Les Huit Chapitres de Maïmonide | שמונה פרקים לרמב »ם
Chapitre 7 : Des Voiles et de leurs significations
Traduction du judéo-arabe par R. Jules Wolff (1912)
Des Voiles1 [arrêtant la prophétie2] et de leurs significations.
On trouve fréquemment dans les Midrashoth et les Haggadoth du Talmud [cette assertion] que, parmi les prophètes, il en est qui ont vu Dieu derrière un grand nombre de voiles, d’autres à travers un petit nombre, selon qu’ils étaient plus ou moins rapprochés de la divinité et d’après le rang qu’ils occupent parmi les prophètes, de sorte que [les docteurs de la loi] ont dit que Moïse, notre Maître, a vu Dieu derrière un seul voile brillant, c’est-à-dire transparent, conformément à cette parole3 : « Il (Moïse) a contemplé Dieu [comme] à travers un miroir éclairant les yeux, » איספקלריא (= speculare) étant [en latin] le nom du miroir, fait d’un corps transparent à l’instar du verre et du cristal, comme nous l’expliquerons à la fin [du traité mischnaïque] de Kélim. Or, le but visé par cette assertion, je vais te le dire : c’est que, comme je l’ai déjà expliqué au deuxième chapitre, les qualités [de l’homme] sont les unes intellectuelles et les autres morales, de même les défauts sont les uns intellectuels, comme l’ignorance, le défaut d’attention et d’intelligence, d’autres sont d’ordre moral, comme la sensualité, l’orgueil, la colère, la honte, l’amour de l’argent et d’autres défauts analogues, qui sont en très grand nombre.
Nous avons aussi indiqué, dans le quatrième chapitre, la méthode à suivre pour les étudier ; l’ensemble de ces vices constitue des « voiles » qui séparent l’homme de Dieu (qu’il soit exalté !). Le prophète [Isaïe] visant ce sujet a dit : « Ce sont vos iniquités qui vous ont séparés de Dieu » (Isaïe 59 : 2), il dit que nos péchés, c’est-à-dire les vices, comme nous venons de le dire, sont les voiles [= les obstacles] qui s’interposent entre l’homme et Dieu (qu’il soit exalté !). — Sache bien qu’un prophète, pour pouvoir prophétiser, doit posséder toutes les qualités intellectuelles et la majeure partie des qualités morales et les plus importantes d’entre celles-ci, selon cette parole [des docteurs] : « L’inspiration prophétique n’est donnée4 qu’à un homme sage, fort et riche »5 ; le terme de « sage » embrasse certainement les qualités intellectuelles ; celui de « riche » s’applique aux qualités morales, c’est-à-dire au contentement, car ils (les docteurs) désignent l’homme content (= satisfait de son sort) par « riche », selon cette parole qu’ils disent (Aboth 4:1), pour définir le mot « riche » : « Qui est riche ? Celui qui est content de son sort, » c’est-à-dire qui se contente de ce que sa destinée lui a réservé6 et ne s’afflige pas de ce qu’elle ne lui a pas octroyé ; et, pareillement, [le terme de] « fort » s’applique aux qualités morales, c’est-à-dire [à celui] qui dirige ses forces en conformité de la raison7, comme nous l’avons expliqué au chapitre V ; c’est ainsi qu’ils [les docteurs] disent : « Qui est fort ? Celui qui maîtrise ses passions. » — Le prophète, en effet, ne doit pas nécessairement posséder toutes les qualités morales au point qu’aucun vice ne l’atteigne8, puisque Salomon était prophète au témoignage de l’Écriture. « À Gabaon l’Éternel apparut à Salomon » (Rois 3:5), or, nous lui connaissons un défaut moral, la passion pour une certaine chose9 : le grand nombre de femmes, et ce [défaut] résulte d’une disposition à la sensualité et [l’on]10 dit explicitement : «N’est-ce pas en cela qu’a péché Salomon ?» (Néh. 13:26.) — Pareillement David (que la paix soit sur lui !) était prophète. Il dit : « À moi le Rocher d’Israël a parlé » (2 Sam. 23:3) ; or, nous savons qu’il fut cruel et, quoiqu’il n’exerçât cette cruauté que contre les païens et à l’occasion du massacre des infidèles négateurs11, et qu’il fût bon pour Israël, il est cependant dit clairement dans les Chroniques que Dieu ne l’autorisa12 pas à construire le sanctuaire à cause du grand nombre d’hommes qu’il tua, mais [Dieu] lui dit : « Ce n’est pas toi qui édifieras une maison en mon nom, parce que tu as versé beaucoup de sang » (Chron. 28:3). — Nous remarquons aussi chez Élie (d’heureuse mémoire !) la disposition à la colère et, quoiqu’il l’ait manifestée contre les négateurs et13 contre eux [seulement], néanmoins les sages (les docteurs de la loi) ont déclaré que Dieu l’a retiré à Lui et lui a signifié que celui-là n’a pas la sympathie des hommes qui est animé, comme toi, d’un si grand zèle (= d’un fanatisme si farouche) qu’il les fait périr. — Nous remarquons aussi que Samuel avait peur de Saül et que Jacob redoutait la rencontre d’Esaü ; or, ces dispositions morales et d’autres analogues sont des voiles (= obstacles) aux yeux des prophètes (que la paix soit sur eux!). — De ceux d’entre eux, qui étaient affectés de deux ou trois dispositions non conformes au juste milieu14, comme nous l’avons expliqué au chapitre IV, il est dit qu’ils ont vu Dieu derrière deux ou trois voiles. — Et ne te récrie pas à l’idée que l’absence de certaines qualités morales puisse diminuer le degré de la prophétie, puisque nous remarquons que certains défauts moraux arrêtent complètement le don prophétique, tels que la colère dont ils [les docteurs] disent : « Quiconque se met en colère, s’il est prophète, l’inspiration prophétique se retire de lui15 ; et ils en donnent comme preuve Élisée que l’inspiration abandonna, lorsqu’il se mit en colère, et tant que dura sa colère, d’après ce que dit l’Écriture : « Et maintenant cherchez-moi un musicien ? » (2 Rois 3:15.) Il en est de même du souci et du chagrin16 : c’est ainsi que tout le temps qu’il pleura son fils Joseph, le patriarche Jacob fut privé de l’inspiration prophétique17 jusqu’à ce qu’on lui eût annoncé que [Joseph] était en vie ; l’Écriture dit alors : « L’esprit de Jacob, leur père, se ranima » (Genèse 45 : 27), ce que la paraphrase d’Onkelos18 traduit, selon les commentaires remontant à Moïse, notre Maître19 : « Et l’esprit prophétique reposa [de nouveau] sur Jacob leur père. » — Quant aux docteurs, ils disent : « La prophétie ne repose pas chez celui qui est négligent ou qui a le cœur affligé, mais sur celui qui est dans une disposition sereine.20 » Et lorsque Moïse, notre Maître, eut conscience d’avoir éloigné de lui tout ce qui pouvait s’opposer à la prophétie21, et que toutes les qualités morales et intellectuelles étaient arrivées chez lui au degré le plus parfait, il demanda à percevoir Dieu dans la réalité de son essence22 ; il dit [donc] : « Montre-moi, je te prie, ta gloire » (Exode 33:18). Et Dieu (qu’il soit exalté !) lui fit alors comprendre que cela est impossible, parce qu’il (Moïse) est un esprit uni à la matière, c’est-à-dire en tant qu’homme23 ; comme le dit l’Écriture : « Car l’homme ne peut me voir et vivre ». (Ibid. v. 20.) Il ne restait donc plus qu’un seul voile transparent qui empêchait Moïse d’atteindre à la connaissance réelle de l’essence divine : l’intelligence humaine non distincte [du corps]. Et pourtant Dieu (qu’il soit exalté !) favorisa Moïse, en lui accordant, à la suite de sa demande, une compréhension plus grande que celle qu’il (Moïse) avait auparavant ; mais il lui apprit que le but [qu’il voulait atteindre] ne lui était pas accessible à cause de sa nature corporelle. [L’Écriture] a désigné l’intuition réelle [de l’essence divine] [par l’expression] : voir la face, parce que si l’on voit quelqu’un de face, on a, au fond de son âme, l’image [de cette personne], qu’on ne confond pas avec celle d’un autre [homme] ; tandis que, lorsqu’on ne l’aperçoit que de dos, même si, en la voyant ainsi, on la reconnaît, on a cependant parfois des doutes à son sujet et on la confond parfois avec un autre. Et, pareillement, la connaissance véritable de Dieu (qu’il soit exalté !) consiste en ce que l’existence de Dieu parvienne dans l’âme de l’homme de telle sorte qu’elle ne s’associe, en ce qui concerne ce concept de l’existence, à aucune des choses existantes, au point que [l’homme] trouve [l’existence de Dieu] affermie en son âme et différant de ce qu’il trouve en son âme de l’existence des autres êtres. Or, la perception humaine ne saurait parvenir à ce résultat24, et Moïse (que la paix soit sur lui !) a atteint un degré un peu inférieur, que (l’Écriture) définit par ces mots : « tu me verras par derrière, » etc. (Ibid. v. 23.) — (Je me propose de compléter ce sujet dans le livre de la prophétie25.) — Comme les sages (= les docteurs de la loi) (que la paix soit sur eux !) ont su que ce sont ces deux sortes de défauts, c’est-à-dire les défauts intellectuels et les défauts moraux, qui constituent des voiles entre l’homme et Dieu, et qu’à cet égard il existe une hiérarchie de prophètes, ils ont dit de certains prophètes dont la science et les mœurs leur paraissaient remarquables : « qu’ils auraient mérité de voir reposer sur eux la gloire divine à l’instar de Moïse, notre Maître ». (Soucca 58.) — Que le sens de cette comparaison ne t’échappe pas, car s’ils [les docteurs] comparent ces prophètes à Moïse, ils sont loin26 de les déclarer ses égaux. — Ils ont dit pareillement d’autres prophètes qu’ils étaient comme Josué, dans le sens que nous venons de mentionner.
Tel est le sujet que nous nous proposions de traiter dans ce chapitre.
1Litt. « cloisons » ou « barrières », « voiles », « écrans », qui font obstacle à la prophétie et à la connaissance intuitive de Dieu.
2Cf. Guide des égarés, trad. S. Munk, p.3, p.56, note 38, lire le ch. 9, p.56 et suivantes.
3Yebam. 49b.
4Le texte porte : « ne repose ».
5Sabbath 92a.
6Mot à mot « de ce que son temps lui a fait trouver ».
7Ibn Tibbon ajoute : « et la prudence ».
8Mot à mot « ne le diminue ».
9Nous lisons ce mot כיאן avec techdid dans le ya, et le dictionnaire le donne comme un terme étranger signifiant : res. Ibn Tibbon a traduit littéralement : explication, qui ferait double emploi avec le terme explicatif suivant : ודלך.
10C’est-à-dire la Bible.
11C’est-à-dire « des ennemis de la religion ».
12Ibn Tibbon ajoute : « Et il ne fut pas jugé digne ».
13L’arabe dit : « et que contre eux il fut courroucé », ce qui forme pléonasme.
14En arabe : « dans un juste milieu ».
15Pesahim 66.
16Suppléez : font perdre l’inspiration.
17Cf. Guide, trad. S. Munk 2, p.287.
18Ibid.
19Ibn Tibbon n’a pas ces mots.
20Sabbat 30b.
21Litt. « qu’il ne lui restait pas de voile qu’il n’eût écarté ».
22Le texte ajoute : « rien ne lui faisant obstacle ; » ce qui est une répétition de plus haut.
23Nous avons traduit ce mot d’après Ibn Tibbon.
24On ne peut connaître Dieu comme on connaît une chose créée ; autrement dit, le terme de « connaître » n’est employé dans ce passage que par pure homonymie.
25Maïmonide n’a jamais publié ce livre ; il parle également de ce projet dans le Guide (trad. S. Munk) I, 15 ; ce qui l’y fit renoncer, ibid.
26Nous lisons, avec Ibn Tibbon, חלילה au lieu de ובאללהם du texte de Pococke.
« La préface de Samuel Ibn Tibbon aux « Huit chapitres » de Maïmonide », traduction de Jules Wolff, dans : Revue de Théologie Et de Philosophie 32 (2), 1899, p.183-189. [Version numérisée : e-periodica.ch].
Les Huit Chapitres de Maïmonide ou Introduction à la Mishna d’Aboth. Maximes des Pères (de la Synagogue). Traduits de l’arabe par Jules Wolff. Rabbin de la Communauté israélite de Chaux-de-Fonds. Lausanne-Paris, 1912. [Version numérisée : Alliance israélite universelle].