Meguilat Ta’anit ︱ מגילת תענית

Rouleau des jeûnes

Traduction de R. Moïse Schwab (1898)


Introduction de Moïse Schwab

Peu de temps avant sa mort, M. F. de Saulcy nous avait exprimé le désir de voir étudier la liste ci-jointe d’anniversaires historiques. Par déférence pour ce vœu, les notes suivantes ont été compulsées, après avoir hésité longuement, vu qu’elles n’offrent pas d’arguments nouveaux à ceux qui connaissent l’histoire juive à fond. Mais combien sont-ils ?

On sait que les peuples de l’antiquité avaient le souci de transmettre à la postérité le souvenir de leurs hauts faits par des monuments qui devaient défier le temps. Dans ce but, on avait recours soit à l’érection d’arcs de triomphe, soit à la gravure d’inscriptions sur le marbre ou le bronze, soit enfin aux récits ou aux écrits. Cette dernière série d’attestations a été spécialement conservée par les petites peuplades, qui ont lutté pour leurs foyers, pour leurs convictions et leurs opinions, en un mot pour leur indépendance : tel fut le sort des Hébreux.

Les moindres phases glorieuses de leurs luttes pénibles contre Rome ont été soigneusement enregistrées comme autant de journées heureuses, dignes d’être conservées dans les annales d’une nation !

Sous le titre de Meghillath Taanith, l’ensemble de ces journées constitue donc un document intéressant, succinct par la forme, quoique embrassant un cadre étendu par le nombre des faits. Et ces faits se reproduisirent depuis l’époque de Xerxès, au commencement du IVe siècle avant J.-C., jusqu’à l’empereur Antonin le Pieux, en 138 de l’ère vulgaire. Ce texte a aussi un intérêt littéraire : sans être aussi vieux que la Bible, il vient quelque temps après elle ; il est un intermédiaire entre celle-ci et les premières compositions talmudiques. Le premier, — selon le rabbin français Raschi[1], — il a été mis par écrit pour être préservé de l’oubli, à l’abri des variations auxquelles les traditions orales sont trop souvent sujettes.

Il ne contient pas de faits nouveaux, inconnus ; mais l’exposé complète ou rectifie maintes données. Rappelons aussi que cet ouvrage a déjà été étudié, soit isolément[2], soit subsidiairement, dans des notes détachées, écrites par Joseph Derenbourg après Grætz. Ce sont d’excellents guides à suivre, et dont nous allons profiter.

Notre petit traité se nomme מגלת תענית, livre (ou plus littéralement « rouleau ») de jeune. La petite chronique connue sous le nom de « rouleau du jeûne », dit M. Joseph Derenbourg[3], et qui à la vérité énumère les jours de l’année juive où il est défendu de jeûner, est le plus ancien monument post-biblique en araméen qui nous ait été conservé. Cette chronique est déjà citée dans le Mischna[4] ; elle est l’œuvre « des compagnons de R. Éléazar ou de Ḥanania ben Ḥiskia ben Goran[5] » ; ou bien, comme s’exprime une autre source, « des anciens sages, disciples de Schammaï et de Hillel, l’écrivirent dans la chambre dudit Éléazar, lorsqu’ils allèrent lui rendre visite[6] ».

C’est chez ce docteur aussi que, peu de temps avant la destruction du Temple de Jérusalem, on discuta et adopta certaines mesures pour empêcher tout commerce intime avec les païens. Il est donc permis de faire remonter à cette époque le plan fondamental, les notes essentielles de cette petite chronique. Cependant on ne saurait nier que des additions aient été faites plus tard, puisqu’on annonce au paragraphe 29 le souvenir de la mort de Trajan, arrivée l’an 118 après J.-C.

Il existe, comme on sait, peu de manuscrits de cette chronique[7], et même les éditions de cet opuscule, bien petit pour être imprimé à part, sont fort rares[8].

Ainsi, la mémoire de trente-cinq événements glorieux, qui concernent soit la nation entière, soit quelques-uns de leurs représentants, est conservée à l’état de souvenirs par ces journées commémoratives, de même que d’autres jours étaient consacrés à de tristes circonstances. À l’anniversaire des uns, on se réjouit ; pour les autres, au contraire, on jeûne. L’historien Josèphe parle aussi de ces jours et les nomme νικητήρια. Longtemps on les a tenus en honneur, à défaut de tablettes historiques. Il est d’usage antique que les membres de la nation conservaient intacts, par écrit, les principaux faits de l’histoire ; on se les transmettait de bouche en bouche, sans se faire scrupule de les amplifier par quelques additions verbales, d’y ajouter quelques détails plus ou moins authentiques et d’accorder une place à la légende. L’imagination aime à se reporter à ces hauts faits de l’antiquité ; la postérité se plaît à rappeler ce qui a été accompli par les ancêtres. Elle brode, sans hésiter, sur le canevas primitif, pour compléter ce qui aurait été oublié ou laissé de côté par l’un des narrateurs.

Ici, pour la chronique qui nous occupe, ce n’est pas précisément le cas : l’historien et l’instigateur n’auront pas à s’occuper d’amplifications, de superfétations, de détails hétérogènes que la critique devra élaguer. Au contraire, au lieu d’éliminer, il y aura des lacunes à combler, des espaces restés vides à remplir, parce que cette suite de faits est plutôt un résumé qu’un exposé historique. Le style elliptique dont s’est servi le narrateur, lorsqu’il a jugé opportun de transcrire les faits pour ne pas les laisser exposés à la destruction et à l’oubli, les rend semblables à ces inscriptions que l’on trouve gravées sur des pierres, contenant le nom du héros d’une action, la mention du fait et la date, en caractères abrégés et lapidaires, mais sans explications, sans antécédents, ni conséquences, ni synchronismes.

Il en résulte un texte archaïque, à peine déchiffrable ; et, comme il ne porte pas la date de sa composition, il faut essayer de la deviner à toutes sortes d’indices presque étrangers : au style, au langage, à quelques expressions bizarres. Ce sont là les divers caractères qui doivent mettre sur la voie et permettre de fixer approximativement l’année de la rédaction de ce document.

Il importe d’insister sur ces incidents pour pouvoir établir l’acte de naissance du texte essentiel, du noyau de cette Meghilla, auquel se sont joints plus tard des développements ou des commentaires, soit à l’époque de la rédaction du Talmud, soit encore plus tard. Mais il est aisé de distinguer ces appendices qui datent d’une autre époque, parce qu’ils sont conçus dans la langue hébraïque, faisant contraste avec le noyau de la Meghilla, écrit en araméen ou chaldéen, cette langue vulgaire dont les Juifs se servaient avant la destruction du Temple de Jérusalem, tout au commencement de l’ère vulgaire[9].

La chronique se compose en effet de trois parties distinctes, quant à leur origine ; ce sont : 1° le texte ; 2º les scolies ou additions ; 3° les gloses ou explications. Ces deux dernières parties se confondent parfois, et n’en forment qu’une comme contexte.

La première partie remonte à une haute époque, puisque l’on cite déjà ces jours de demi-fête, de victoire ou de joie, non seulement dans les récits anciens du Talmud, mais encore dans le livre de Judith (viii, 6). « Celle-ci jeûnait tous les jours, est-il dit, pendant la durée de son veuvage, à l’exception des jours de sabbat, des veilles de sabbat, des néoménies, des fêtes et des jours de réjouissance de la maison d’Israël », καὶ χαρμοσυνῶν οἴκου Ισραηλ. Il est fort probable que, par ces derniers jours, l’auteur du livre apocryphe de Judith faisait allusion aux jours mémorables pendant lesquels il était défendu de jeûner », et dont il est question ici.

Très probablement, le recueil original de ces notes chronologiques ne contenait que les inscriptions des titres, et en général la Meghillath Taanith, telle qu’elle est citée dans le Talmud, n’avait pas l’aspect qu’elle a aujourd’hui. Les preuves de cette opinion sont nombreuses. Ainsi, au Talmud de Babylone[10], on trouve cités d’un trait les deux premiers jours de demi-fête compris dans le mois de Nissan ; tandis que, dans nos éditions de la Meghilla, ils sont interrompus par une discussion et par de longues démonstrations à l’appui.

À la section II (S 4), il s’est glissé une controverse qui ne sert même pas de considérant : c’est une simple réminiscence empruntée au Talmud[11], car c’est la seule journée plutôt religieuse qu’historique. — À la section III, on a introduit une explication que R. Abahou a établie le premier comme une opinion individuelle, à savoir que Migdal-schour est identique avec Césarée[12]. — On remarquera de semblables interpolations et additions dans les sections suivantes.

De même, il faut présenter avant tout une observation générale c’est que la série des jours mémorables ne suit pas l’ordre chronologique, mais l’ordre mensuel ; on a pris à chaque mois les jours les plus dignes d’être notés tour à tour, sans vouloir prétendre par là que l’ordre de succession soit rigoureusement exact, ni que le fait énoncé en premier lieu ne soit pas survenu après le second. On n’a eu égard dans chaque mois qu’à l’ordre des quantièmes, sans craindre de rétrograder de bien des années, le cas échéant. Par suite, il y a un critérium à appliquer. Il arrive fréquemment aux documents anciens, ou sources primitives en histoire, de confondre ensemble des fragments de récits divers dont les éléments sont empruntés à des époques diverses et à des faits que l’on peut appeler multiples, parce qu’ils se sont renouvelés plusieurs fois avec des détails presque semblables, sans être cependant les mêmes. Aussi n’est-il pas difficile de retrouver la cause première de bien des confusions : la mort d’un prince, par exemple, peut offrir les mêmes circonstances que la mort de tel autre, et pourtant ce sont deux personnes différentes. D’autres fois, des faits analogues se rapporteront au même jour et au même mois, mais non à la même année. Voilà ce qu’il s’agira de démêler, en examinant un à un les jours inscrits au tableau en question.

Il est un autre point digne d’être relevé, comme on le verra plus loin en détail : c’est l’indice, que présente parfois ce tableau, d’une main étrangère, souvent ignorante des faits principaux, qui à coup sûr ont été commentés après de longs intervalles de temps. Une singulière étymologie, aussi curieuse qu’inexacte, est celle du mot הקרא « Acra », tirée par le commentateur du terme הקראים « les Caraïtes »[13] ! Quelle suite de fautes d’orthographe et d’anachronismes dans une seule expression !

Pour juger de la valeur des commentaires ou scolies, il faut commencer par voir s’ils se rapportent bien au texte chaldaïque, à la suite duquel ils se trouvent placés, et s’ils lui servent d’explication. On observera, avec peine et regret, que souvent la prétendue explication donnée par le scoliaste est complètement défectueuse. Parfois il s’y rattache incidemment un fait intéressant, qui paraît puisé à des sources antiques ; mais rarement la critique historique trouve un enchaînement solide et bien fondé entre la mention primitive et la scolie qui l’accompagne. Il s’agira donc d’expliquer les unes et les autres, et, en passant, de développer, d’expliquer, d’éclaircir bien des détails sur l’histoire des Juifs postérieurement au canon ou cycle biblique, pour une période de temps qui s’étend depuis la captivité de Babylone jusqu’à l’asservissement définitif de la Judée par la puissance militaire de Rome.

En somme, on peut tirer de ces diverses remarques la conclusion suivante :

Ce « rouleau du livre des jeûnes »[14] est un petit traité composite, comprenant 1° un texte fort ancien, puisque l’on prétend qu’il a été écrit avant la destruction du deuxième temple de Jérusalem ; 2º un commentaire beaucoup plus moderne ; le rédacteur a certainement puisé à des sources perdues pour nous, mais il n’a pas toujours réussi à pénétrer le sens obscur du texte. Contrairement au libellé du titre, c’est une suite de jours disposés dans l’ordre du calendrier, pendant lesquels il est défendu de jeûner ou d’être en deuil, à cause d’un événement arrivé ce jour. La langue est chaldéenne ; celle du commentaire est un mélange d’hébreu et d’araméen, comme celle du Talmud.

À la fin du livre cependant, on trouve aussi un certain nombre de jours où le jeûne est recommandé ; mais cette dernière série ne paraît pas faire partie de l’ouvrage primitif. Elle n’est pas citée dans le Talmud, et n’a pas été commentée. La langue n’est pas non plus la même que celle de la précédente série : ce tableau est tout entier en hébreu. Ceci dit, passons au texte, qui sera traduit ensuite selon l’ordre de la rédaction, par mois ; puis l’ordre chronologique sera rétabli avec justifications à l’appui.


[1] Sur le Talmud B., tr. Sabbat, f. 13 b. ; tr. Eroubin, f. 62 b. ; tr. Taanith, f. 15 b.

[2] Au dernier siècle par P. Ens, De Karæis in Megillath Taanith memoria (Harderov., 1726, in- 4°) ; le texte avec vers. lat. a été donné par Joh. Meyer, à la suite de son tr. De temporibus (1724, in-fol.) ; de nos jours, par Schmilg, « Ueber die Entstehung u. den histor. Werth der Megillath Taanith. Dissert. inauguralis » (Leipzig, 1874, in- 8°) ; Brann, Monatschrift für Geschichte u. Wissen. d. Judenthums, 1876, p. 375-384, 410-418, et 445-460.

[3] Essai sur l’histoire de la Palestine, p. 439.

[4] Section II, tr. Taanith, ch. II, §8.

[5] Glose de notre Meghilla, et B., tr. Sabbat, f. 13 b.

[6] Halakhôth guedôloth, Hilkhôth Soferim (édit. Zolkiew, f. 82 c).

[7] Autant que l’on sait, il n’y en a qu’à la Bodléienne : nos 641, 3° (ch. 1), 867, 2° (entier), 882 (commenc.), 902 (entier), et n° 2421, 10 b (fragments).

[8] Il a été publié pour la première fois avec le Séder ‘ôlam rabba« grande chronologie », de José ben Halafta, le Séder ‘ôlam żouta« petite chronologie », et la Kabbalah « livre de la tradition » d’Abraham ben David (Mantoue, 1514, in- 4°). D’après cette édition, Ambroise Froben en a publié une autre à Bâle (1580, in- 8 °). D’autres éditions ont paru, mais la meilleure est celle de Hambourg (1757, in- 8°), accompagnée de notes par Jacob-Israël Emden. De nos jours, Juda Löb en a donné une édition critique (Varsovie, 1874, in- 8 °), qu’il a publiée sous la forme et l’aspect d’un texte talmudique, entouré de nombreuses gloses hébraïques, que l’éditeur a tirées d’une foule d’écrits ; il a joint des renvois aux passages parallèles des compilations rabbiniques. Enfin il a paru dans les Medieval jewish Chronicles, t. II, à Oxford, 1895, in- 4°. Nous avons suivi l’édit. d’Amsterdam, 1760, in- 12, amendée par Grætz.

[9] Renan, Histoire des langues sémitiques, 4° édit., p. 159.

[10] Tr. Taanith, f. 17 b.

[11] Tr. Houllin, f. 129 b.

[12] Comp. au texte en question B., tr. Meghilla, f. 6 a.

[13] Cf. Monatschrift, etc., 1875, p. 44-45 ; Revue des études juives, t. V, p. 210.

[14] Jos. Derenbourg, ibid., p. 2, note 1.

Moïse Schwab, « La Meghillath T aanith, ou « Anniversaires historiques » », Actes du congrès international des orientalistes, 1898, IVe section, p. 199-259. [Édition tirée à part : The National Library of Israel]

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