certes, une preuve d’incapacité de la part du docteur, mais bien un acte de sagesse ; — de même les ordonnances de la Loi et ses préceptes, selon ceux à qui ils sont donnés, et selon l’époque, peuvent être modifiés ou changés.

Quant au texte que Maïmonide invoque à l’appui de son principe : « Tu n’y ajouteras rien et tu n’en retrancheras rien » ; il est employé mal à propos pour établir l’immutabilité de la Loi, car, il n’a trait qu’à la façon de pratiquer cette Loi actuelle : il nous enseigne que nous ne devons pas emprunter aux païens la manière dont ils adorent leurs dieux, afin de ne rien ajouter ni ôter aux préceptes de notre Loi, selon que le demande le sens du passage de l’Écriture où est donné ce précepte.

De plus, si ce précepte avait le sens que Maïmonide indique, comment nos sages pourraient-ils enseigner (Traité Berachoth III, 20), qu’un tribunal religieux (Beth-Din) a le droit de permettre la transgression de certains préceptes de la loi, en en autorisant l’abstention : Schéb véal tahassé ?1

Certes, si la défense de ne rien retrancher de la Loi devait être comprise dans le sens de Maïmonide, les docteurs de la Guémara ne l’auraient point méconnue.

De même les sages ajoutent (Traité Hiroubim II, 23) : que c’est Salomon qui a institué le précepte du Hiroub2, et celui de se laver les mains.

Or, peut-on supposer que Salomon ait voulu transgresser la défense de ne rien ajouter à la Loi: intention que lui attribuerait le sens donné par Maïmonide ?

De plus, dans leurs explications midraschiques (Vaykra Rabba), les sages annoncent que toutes les fêtes seront un jour abolies, à l’exception de celle d’Esther et du jour d’Expiation, Pourim et Kippour.

Ils enseignent également que le nom du porc : Hazir (retour), indique qu’un jour Dieu permettra aux Israélites de manger de cet animal.

Enfin, du temps d’Ezra, on changea les noms des mois ; on ne les désignait dans l’Écriture que par des adjectifs ordinaux ; on disait: le premier mois, le second, le troisième, etc. ; depuis Ezra, on leur donne des noms spéciaux : Nissan, Yar, Sivan, etc.

D’après Maïmonide, tous ces changements ne seraient que des transgressions du précepte : « Tu n’y ajouteras rien, tu n’en retrancheras rien! »

Mais, encore, serions-nous d’accord avec Maïmonide sur le sens de ce précepte, que ce ne serait pas là une preuve de l’immutabilité de la Loi, car à nous seuls ce texte défendrait d’ajouter ou d’ôter à la Loi, et il n’impliquerait nullement la défense qu’elle fût l’objet d’un changement de la part du Tout-Puissant.

C’est sur quoi s’est étendu longuement l’Auteur du Livre des Principes (Albo), aux chapitres treize, quatorze, seize et vingt du troisième livre de son ouvrage.

Cinquième objection: Elle se rapporte au douzième principe posé par Maïmonide : la Venue du Messie.

Bien que ce soit là une croyance véridique, elle ne constitue pas, néanmoins, un principe fondamental qui soit une des conditions de l’existence de la Loi.

En effet, au traité Sanhédrin, f. XCVIII, le rabbin Hillel, dit en propres termes : « Qu’il n’y a plus de Messie pour Israël, car il fut dévoré du temps d’Ézéchias ! »

Or, l’on ne peut supposer que le rabbin Hillel se soit mis hors la Loi, et qu’il l’ait niée, puisque la Guémara l’honore du titre de Rabbi et fait connaître ses enseignements.

Son assertion prouve que la croyance au Messie n’est pas un principe essentiel de la Loi.

Sixième objection : Pareille objection est suggérée par le dernier principe que formule Maïmonide : la Résurrection.

Bien qu’elle soit, comme la Venue du Messie, l’objet d’une croyance véridique, enseignée par l’Écriture ou par la Tradition, elle n’est pas, pourtant, un principe essentiel de la Loi. En effet, croire à la rémunération divine dans ce monde et dans l’autre, et nier la résurrection corporelle, ce n’est point porter atteinte à la Loi en général, ni à aucun des préceptes qui la composent.

Septième objection : Puisque Maïmonide admet que l’immutabilité de la Loi dans son ensemble comme dans ses parties, est au nombre des principes essentiels de la Loi, il ne devrait pas mettre au nombre de ces principes, la Venue du Messie, ni la Résurrection, car, ces deux points de notre croyance, portant sur des évènements futurs, une fois réalisés, n’auront plus de raison d’être, et, dès lors, le nombre des principes de la Loi sera nécessairement diminué, et, conséquemment, modifié.

Or, toute modification de la Loi est incompatible avec le principe absolu de l’immutabilité de la Loi.

Huitième objection : Si nous admettons que Maïmonide en établissant les principes de la Loi, n’a pas eu garde au sens véritable du mot principe, mais seulement à l’importance des objets de croyance qu’il formule comme tels, pourquoi, dès lors, n’énonce-t-il pas comme un principe, la croyance que la Résidence Divine repose sur Israël, grâce à l’observation de la Loi : c’est là, cependant, le plus grand bonheur auquel Israël puisse arriver par sa piété ?

Neuvième objection : Pourquoi, également, ne met-il pas au nombre des principes, la Création (Nouveauté-Contingence) du monde ? C’est là pourtant une croyance que tout enfant d’Israël doit avoir, selon que Maïmonide lui-même l’enseigne, dans son Guide des Égarés, IIe partie, ch. XXV. Au même titre que l’Antériorité (l’Éternité) de Dieu, il aurait dû compter comme principe la Création du Monde.

Dixième objection : Et la croyance aux miracles, racontés par l’Écriture, ne méritait-elle pas le même honneur ? ne devrait-elle pas être considérée comme le grand principe fondamental sur lequel tout repose ? Maïmonide n’aurait pas dû omettre de la compter au nombre des principes, non plus que d’autres croyances particulières que doit professer tout disciple de Moïse, telle, par exemple, que la croyance à la Station du Mont-Sinaï.

Onzième objection : Le principe de la Tradition, c’est-à-dire, le devoir qu’il l’a pour tout homme d’ajouter foi au témoignage de ses aïeux, qui s’est transmis jusqu’à lui, principe qui embrasse toutes les lois divines et qui en est la condition essentielle, n’aurait-il pas dû être formulé par Maïmonide ?

Douzième objection : Le grand principe du Libre arbitre, condition indispensable de toute Loi, et cité comme tel par Maïmonide, dans son Livre de la Connaissance, Traité du Repentir, chapitre V, ne méritait-il pas ici le même honneur ?

Treizième objection : Comment Maïmonide a-t-il pu omettre parmi ses principes celui de la Volonté Divine ?

Ce principe ne précède-t-il pas naturellement la croyance aux miracles ? N’est-il pas la grande colonne qui sert de base aux récits de l’Écriture, aux lois qu’elle édicte, à la Rémunération, etc. ?…

Si l’on supposait, en effet, que Dieu n’agit pas avec volonté, comprendrait-on toutes les croyances bibliques, telles que la Prophétie, la Supériorité prophétique de Moïse, la Divinité de la Loi, la Venue du libérateur, la Résurrection, etc., etc. ? Tous ces principes de croyance ne trouvent-ils pas leur raison d’être dans la croyance à la volonté divine ?

Cette treizième objection n’émane point des rabbins précités (Hasdaï et Albo) ; elle est due à un des derniers docteurs de la Synagogue.

Quatorzième objection : L’Existence de Dieu, son Éternité, sa Sagesse, sa Puissance, et tous les attributs divines auxquels on ne peut s’abstenir de croire, ont-ils paru à Maïmonide indignes d’une place parmi les principes de la Loi ?

Pourquoi a-t-il réduit à treize le nombre de ces principes ? Est-ce par conformité avec les treize attributs du Saint-béni-soit-il, ou avec les treize procédés d’argumentation qui servent à interpréter la Loi ? Mais cette conformité de nombre serait arbitraire, car il n’y a là lieu ni à une comparaison ni à un rapport quelconque.

Quinzième objection : Le principe de la Destinée humaine, et celui de la Survivance de l’âme, que Hasdaï place, le premier au nombre des bases essentielles et fondamentales de la Loi, le second au nombre des croyances véridiques du Judaïsme, au point que les nier, c’est mériter le nom d’hérétique, ont-ils paru moins importants aux yeux de notre grand Docteur ?

Seizième objection : L’Efficacité de la consultation par. le grand Pontife des Ourim et des Toumim, reconnue et formulée par Hasdaï en un principe de croyance que l’on ne saurait nier sans hérésie, n’a donc point paru telle à Maïmonide ?

Dix-septième objection : Enfin, l’Efficacité de la Prière, de la Bénédiction sacerdotale, du Repentir, de la Célébration du Nouvel an, du jour d’Expiation, et des autres fêtes de l’année, n’a pas été mieux appréciée par notre Docteur, contrairement encore à Hasdaï qui soutient également que la négation de ces croyances, qui font l’objet de préceptes particuliers, serait une hérésie.


1Raschi (l. c.) explique le Schéb véal tahassé, ainsi que suit : Dans une infinité de cas, les sages ont permis de transgresser telle ou telle chose de la Loi par précaution ou par respect humain, à la condition que la transgression ne se fasse pas par une action quelconque, mais qu’elle ait lieu d’elle-même par l’abstention de celui qui devait pratiquer le précepte transgressé, de la même manière que les préceptes de Schoffar et de Loulab sont transgressés le samedi par l’abstention qui en est faite en ce jour.

2Acte cérémonial qui permet la préparation des alimenta d’un jour de fête pour le samedi, et le transport des objets d’un lieu privé dans un lieu public et réciproquement.

Le principe de la foi ou la discussion des croyances fondamentales du Judaïsme par Don Isaac Abarbanel. Traduit par M. le Grand Rabbin Benjamin Mossé. Impr. Amédée Gros (Avignon), 1884. [Version numérisée : Google].

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