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L’Évangile de Mathieu avec son commentaire
Traduction R. Lazare Wogue (1870 et 1875)
Sommaire
ToggleChapitre I.
1 La généalogie de Jésus-Christ, fils de David, fils d’Abraham.
1 Abraham. On voudra peut-être savoir pourquoi la généalogie donnée par Luc (II, 23 et suiv.) remonte jusqu’à Adam, tandis que celle de Mathieu commence à Abraham. C’est sans doute que Mathieu veut comparer Jésus à Abraham. Celui-ci le premier a fait connaître aux hommes le vrai Dieu et les a engagés à renoncer au culte des idoles, comme il est dit (Gen., 21, 23) : « Il invoqua en ce lieu le nom de l’Éternel, le maître du monde. » De même, selon Mathieu, Jésus le premier a fait comprendre aux idolâtres l’unité de Dieu et les a déterminés à rejeter le paganisme.
2 Abraham fut père d’Isaac. Isaac fut père de Jacob. Jacob fut père de Juda et de ses frères.
2 Père d’Isaac. Gen., 21, 3. — Père de Jacob. Gen., 25, 26. Père de Juda. Gen., 29, 35.
3 Juda eut de Thamar. Pharez et Zara. Pharez fut père d’Esrom. Esrom fut père d’Aram.
3 Pharez. Gen, 38, 29.— Aram (ou plutôt Ram). Ruth, 4, 19.
4 Aram fut père d’Aminadab. Aminadab fut père de Naasson. Naasson fut père de Salmon.
4 Aminadab. Id. — Naasson. Ibid, 4, 20.— Salmon. Id.
5 Salmon eut Booz, de Rahab. Booz eut Obed, de Ruth. Obed fut père de Jessé.
5 Booz. Ibid., 4, 21. — De Rahab. Je ne sais d’où l’écrivain tient cela. Je n’en trouve la source ni dans la Bible ni dans le Talmud, mais dans Talm. Tr. de Meguilla, 14 b, il est dit : « Huit prophètes sont issus de Rahab, car elle se convertit au Judaïsme et épousa Josué. » Il est donc possible que Salmon ait épousé une femme descendant de Rahab, et qu’il en ait eu Booz. — Obed. Id. Jessé. Ibid., 4, 22.
6 Jessé fut père du roi David. Le roi David eut Salomon, de celle qui avait été femme d’Uri.
6 David. Id. — Salomon. II, Samuel, 12, 24. — De la femme d’Uri. Uri, cependant, ne vivait plus lors de la naissance de Salomon. De même il est dit, II Sam., 3, 3 : « Et le second fils (de David) Kilab, fils d’Abigail, femme de Nabal…, » quoique Nabal ne vécût plus lors de la naissance de Kilab.
Il est singulier que Mathieu, qui ne nomme point la mère de chaque génération, fasse exception pour les quatre femmes suivantes : Tamar, Rahab, Ruth et la femme d’Uri. Voici comment je m’explique ce fait. De ces quatre femmes, qui avaient été toutes plus ou moins coupables, il semble qu’il ne dût venir que des enfants indignes, mais « mes pensées ne sont pas comme » vos pensées, ni mes voies ne sont vos voies, » dit l’Éternel (Isaïe, 55, 8). Les prévisions humaines sont ici déjouées et démenties par l’histoire. Tamar avait épousé Juda, qui était son beau-père, et quoique la Loi n’eût pas encore été promulguée à cette époque, l’adultère n’était pas moins considéré alors déjà comme criminel, puisque Juda lui-même dit de Tamar : « Faites-la sortir et qu’elle soit brûlée. » (Gen., 38, 24.) Mais malgré ce péché commis par Tamar, tous les rois de la maison de David sont issus d’elle, et c’est pour empêcher que cette anomalie morale ne fasse douter de la justice divine que le Talmud dit (Tr. Makkot, 23,b) : « Lorsque Juda prononça ces paroles : Elle vaut mieux que moi (Gen., 38, 26), une voix céleste dit : Ce mystère vient de moi ; » c’est-à-dire qu’il ne faut pas, en présence de ces faits étranges, accuser la justice de Dieu, et que ce sont là les voies cachées et impénétrables de l’Éternel.
Rahab avait été une courtisane, et cependant, quand elle se fut convertie, elle eut dans sa famille huit prophètes, comme on l’a vu plus haut (v. 11.)
Ruth était Moabite, et le Pentateuque (Deut., 23, 4) avait défendu que ni Ammonite ni Moabite n’entrât jamais « dans la communauté de Dieu. » Et cependant « Ammon et Moab, comme dit le Talmud (Tr. Yebamoth, 63a), ont produit deux fruits bénits : Ruth la Moabite et Noémie l’Ammonite. »
Le mariage de la femme d’Uri avec David fut précédé d’un crime, et nous savons (II Sam., 12, 20) que David fut puni pour le péché qu’il avait commis. Pourtant, lorsque naquit leur fils Salomon, « Dieu l’aima. » (Ibid., 12, 24.)
Ainsi, de ces femmes il naît des enfants élus et particulièrement remarquables. Mathieu savait bien que plus d’un lecteur voyant les noms des fils, chercherait ceux des mères, et s’étonnerait de voir de tels enfants nés de pareilles mères. Mathieu, en appelant l’attention sur ces quatre mères, les seules nommées par lui, a donc eu pour but d’avertir que la volonté de Dieu est incompréhensible et doit être respectée. Que nous font, du reste, l’origine et la généalogie d’un homme ? Ses actes sont-ils bons ? louons-le. Ses paroles sont-elles vraies ? acceptons de lui la vérité !
7 Salomon fut père de Roboam. Roboam fut père d’Abia. Abia fut père d’Asa.
7 Roboam… Abia… Asa. I Chr. 3, 10.
8 Asa fut père de Josaphat. Josaphat fut père de Joram. Joram fut père d’Hosias.
8 Josaphat. Id. — Joram. Ibid., 3, 11.
Hosias. D’après Mathieu, Joram est le père d’Hosias, qui est le père de Joatham ; mais d’après I Chr., 3, 11, les générations se succèdent ainsi : Joram, Achasias, Joas, Amasias, Azarias (au lieu de Hosias) et Joatham. Il manque donc, chez Mathieu, trois générations.
9 Hosias fut père de Joatham. Joatham fut père d’Achas. Achas fut père d’Ezéchias.
9 Joatham. Ibid., v. 12. — Achas… Ezéchias. Ibid., v. 13.
10 Ézéchias fut père de Manassé. Manassé fut père d’Amon. Amon fut père de Josias.
10 Manassé… Amon… Josias. Ibid., v.13 et 14.
11 Josias fut père de Joakim. Joakim fut père de Jéchonias et de ses frères, vers le temps qu’ils furent transportés à Babylone.
11 Dans certaines éditions on lit : « Josias fut père de Jéchonias et de ses frères, etc. » La leçon que nous avons donnée est la véritable, et est confirmée par I Chr., 3, v. 15 et 16.
12 Et après qu’ils eurent été transportés à Babylone, Jéchonias fut père de Salathiel. Salathiel fut père de Zorobabel.
12 Salathiel. Ibid., v. 17.
Zorobabel. D’après I Chr. 3, 18 et 19, Salathiel est père de Pedaya, et Pedaya est père de Zorobabel. Il manquerait donc, dans Mathieu, une génération.
13 Zorobabel fut père d’Abiud. Abiud fut père d’Eliakim. Eliakim fut père d’Azor.
13 Abiud. Dans l’Ancien Testament, Zorobabel n’a pas de fils du nom d’Abiud. On n’y trouve pas non plus aucune des dix générations depuis Abiud jusqu’à Joseph, époux de Marie.
14 Azor fut père de Sadoc. Sadoc fut père d’Achim. Achim fut père d’Eliud.
15 Eliud fut père d’Eléazar. Eléazar fut père de Mathan. Mathan fut père de Jacob.
16 Et Jacob fut père de Joseph, l’époux de Marie, de laquelle est né Jésus, qui est appelé Christ.
17 Ainsi toutes les générations depuis Abraham jusqu’à David sont quatorze générations ; et depuis David jusqu’à l’exil de Babylone, quatorze générations ; et depuis l’exil de Babylone jusqu’au Christ, quatorze générations.
17 L’auteur compte trois fois quatorze générations, ensemble quarante-deux générations. Si on n’admet pas la leçon que nous avons donnée au verset 11, il n’y aurait que quarante-une générations, mais il est possible que, pour avoir trois fois quatorze générations, Mathieu compte deux fois Jéchonias, d’abord à la fin de la seconde série et ensuite au commencement de la troisième série des quatorze générations, et qu’à cause de cela il dise : Depuis David jusqu’à l’exil de Babylone… Depuis l’exil de Babylone, etc., au lieu de dire : Depuis David jusqu’à Jechonias… Depuis Jechonias, etc. Dans tous les cas il manque, dans le tableau de Mathieu, quatre générations, d’après ce que j’ai dit aux versets 8 et 12 ; il en manque cinq, si on n’admet pas notre leçon du verset 11. Les trois séries de quatorze générations données par l’auteur ne peuvent donc pas s’expliquer. Je reviendrai sur ce point dans mon commentaire sur Luc, 3, 24.
18 Or, la naissance de Jésus-Christ arriva ainsi : Marie, sa mère, ayant été fiancée à Joseph, se trouva enceinte par la vertu du Saint-Esprit, avant qu’ils fussent ensemble.
18 Avant qu’ils fussent ensemble. Quand un homme épousait une jeune fille, il l’épousait « selon la loi de Moïse et d’Israël » (c’était la formule consacrée), et à partir de ce moment elle était considérée en tout comme une femme mariée. Cependant, ils devaient encore demeurer séparés, elle chez ses parents, lui dans sa maison ou celle de son père. Le mariage n’était consommé qu’à partir de l’époque où ils prenaient possession l’un de l’autre et vivaient ensemble. Avant qu’ils fussent ensemble signifie donc : avant la prise de possession.
Par le Saint-Esprit. Deux opinions se sont produites à ce sujet chez nos frères chrétiens. Les uns prennent ces mots à la lettre et soutiennent que Jésus est né sans la coopération d’aucun homme, car il n’y a rien d’impossible à Dieu (Gen., 18, 14), et ils considèrent comme des hérétiques ceux qui ne partagent pas leur opinion. Les autres, s’appuyant sur cette parole de Salomon : « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil, » (Eccl., 1, 9), disent : « Nous respectons les paroles de Jésus, et nous sommes attachés à sa loi ; mais lorsqu’on nous dit que Marie se trouva enceinte par le Saint-Esprit, nous pensons que ces mots contiennent un sens mystérieux qui nous échappe. Ceux qui les prennent à la lettre prouvent par la même la faiblesse de leur intelligence et » blasphèment Dieu. » Je ne me crois pas autorisé à décider moi-même entre ces deux opinions ; mais lorsque j’en viendrai à expliquer d’une façon rationnelle les paroles de Jésus lui-même citées dans Jean (chap. 10, v. 34 et 36), on verra ce qu’on doit penser là-dessus.
19 Alors Joseph, son époux, étant un homme de bien, et ne voulant pas la diffamer, voulut la quitter secrètement.
20 Mais comme il pensait à cela, un ange du Seigneur lui apparut en songe, et lui dit : Joseph, fils de David, ne crains point de prendre Marie pour ta femme ; car ce qu’elle a conçu est du Saint-Esprit ;
20 Est du Saint Esprit. Comme les Juifs et les Chrétiens se trompent quelquefois sur la nature du Saint-Esprit, je vais expliquer ce qu’il faut entendre par ce nom. Un docteur juif dit (Tanna debé Eliahu) : « Je prends à témoin le ciel et la terre, et j’affirme que soit Juif, soit idolâtre, soit homme, soit femme, soit esclave mâle ou femelle, l’esprit saint repose sur chacun selon ses œuvres. Comprenons bien ce passage. Il est écrit dans le Deutéronome (32, 9) : «La part de Dieu, c’est son peuple, Jacob est la corde (qui sert de mesure) de son héritage.» Cela veut dire que toute âme est attachée et fixée au ciel, comme si elle était une part de Dieu même, et descend comme une corde jusqu’à ce qu’elle arrive dans le corps d’un homme. Si on agite l’extrémité inférieure d’une corde suspendue, l’extrémité supérieure s’agite nécessairement aussi. De même pour l’homme : si ses actions, ses paroles et ses pensées sont bonnes, il entre en communication avec l’esprit saint de Dieu, qui le seconde pour le bien dans la mesure même et en raison de ses bonnes actions et lui sert à découvrir les choses cachées et inconnues ou à connaître l’avenir. On dira peut-être que cette communication avec Dieu n’est accordée qu’aux Juifs. C’est pour réfuter cette opinion que le Tanna debé Eliahu dit que l’esprit saint repose sur tout homme, que ce soit un juif ou un idolâtre, un homme ou une femme, un esclave ou une esclave. Nous parlerons encore ailleurs de ce sujet.
21 Et elle enfantera un fils, et tu lui donneras le nom de Jésus ; car c’est lui qui délivrera son peuple de leurs péchés.
21 Tu lui donneras le nom de Jésus, car c’est lui qui délivrera son peuple… sans doute en enseignant aux hommes le vrai culte de Dieu, en les exhortant à ne pas pêcher, ou à faire pénitence après le péché commis, afin que, par cette pénitence, ils soient délivrés du fardeau de leurs fautes. Jésus signifie en hébreu sauveur, libérateur, et comme l’enfant de Marie sera le libérateur, il doit s’appeler Jésus. Voilà le sens du verset. Bien d’autres noms bibliques sont expliqués de cette façon par l’Écriture sainte. Ainsi, Genèse, 16, 11 : «L’ange du Seigneur lui dit (à Agar) : « Tu seras enceinte et tu mettras au monde un fils que tu appelleras Ismaël, » c’est-à-dire exaucé de Dieu, « car Dieu a entendu tes plaintes. » De même, Genèse, 18,12 : « Sara rit » (Isaac), et (Genèse, 21, 3) : « Abraham donna à son fils le nom d’Isaac ». Genèse 25,26 : « Sa main tenait le talon (êqéb) d’Esaü, et il fut appelé Jaqob. » La Bible donne un grand nombre d’autres étymologies de ce genre. Elles ne se comprennent qu’en hébreu et si on veut les rendre dans une autre langue, il y faut, comme le lecteur vient de s’en apercevoir, un commentaire. Ce commentaire est également nécessaire ici et Mathieu l’aurait nécessairement donné, s’il n’avait pas écrit en hébreu. Je crois donc que ce verset est une des plus fortes preuves que Mathieu a écrit son livre en hébreu.
22 Or, tout cela arriva afin que s’accomplît ce que le Seigneur avait dit par le prophète :
23 Voici, la vierge sera enceinte, et elle enfantera un fils, et on le nommera Emmanuel, ce qui signifie : Dieu avec nous.
23 Voici, la Vierge sera enceinte… Ce verset se retrouve identiquement dans Isaïe, 7, 14, et les chrétiens s’autorisent de cette circonstance pour soutenir qu’Isaïe a prédit que Jésus naîtrait sans le concours d’un homme, mais par l’esprit saint. De là, le nom d’Emmanuel, « Dieu est avec nous. ». Les juifs protestent énergiquement contre cette explication du verset d’Isaïe. Nous allons essayer de mettre les parties d’accord ; mais pour cela, il nous faut prendre les choses d’un peu plus haut et relire le Chapitre VII d’Isaïe.
Voici le commencement de ce chapitre : « Au temps d’Achaz, roi de Juda, Retsin, roi de Syrie, et Pékah, fils de Rémalja, roi d’Israël, montèrent contre Jérusalem pour l’assiéger (v. 1)… Et l’Éternel dit à Isaïe : Va au devant d’Achaz (v. 3)… et dis-lui : « Prends garde à toi, sois tranquille et ne crains point, et que ton cœur ne s’alarme point à cause de ces deux bouts de tisons fumants, à cause de Retsin… et du fils de Rémalja (v. 4)… Et l’Éternel continue à parler avec Achaz, disant (v.10) : Demande un signe pour toi de l’Éternel ton Dieu (v. 11)… Alors Isaïe dit (v. 13)… : Le Seigneur lui-même vous donnera un signe : Voici, la Vierge est enceinte, elle enfantera un fils et on appellera son nom Emmanuel (v. 14)… Avant que l’enfant sache rejeter le mal et choisir le bien, le pays dont tu crains les deux rois sera abandonné (v. 16). »
Les Chrétiens disent que la Vierge du verset 14 est Marie et le fils annoncé, Jésus. Isaïe aurait, d’après eux, prédit que la conception et la naissance de Jésus seraient un miracle (signe). Les Juifs font à cela deux objections :
1° Si le prophète avait voulu parler de Jésus, il aurait dû dire « la Vierge sera enceinte » et non « est enceinte » ;
2° Isaïe promet un signe (un miracle) à Achaz même ; ce signe, qu’Achaz a dû voir de ses propres yeux, ne peut être la naissance de Jésus, postérieure de plus de six siècles à l’époque d’Isaïe. Les Juifs expliquent donc ces versets autrement. Pour eux, la jeune fille enceinte n’est autre que la femme d’Achaz, le mot hébreu alma, qu’on traduit par vierge, pouvant aussi s’appliquer à une femme mariée, comme on le voit dans Prov. 30, 19. Le fils annoncé par le prophète serait Ezéchias, fils d’Achaz. Ce fils a dû être appelé Emmanuel (Dieu est avec nous), à cause de ses vertus, comme il est dit (Isaïe, 9, 5) : « Un enfant nous est né, un fils nous a été donné ; il a été appelé l’admirable, le conseiller, le Dieu fort, le Père Éternel, le prince de la Paix. » D’après cette interprétation, le miracle ou signe annoncé par Isaïe est que la Palestine sera délivrée avant que cet enfant soit assez grand pour distinguer entre le bien et le mal.
Si on lit attentivement notre chapitre de Mathieu (v. 20 à 24), on s’aperçoit que cette discussion entre Juifs et Chrétiens n’a pas d’objet. Les paroles des versets 22 et 23 sont encore prononcées par l’ange que Joseph voit en songe… Tu auras un fils, lui dit cet ange, tu l’appelleras Ieschua, il délivrera le peuple de ses pêchés, et cela s’accomplira comme se sont accomplies les paroles de Dieu dites par le prophète (à Achaz) : « La Vierge est enceinte, elle aura un fils, que tu appelleras Emmanuel, c’est-à-dire Dieu est avec nous. » En citant les paroles d’Isaïe, l’ange veut dire que le fils de Joseph s’appellera Jésus, à titre de libérateur, aussi vrai que, suivant la prédiction d’Isaïe, le fils d’Achaz a été appelé Emmanuel (Isaïe, 9, 5). L’ange veut seulement rendre attentif au nom de l’enfant à naître et nullement au fait de sa naissance. Voilà pourquoi il insiste sur le sens du mot Emmanuel et l’explique lui-même : « Emmanuel, c’est-à-dire Dieu est avec nous. » Les lecteurs qui voudront se reporter à notre chapitre VII et revoir ce que nous avons dit là des prophéties de Jérémie, se convaincront que cette interprétation de Mathieu est la véritable.
24 Joseph donc, étant réveillé de son sommeil, fit comme l’ange du Seigneur lui avait conseillé, et il prit sa femme.
25 Mais il ne la connut point jusqu’à ce qu’elle eût enfanté son fils premier né, et il lui donna le nom de Jésus.
25 Son fils premier né. De ces mots il semble résulter que Marie eut encore d’autres enfants, comme on le voit du reste dans Mathieu, 12, 55, et dans Marc, 6, 3, où il est dit : « N’est-ce pas le charpentier, le fils de Marie, le frère de Jacques, de Josef, de Jude et de Simon ? Ses sœurs ne sont-elles pas parmi nous ? » Cependant Dr Biesenthal, dans son Commentaire de Luc, 2, 7 et 8, 19, soutient que Jésus est l’enfant unique de Marie. Nous ne rapporterons pas ses preuves. D’ailleurs, pour notre objet, il est indifférent que Marie ait on n’ait pas eu d’autres enfants que Jésus. Ce que nous pouvons affirmer, c’est qu’après la naissance de Jésus, Joseph vécut avec Marie comme tous les hommes avec leurs femmes, car notre verset dit seulement qu’il ne la connut point jusqu’à ce qu’elle eût enfanté son fils Jésus.
Chapitre II.
1 Jésus étant né à Bethléhem, ville de Judée, au temps du roi Hérode, des mages d’Orient arrivèrent à Jérusalem,
1 Au temps du roi Hérode. Depuis plus de dix-huit siècles les chrétiens nourrissent une haine violente contre les Juifs, parce que les ancêtres de ceux-ci auraient porté la main sur Jésus innocent, et jusqu’à ce jour cette haine n’est pas encore apaisée ; on l’a vu malheureusement encore dans ces derniers temps aux excès commis en Roumanie et aux persécutions dont les Juifs ont été l’objet dans ce pays. Encore aujourd’hui des chrétiens veulent venger le sang de leur Messie et punir les enfants des supposés péchés de leurs pères. Je vais essayer de montrer que ces sentiments hostiles ne sont point justifiés par les faits, que Jésus n’a pas été mis à mort par les Juifs, et que Juifs et chrétiens se trompent en admettant que les passages où le Talmud parle contre Jésus s’appliquent au Jésus des chrétiens. Je montrerai que ces passages sont à l’adresse d’un autre Jésus, qui a vécu à une autre époque, et je m’appuierai, pour le prouver, sur des historiens dignes de foi.
Dans l’Histoire universelle, imprimée à Londres, en 175, il est dit (f° 10, p. 675) que le temple de Jérusalem a été détruit par les Romains 70 ans après la naissance de Jésus. Dans le même ouvrage (même f°, p. 592 et p. 605) on dit que Jésus fut crucifié à l’âge de trente-trois ans, c’est-à dire trente-sept ans avant la destruction du temple.
Voyons maintenant tous les passages du Talmud où il est question de Jésus de Nazareth. Il nous sera facile de montrer aux Juifs et aux chrétiens que dans aucun de ces passages il n’est dit du mal du Jésus que les chrétiens ont proclamé leur Messie. Il est bien vrai qu’il y avait en Palestine, du temps de Jésus, deux sectes religieuses, celle des Pharisiens, à laquelle appartiennent les docteurs du Talmud, et celle des Esséniens, dont faisaient partie Jésus et ses adhérents, comme je le montrerai plus loin ; mais les opinions de ces deux sectes ne différaient que sur la manière d’interpréter la Loi et d’adorer le Dieu unique. Il n’y avait entre elles aucun de ces dissentiments graves qui pût motiver une hostilité profonde.
Nous lisons dans le Talmud (Tr. Sota, 47a et Synh. 107b, édit. Banbanesti) : « Il y a trois cas où la main gauche doit ramener ce que la main droite repousse. Un de ces cas est celui de l’enfant près de son père ou du disciple près de son maître. » On veut dire par là que le père ne doit pas repousser son fils ni le maître son disciple des deux mains, c’est-à-dire avec trop de sévérité « On ne doit pas imiter Jésus fils de Pérachia, qui repoussa Jésus de Nazareth. Quel est ce fait de Jésus fils de Pérachia ? Lorsque le roi Jannée fit mettre à mort les docteurs, Jésus ben Pérachia s’enfuit à Alexandrie avec son disciple Jésus. Quand la sécurité fut rétablie (pour les docteurs), il (Jésus b. Pérachia) revenant, descendit dans une auberge où on le reçut très-bien. « Que notre hôtesse est belle ! dit-il à son disciple. — Mon maître, répondit celui ci, elle a les yeux ronds. — C’est de cela que tu t’occupes, impie, dit le maître, et il prit 400 schofars (trompettes) et prononça le hérem (sorte d’excommunication) contre son élève. Quelque temps après, le disciple revint auprès de lui et le supplia de lever l’excommunication, mais le maître refusa. Il revint une autre fois encore et le maître était disposé à céder ; mais comme il lisait justement le chapitre du Schema (et qu’il ne voulait pas s’interrompre), il fit un signe de la main à l’élève. Celui-ci, s’imaginant que son maître le repoussait encore, alla dresser une image en briques et l’adora. Le maître le pria alors de faire pénitence. Non, répondit-il, tu m’as appris toi-même que si un homme pèche et fait pécher les autres, sa pénitence n’est pas acceptée. Là-dessus on dit : Jésus a fait de la magie, a été hérétique, a renversé la loi et a fait pécher Israël ; après cela, on le traduisit devant le tribunal et il fut lapidé. »
Voilà ce qu’on trouve dans le Talmud. Les Chrétiens et des Juifs ignorants se sont imaginés qu’il était question ici de Jésus de Nazareth, le Messie des chrétiens ; mais ils se sont trompés. Dans le Tr. Aboth I, on compte les générations de princes (Nacis) qui ont dirigé les écoles de Palestine, et on compte Jésus b. Pérachia, Juda b. Tobbaï, Semaya et Abtalion (contemporains), et enfin Hillel. De Jésus b. Pérachia jusqu’à Hillel il y a donc quatre générations. D un autre côté, le Talmud dit (Sabbath, 15a) : « Hillel, Siméon, Gamaliel et Siméon exercèrent leurs fonctions de Nacis cent ans avant la destruction du temple. » Or, Jésus, contemporain de Jésus b. Pérachia, a été antérieur de quatre générations à Hillel, qui lui-même a vécu cent ans avant la destruction du temple ; Jésus de Nazareth, au contraire, est né 70 ans avant la destruction du temple. Il est donc évident qu’on ne saurait l’identifier avec le Jésus, disciple de Jésus b. Pérachia, dont il est question dans le passage du Talmud que nous avons cité.
Il est dit dans le Talmud (Tr. Sabbath, 104b) : « Il est défendu d’écrire le samedi ; celui qui fait une incision sur sa chair, doit un sacrifice de péché ; la majorité des docteurs est d’avis qu’il ne doit pas ce sacrifice. R. Eliezer objecte aux docteurs : Ben Satda a pourtant pu faire sortir d’Alexandrie (malgré les défenses de la police) des formules magiques, en les gravant sur sa chair (d’où il résulte que l’incision des chairs est considérée comme une écriture). Les docteurs répondent : Ce Ben Satda était un fou, et les actes d’un fou ne peuvent servir d’argument. » La Guémara demande : « Ce n’était pas Ben Satda, mais Ben Pandira (et comment dites-vous que c’était Ben Satda) ? R. Ghisda répond : Le mari de sa mère s’appelait Satda, mais son père s’appelait Pandira. » La Guémara demande encore : «Nous savons cependant que le mari s’appelait Pappos Ben Jehuda (et non Satda) ? La vérité est que la mère s’appelait Satda.» Mais la Guémara objecte : « Mais non, la mère s’appelait Miriam Magdalena ? » Et on répond : « Cette Miriam avait été infidèle à son mari. » (Ce qui s’exprime en langage talmudique par ces mots : Satat da mibbaalah, celle-là a quitté son mari ; de là lui vint le surnom de Satda.)
Il résulte de là que ce Ben Satda avait pour mère Miriam ; que son père était Pandira, et le mari de Miriam, Pappos Ben Jehuda. Ben Satda était donc un fils illégitime, et sa mère porta le surnom de Satda pour la raison que nous avons donnée plus haut. Voilà ce qu’on trouve dans le Talmud, Tr. Sabbath, 104b, et Sanh., 67a ; seulement, dans ce dernier passage cité, la ville d’Alexandrie est remplacée par la ville de Lydda.
Les Israélites ignorants et les Chrétiens se sont imaginés que ces passages parlent de Jésus ; mais ils se sont trompés les uns et les autres. Il est impossible de confondre ce Ben Satda avec Jésus. Pappos Ben Jehuda, le père de ce dernier, avait été mis en prison par les Romains en même temps que R. Akiba. «Lorsque R. Akiba fut mis en prison, dit le Talmud (Berak., 61b), et qu’on enferma auprès de lui Pappos Ben Jehuda, Akiba lui dit : Pappos, qu’est-ce qui t’a conduit ici ? — Tu es heureux, Akiba, répondit Pappos, car tu as été emprisonné pour avoir enseigné la Loi (malgré les défenses romaines) ; malheur à moi, Pappos, qui ai été mis en prison pour des riens.» Or, R. Akiba était le disciple de R. Eliézer le Grand (voir Sanh., 68 a, et Aboth derrabbi Nathan, chap. XXV), et R. Eliézer le Grand était disciple de R. Johanan ben Zakaï (V. Aboth, chap. II, où le même docteur figure au nombre des cinq disciples de R. Johanan ben Zakaï). D’autre part, R. Johanan b. Zakaï était contemporain de la destruction du second temple (V. Gittin, 48a etb). Il n’y a donc pas la moindre analogie entre le Jésus des Chrétiens, né 70 ans avant la destruction du temple, et Ben Satda, fils de Papos b. Juda, que trois générations séparent de cette même destruction : R. Johanan b. Zakaï, R. Eliézer et R. Akiba. De plus, le Talmud, qui ne lui applique jamais le nom de Jésus, raconte qu’il fut mis à mort à Lydda, tandis que le Christ fut mis à mort à Jérusalem.
Reste le Jésus, contemporain et disciple de Jésus (Josué) b. Perachia ? Mais ce dernier était contemporain lui-même de Siméon b. Schétach. Ce docteur était le beau-frère d’Alexandre Jannée, qui régnait 125 ans avant l’ère vulgaire.
Est-ce à dire que le Talmud ne mentionne nulle part le Jésus de Nazareth ? On ne peut soutenir pareille opinion en présence du passage suivant (Abodah Zarah, 17a, édit. Benveniste) :
« R. Eliézer raconte : Un jour, je traversais le grand marché de Sepphoris, et j’y rencontrai un des disciples de Jésus de Nazareth. Il se nommait Jacob, du village de Sechanya. Celui-ci me dit : « Dans votre loi il est écrit (Deut., chap. XXIII, 19) : Tu n’apporteras point, dans la maison de l’Éternel ton Dieu, comme offrande votive, le salaire de la courtisane ni la chose reçue en échange d’un chien. Pourrait-on l’employer à la construction d’une garde-robe (bêth-hakissê) pour le grand-prêtre ? Je ne lui répondis rien ». Il reprit : « Jésus de Nazareth m’a en effet enseigné : Il est dit (Micha, ch. I, 7) : Ce qui vient du salaire de la courtisane, redeviendra salaire de courtisane. Donc, ce que l’ordure a produit peut retourner à l’ordure ». Et, ajouta R. Eliezer, ces paroles me plurent beaucoup.»
Il est évident que le Jésus dont il s’agit ici est bien le Jésus des Chrétiens.
Ici, nous voyons, en effet, discuter ensemble R. Eliézer, disciple de R. Johanan b. Zakaï, et Jacob (Jacques), du village de Sechanya, disciple de Jésus de Nazareth. Les maîtres ayant été contemporains, leurs disciples l’ont été également.
On sait que trois sectes existaient en Palestine un peu avant la destruction du temple celle des Pharisiens, à laquelle se rattachait R. Eliézer ; celle des Esséniens, dont Jésus faisait partie, et celle des Saducéens. Leurs discussions pouvaient être très-modérées, et R. Eliézer a pu apprécier favorablement les paroles d’un disciple de Jésus.
Nulle part d’ailleurs, non plus qu’ici, nulle part, il faut le dire, le Talmud ne contient rien de blessant à l’égard de Jésus. En outre, il est facile de démontrer soit par les documents de l’histoire romaine, soit par les données du Talmud, que Jésus n’a pas été mis à mort par les Juifs, mais par Ponce Pilate, gouverneur romain de la Palestine ; ce qui sera, du reste, prouvé en son lieu.
Il est du devoir de tous ceux qui aiment la paix, la justice et la vérité, de proclamer et de soutenir cette opinion conforme à l’histoire ; aux pasteurs chrétiens surtout, chargés d’éclairer et d’améliorer leurs frères, incombe la noble tâche d’éteindre, par l’éloquence des faits, ces brandons de discorde et de haine qu’entretiennent seules l’ignorance et l’erreur. C’est là le but de mes efforts, heureux si j’ai pu démontrer à tous que le Jésus des Chrétiens n’a rien de commun avec celui que le Talmud nous a dépeint sous des couleurs si différentes !
(La traduction de M. le grand rabbin Wogue avait été interrompue, par force majeure, à partir de la page 148. Il nous rend aujourd’hui son précieux concours, que nous espérons conserver jusqu’à la fin.)
2 Et ils dirent : Où est le Roi des Juifs qui est né ? car nous avons vu son étoile en Orient, et nous sommes venus l’adorer.
2 Car nous avons vu son étoile… Ces Mages étaient donc des astrologues ; mais l’astrologue le plus habile ne peut découvrir par sa science qu’une partie des événements, comme cela résulte d’un passage d’Isaïe (XLVII, 13) amplifié par le Midrasch (B. R., 85) : « Qu’ils se lèvent et qu’ils viennent à ton aide, ceux qui étudient le ciel, ceux qui observent les astres, et qui prétendent annoncer à jour fixe une partie des événements futurs. »
Les Mages savaient qu’un roi était né, mais ils ignoraient le lieu de sa naissance. C’est pourquoi ils demandent où est le roi des Juifs.
3 Le roi Hérode, l’ayant appris, en fut troublé, et tout Jérusalem avec lui.
3 — En fut troublé… Hérode, en effet, était un serviteur des rois Asmonéens (V. Baba Bathra, 3b). Hyrcan le combla d’honneurs pour récompenser son courage et ses succès militaires. Plus tard, après avoir assassiné son bienfaiteur, Hérode devint roi de la Judée, et, à la nouvelle qu’un roi des Juifs venait de naître, il trembla pour son trône et pour sa vie, comme il est dit (Prov. XXIX, 21) : « Celui qui gâte son serviteur trouvera un jour en lui un rebelle. »
4 Et ayant assemblé tous les principaux sacrificateurs et les scribes du peuple, il s’informa d’eux où le Christ devait naître.
5 Et ils lui dirent : C’est à Bethlehem, ville de Judée ; car c’est ainsi que l’a écrit un prophète :
— Voici ce que nous lisons dans le Talmud de Jérusalem (Berachoth, II, 4) : « R. Juda, fils de R. Aïbo, raconte le fait suivant : Un Juif labourait son champ et sa vache se mit à mugir. Un Arabe qui passait entendit la voix de l’animal et s’écria : « Juif ! Juif dételle ta vache, elle annonce que le sanctuaire va être détruit. » » C’est-à-dire que le Juif devait cesser son travail et prier pour la conservation du temple. Quant à l’Arabe, il connaissait et comprenait le langage des animaux. Un fait analogue se retrouve dans le Talmud (Gittin, 45a) : « Un certain Ilisch était en prison et il y avait près de lui un homme qui comprenait le langage des oiseaux (en arabe Isann alliour) ; une colombe vint et se mit à roucouler. Que dit-elle ? demanda le prisonnier. — Elle dit : « Fuis, Ilisch Ilisch, sauve-toi ! » » Voir aussi Vayyikra Rabba, XXXII, sur l’Ecclésiaste, X, 20. — « La vache ayant mugi une seconde fois, l’Arabe dit : Juif ! Juif ! remets ta vache à la charrue : elle annonce que le Messie vient de naître. — Quel est son nom ? Mehachom. — Le nom de son père ?— Ezéchias. — Où est-il né ?— Dans la ville royale, à Bethlehem en Judée. »
6 « Et toi, Bethlehem, terre de Juda, tu n’es pas la moindre entre les principales villes de Juda ; car c’est de toi que sortira le Conducteur qui paîtra Israël, mon peuple. »
— Le passage cité dans ce verset l’est d’une manière inexacte. Le voici textuellement (Michée, V, 1) : « Et toi, Bethlehem-Ephratali, qui es la plus petite des villes de la Judée, de toi naîtra, etc… » D’où vient cette erreur ? Faut-il la faire remonter à celui qui traduisit les Evangiles du grec ? Ou le traducteur grec s’est-il trompé sur le sens des mots hébreux qu’il traduisait195 ? Je ne sais, car il est certain que l’Évangile fut primitivement rédigé en hébreu, ainsi que je l’ai établi précédemment.
7 Alors Hérode, ayant appelé en secret les mages, s’informa d’eux exactement du temps auquel ils avaient vu l’étoile.
— L’intention d’Hérode était de faire périr tous les enfants nés depuis cette époque, comme cela résulte du v. 16 du même chapitre.
8 Et les envoyant à Bethléhem, il leur dit : Allez, et informez-vous exactement de ce petit enfant, et quand vous l’aurez trouvé, faites-le-moi savoir, afin que j’y aille aussi, et que je l’adore.
— Informez-vous exactement de l’endroit où on l’a déposé. — Que je l’adore. Hérode parlait ainsi pour tromper les Mages.
9 Eux donc, ayant ouï le roi, s’en allèrent ; et voici, l’étoile qu’ils avaient vue en Orient allait devant eux, jusqu’à ce qu’étant arrivée sur le lieu où était le petit enfant, elle s’y arrêta.
10 Et quand ils virent l’étoile s’arrêter, ils eurent une fort grande joie.
11 Et étant entrés dans la maison, ils trouvèrent le petit enfant, avec Marie, sa mère, lequel ils adorèrent en se prosternant ; et après avoir ouvert leurs trésors, ils lui présentèrent des dons : de l’or, de l’encens et de la myrrhe.
12 Et ayant été divinement avertis par un songe de ne pas retourner vers Hérode, ils se retirèrent en leur pays par un autre chemin.
13 Après qu’ils furent partis, un ange du Seigneur apparut en songe à Joseph et lui dit : Lève-toi, prends le petit enfant et sa mère, et t’enfuis en Egypte, et te tiens là jusqu’à ce que je te le dise ; car Hérode cherchera le petit enfant pour le faire mourir.
14 Joseph donc, étant réveillé, prit de nuit le petit enfant et sa mère, et se retira en Egypte.
15 Et il y demeura jusqu’à la mort d’Hérode. C’est ainsi que s’accomplit ce que le Seigneur avait dit par un prophète : J’ai appèlé mon fils hors d’Egypte.
— Hors d’Égypte. Voici le verset entier, tiré d’Osée (XI, 1) : « Bien jeune encore, Israël a été l’objet de mon affection, et de l’Égypte j’ai fait venir mon fils. » On voit qu’il s’agit ici du peuple israélite dans son ensemble, que Dieu délivra de l’Égypte, en l’adoptant pour ainsi dire comme son fils premier-né, ainsi qu’il le proclame lui-même (Exode, IV, 22). Voir, du reste, notre commentaire ci-après au v. 23.
16 Alors Hérode, voyant que les Mages s’étaient moqués de lui, fut fort en colère ; et ayant envoyé ses gens, il mit à mort tous les enfants qui étaient dans Bethlehem et dans tout son territoire, depuis ceux de deux ans et au-dessous, selon le temps dont il s’était exactement informé des Mages.
— Dans tout son territoire. Parce qu’il ignorait si l’enfant était né dans la ville même ou dans les campagnes environnantes.
17 Alors s’accomplit ce qui avait été dit par Jérémie le prophète :
18 On a ouï dans Rama des cris, des lamentations, des pleurs et de grands gémissements ; Rachel pleurant ses enfants, et elle n’a pas voulu être consolée, parce qu’ils ne sont plus.
— On a ouï, etc. Jérémie (XXXI, 15), s’exprime exactement ainsi : « Une voix se fait entendre à Ramah, voix lamentable, pleur amer : c’est Rachel qui pleure ses enfants et qui refuse toute consolation, parce qu’il n’est plus. »
Ce verset s’applique évidemment au peuple d’Israël, ce qui résulte d’ailleurs, par surcroît, du v. 17, même chapitre. Pourquoi Mathieu l’a-t-il détourné de son sens naturel et véritable ? C’est ce que j’expliquerai au v. 23.
19 Mais après qu’Hérode fut mort, l’ange du Seigneur apparut à Joseph en songe, en Egypte,
20 Et il lui dit : Lève-toi, prends le petit enfant et sa mère, et retourne au pays d’Israël ; car ceux qui en voulaient à la vie du petit enfant sont morts.
21 Joseph donc, s’étant levé, prit le petit enfant et sa mère, et s’en vint au pays d’Israël.
22 Mais ayant appris qu’Archélaüs régnait en Judée en la place d’Hérode, son père, il craignit d’y aller ; et ayant été averti divinement en songe, il se retira dans les quartiers de la Galilée,
23 Et alla demeurer dans une ville appelée Nazareth ; de sorte que fut accompli ce qui avait été dit par les prophètes : Il sera appelé Nazarien.
— Cette dernière citation fait allusion au passage de Jérémie (XXXI, 6) : « Un jour viendra où les gardiens (notserim) proclameront sur la montagne d’Ephraïm : Allons à Sion, vers l’Éternel notre Dieu ! »
Un savant chrétien m’a demandé comment, de ce verset, on pouvait tirer une prophétie relative au nom du Nazaréen, puisque ici notserim signifie gardiens, tandis que l’Évangile entend parler de la ville de Nazareth (d’où le nom de Nazaréen ou Nazarien) ?
Voici ma réponse. Ceux qui ont composé les Évangiles étaient tous Juifs (conf. ci-dessus, ch. XV). La plupart des évangélistes appartenaient à la secte des Pharisiens ou Talmudistes. C’est ainsi que saint Paul dit (Actes, XXIII, 6) : « Je suis Pharisien, fils de Pharisien ; » et il dit encore : « J’ai été instruit dans la foi par Gamaliel. » Ceux même d’entre eux qui appartenaient à la secte des Esséniens admettaient cependant la même loi et ne discutaient que sur des points particuliers de doctrine, ainsi que je le prouverai plus tard en détail. Cet antagonisme partiel ne les empêchait même pas d’employer identiquement la méthode d’interprétation des Pharisiens ; et cela devait être, puisque la Loi et son interprétation émanent d’une source commune. C’est ce qu’on a déjà pu voir par l’histoire de Jacob de Sechanya, rapportée plus haut.
C’est ici le lieu, chers lecteurs, d’exposer ex professo la méthode scolastique du Talmud, laquelle n’est autre, je le répète, que celle des évangélistes, fidèles imitateurs du style et des procédés de nos docteurs.
Lorsque Moïse reçut la loi divine, il reçut en même temps l’interprétation exacte et complète de chaque commandement.
La loi de Dieu est appelée loi écrite, son explication loi orale. Ces dénominations signifiaient respectivement que l’une ne pouvait être enseignée oralement et que l’autre ne pouvait être consignée par écrit : « Ce qui est écrit ne peut être enseigné oralement, et ce qui est traditionnel ne peut être écrit (Gittin, 60b). »
Cette loi orale est contenue dans le Talmud, recueil qui comprend :
1° L’explication de tous les commandements de la Torah, suivant des traditions et des règles qui remontent jusqu’à Moïse ;
2° Des prescriptions anciennes, écrites dans la Loi, mais dont le sens primitif s’est oblitéré durant le long intervalle qui sépare Moise des docteurs du Talmud. Pour remédier à cet oubli, chaque docteur cherche à rétablir ce sens primitif en s’appuyant sur des textes de la loi écrite ;
3° Des prescriptions nouvelles, que la loi écrite ne mentionne pas, mais que les docteurs peuvent déduire de la Torah, par une méthode d’interprétation qu’il serait trop long et fastidieux de développer ici ;
4° Des sentences, paraboles et homélies, destinées à fortifier dans le cœur du peuple l’amour de la vertu et de la piété, à le prémunir contre les inclinations mauvaises. Ces sentences s’appuient constamment sur un texte biblique, encore bien que le sens littéral n’en paraisse pas toujours conforme à l’idée qu’on prétend en déduire et placer, en quelque sorte, sous la garantie de la parole divine.
Un docteur raconte lui-même qu’à l’âge de dix-huit ans il avait parcouru le cycle entier des études rabbiniques, sans se douter de ce principe : « Le texte doit s’interpréter d’après son sens naturel. » (Schabbath, 63a.)
Mais pourquoi, dans nombre d’occasions, les docteurs ont-ils négligé ce principe établi par eux-mêmes ? — Parce que leur enseignement, étant oral, était exposé à tomber dans l’oubli. Pour prévenir ce danger, ils cherchaient dans les textes écrits des preuves matérielles et en quelque sorte mnémoniques, à l’appui de leurs dires ; mais on savait parfaitement que telle n’était pas la signification réelle des textes en question. C’est en vertu de cette théorie que nous trouvons dans le Talmud une quantité de sentences, de récits et même de lois que l’on a cherché à rattacher à la loi écrite. Mais lorsque le texte ne peut, en aucune façon, se plier aux assertions émises en son nom, les docteurs ont recours à un autre moyen. Ils modifient, par une sorte de jeu de mots, le texte qui sert de base à leur dire, et c’est ainsi qu’on rencontre souvent dans le Talmud cette formule : « Ne lisez pas le passage de telle façon, mais de telle autre. » Il est évident que nos rabbins n’entendaient pas changer effectivement la loi écrite, ils n’en eurent jamais ni le droit ni la pensée ; mais ils étaient réduits à cet innocent artifice, parce qu’il leur importait de graver leurs dires dans la mémoire, et qu’il n’était pas permis, dans l’origine, de perpétuer la loi orale par l’écriture.
Par ce qui précède, j’ai répondu d’avance à l’objection du savant chrétien. Le verset de Mathieu dit que le Christ est appelé Nazaréen, et il se réfère à un autre verset de Jérémie, où nous ne trouvons que le mot notserim. Mais ceci n’est qu’une application de l’artifice talmudique dont nous venons de parler. Evidemment, Jérémie ne pensait, en aucune façon, au nom que l’on donnerait plus tard à Jésus, et Mathieu le savait fort bien. Encore une fois, les auteurs des Évangiles sont talmudistes, et leurs citations, comme celles du Talmud, ne sont, le plus souvent, que des moyens indirects d’appuyer un fait, une pensée, de les fixer dans la mémoire et dans le cœur ; mais ils ne pouvaient songer à faire entrer dans le texte saint des faits dont il n’a pu parler ou des pensées qu’il ne comporte point.
Telle est la vérité sur toutes les citations, en apparence inexactes, que nous rencontrons dans les Évangiles ; vérité dont il suffira de se pénétrer pour éviter les erreurs et répondre victorieusement aux objections.
Chapitre III.
1 En ce temps-là Jean Baptiste vint, prêchant dans le désert de Judée ;
— Jean Baptiste était le fils du prêtre Zacharie (voir Luc, I, 13). Quel était alors l’âge de Jean ? Probablement une trentaine d’an nées, car il avait six mois de plus que Jésus : « Sache, dit l’ange à Marie (ib., v. 36), qu’Elisabeth, ta parente, a conçu un fils, et c’est maintenant le sixième mois de la grossesse de celle qu’on appelait stérile… » « Et Jean resta dans le désert jusqu’au jour où il se présenta au peuple d’Israël (ib., v. 80). » Or, dans notre chapitre (v. 13), nous voyons Jésus venir auprès de Jean pour recevoir de ses mains le baptême. Donc, au moment où Jean commençait sa prédication, Jésus vint le trouver ; et comme d’autre part nous voyons (Luc, III, 23) que Jésus avait alors trente ans, il s’ensuit que Jean, à cette époque, avait à peu près le même âge.
2 Et disant : Amendez-vous, car le royaume des cieux est proche.
— C’est-à-dire, que l’on reconnaîtra bientôt l’unité du Dieu créateur, maître de l’univers.
3 Car c’est celui dont Isaïe le prophète a parlé, en disant : La voix de celui qui crie dans le désert dit : Préparez le chemin du Seigneur, dressez ses sentiers.
— Isaïe, d’après Mathieu, aurait fait allusion au règne de Dieu. Tout le passage d’Isaïe s’applique au peuple d’Israël. Le voici textuellement (Isaïe, XL, 1 et suiv.) : « Consolez, consolez mon peuple, dira votre Dieu. Parlez au cœur de Jérusalem at annoncez-lui la fin de ses misères ; son péché est pardonné, car déjà le châtiment a été supérieur à son crime. Une voix s’est fait entendre : Préparez dans le désert la voie du Seigneur, etc. »196.
4 Or, ce Jean avait un habit de poil de chameau, et une ceinture de cuir autour de ses reins ; et sa nourriture était des sauterelles et du miel sauvage.
— Du miel sauvage. Jean était de la secte des Esséniens, qui se contentaient du strict nécessaire. J’ai promis, dans l’Introduction, de faire connaître les trois sectes qui existaient alors parmi les Juifs. De cet exposé, que j’emprunte à l’historien Fl. Josèphe, le lecteur conclura avec moi que les auteurs de l’Évangile appartenaient à la secte des Esséniens.
« Ce Judas (de Galilée) fut l’auteur d’une nouvelle secte entièrement différente des trois autres, dont la première était celle des Pharisiens, la seconde celle des Saducéens, et la troisième celle des Esséniens, qui est la plus parfaite de toutes.
Ils sont Juifs de nation, vivent dans une union très-étroite et considèrent les voluptés comme des vices que l’on doit fuir, et la continence et la victoire sur ses passions comme des vertus que l’on ne saurait trop estimer. Ils rejettent le mariage, non qu’ils croient qu’il faille détruire la race des hommes, mais pour éviter l’intempérance des femmes, qu’ils sont persuadés ne pas garder la foi à leurs maris ; ils ne laissent pas néanmoins de recevoir les jeunes enfants qu’on leur donne pour les instruire…
Ils méprisent les richesses ; toutes choses sont communes entre eux, avec une égalité si admirable que lorsque quelqu’un embrasse leur secte, il se dépouille de la propriété de ce qu’il possède pour éviter par ce moyen la vanité des richesses, épargner aux autres la honte de la pauvreté, et, par un si heureux mélange, vivre tous ensemble comme frères.
Ils ne peuvent souffrir de s’oindre le corps avec de l’huile ; mais si cela arrive à quelqu’un, quoique contre son gré, ils essuient cette huile comme si c’étaient des taches et des souillures, et se croient assez propres et assez parés pourvu que leurs habits soient toujours bien blancs.
Ils choisissent pour économes des gens de bien, qui reçoivent tout leur revenu, et le distribuent selon le besoin que chacun en a ; ils n’ont point de ville certaine dans laquelle ils demeurent, mais sont répandus en diverses villes où ils reçoivent ceux qui désirent entrer dans leur société ; et encore qu’ils ne les aient jamais vus auparavant, ils partagent avec eux ce qu’ils ont, comme s’ils les connaissaient depuis longtemps.
Lorsqu’ils font quelque voyage, ils ne portent autre chose que des armes pour se défendre des voleurs. Ils ont dans chaque ville quelqu’un d’eux pour recevoir et loger ceux de leur secte qui y viennent, et leur donner des habits et les autres choses dont ils peuvent avoir besoin.
Ils ne changent d’habits que quand les leurs sont déchirés ou usés. Ils ne vendent et n’achètent rien entre eux, mais se communiquent les uns aux autres, sans aucun échange, tout ce qu’ils ont.
Ils sont très-religieux envers Dieu, ne parlent que des choses saintes avant le lever du soleil, et font alors des prières qu’ils ont reçues par tradition, pour demander à Dieu qu’il lui plaise de le faire luire sur la terre. Ils vont après travailler, chacun à son ouvrage, selon qu’il leur est ordonné. À onze heures, ils se rassemblent et, couverts d’un linge, se lavent le corps dans de l’eau froide. Ils se retirent ensuite dans leurs cellules, dont l’entrée n’est permise à nul de ceux qui ne sont pas de leur secte ; et étant purifiés de la sorte, ils vont au réfectoire, comme en un saint temple, où, lorsqu’ils sont assis en grand silence, on met devant chacun d’eux du pain et un mets quelconque dans un petit plat. Un sacrificateur bénit les viandes, et on n’oserait y toucher jusqu’à ce qu’il ait achevé sa prière. Il en fait encore une autre après le repas, pour finir comme il a commencé, par les louanges de Dieu, afin de témoigner qu’ils reconnaissent tous que c’est de sa seule libéralité qu’ils tiennent leur nourriture. Ils quittent alors leurs habits qu’ils considèrent comme sacrés, et retournent à leur ouvrage. Ils font le soir à souper la même chose, et font manger avec eux leurs hôtes s’il en est arrivé quelques-uns.
On n’entend jamais de bruit dans ces maisons ; on n’y voit jamais le moindre trouble ; chacun n’y parle qu’en son rang, et leur silence donne du respect aux étrangers.
Une si grande modération est un effet de leur continuelle sobriété, car ils ne mangent ni ne boivent qu’autant qu’ils en ont besoin pour se nourrir.
Il ne leur est permis de rien faire que par l’avis de leurs supérieurs, si ce n’est d’as sister les pauvres, sans qu’aucune autre raison les y porte que leur compassion pour les affligés : car, quant à leurs parents, ils n’oseraient leur rien donner, si on ne le leur permet.
Ils prennent un extrême soin de réprimer leur colère : ils aiment la paix, et gardent si inviolablement ce qu’ils promettent que l’on peut ajouter plus de foi à leurs simples paroles qu’aux serments des autres. Ils considèrent même les serments comme dəs parjures, parce qu’ils ne peuvent se persuader qu’un homme ne soit pas un menteur, lorsqu’il a besoin, pour être cru, de prendre Dieu à témoin.
Ils étudient avec soin les écrits des anciens, principalement en ce qui regarde les choses utiles à l’âme et au corps, et acquièrent ainsi une très-grande connaissance des remèdes propres à guérir les maladies, et de la vertu des plantes, des pierres et des métaux.
Ils ne reçoivent pas à l’heure même dans leur communauté ceux qui veulent embrasser leur manière de vivre, mais les font demeurer durant un an au dehors, où ils ont chacun, avec le même régime, une pioche, le linge dont nous avons parlé, et un habit blanc. Ils leur donnent ensuite une nourriture conforme à la leur, et leur permettent de se laver comme eux dans l’eau froide afin de se purifier ; mais ils ne les font point manger au réfectoire jusqu’à ce qu’ils aient encore, durant deux ans, éprouvé leurs mœurs, comme ils avaient auparavant éprouvé leur continence. Alors on les reçoit, parce qu’on les en juge dignes ; mais avant de s’asseoir à table avec les autres, ils protestent solennellement d’honorer et de servir Dieu de tout leur cœur ; d’observer la justice envers les hommes ; de ne faire jamais volontairement de mal à personne, quand même on le leur commanderait ; d’avoir de l’aversion pour les méchants ; d’assister de tout leur pouvoir les gens de bien ; de garder la foi à tout le monde, et particulièrement aux princes, parce qu’ils tiennent leur puissance de Dieu. À quoi ils ajoutent que si jamais ils sont élevés en charge, ils n’abuseront point de leur pouvoir pour maltraiter leurs inférieurs ; qu’ils n’auront rien de plus que les autres, ni en leurs habits, ni au reste de ce qui regarde leurs personnes ; qu’ils auront un amour inviolable pour la vérité, et reprendront sévèrement les menteurs ; qu’ils conserveront leurs mains et leurs âmes pures de tout larcin et de tout désir d’un gain injuste ; qu’ils ne cacheront rien à leurs confrères des mystères les plus secrets de leur religion, et n’en révéleront rien aux autres, quand même on les menacerait de la mort pour les y contraindre ; qu’ils n’enseigneront que la doctrine qui leur a été enseignée, et qu’ils en conserveront très-soigneusement les livres, aussi bien que les noms de ceux de qui ils l’ont reçue.
Telles sont les protestations qu’ils obligent ceux qui veulent embrasser leur manière de vivre de faire solennellement, afin de les fortifier contre les vices. Que s’ils y contreviennent par des fautes notables, ils les chassent de leur compagnie ; et la plupart de ceux qu’ils rejettent de la sorte meurent misérablement, parce que, ne leur étant pas permis de manger avec des étrangers, ils sont réduits à paître l’herbe comme les bêtes et se trouvent ainsi consumés de faim ; d’où il arrive quelquefois que la compassion que l’on a de leur extrême misère fait qu’on leur pardonne.
Ceux de cette secte sont très-justes et très-exacts dans leurs jugements ; leur nombre n’est pas moindre que cent, lorsqu’ils les prononcent, et ce qu’ils ont une fois arrêté demeure immuable.
Ils révèrent tellement, après Dieu, leur législateur, qu’ils punissent de mort ceux qui en parlent avec mépris et considèrent comme un très-grand devoir d’obéir à leurs anciens et à ce que plusieurs leur ordonnent.
Ils se montrent une telle déférence les uns aux autres que, s’ils se rencontrent dix ensemble, nul d’eux n’oserait parler, si les neuf autres ne l’approuvent ; et ils réputent à grande incivilité d’être au milieu d’eux ou à leur main droite.
Ils observent plus religieusement le Sabbat que tous les autres Juifs. et non-seulement ils font la veille cuire leur viande pour n’être pas obligés, dans ce jour de repos, d’allumer du feu, mais ils n’osent pas même changer un vaisseau de place, ni satisfaire, s’ils n’y sont contraints, aux nécessités de la nature…
Ceux qui font profession de cette sorte de vie sont divisés en quatre classes, dont les plus jeunes ont un tel respect pour les anciens que, lorsqu’ils les touchent, ils sont obligés de se purifier, comme s’ils avaient touché un étranger.
Ils vivent si longtemps que plusieurs vont jusqu’à cent ans, ce que j’attribue à la simplicité de leur manière de vivre, et à ce qu’ils sont si réglés en toutes choses.
Ils méprisent les maux de la terre, triomphent des tourments par leur constance, et préfèrent la mort à la vie, lorsque le sujet en est honorable. La guerre que nous avons eue contre les Romains a fait voir en mille manières que leur courage est invincible. Ils ont souffert le fer et le feu, et vu briser tous leurs membres plutôt que de vouloir dire la moindre parole contre leur législateur, ni manger des viandes qui leur sont défendues, sans qu’au milieu de tant de tourments ils aient versé une seule larme ni dit la moindre parole pour tâcher d’adoucir la cruauté de leurs « bourreaux. Au contraire, ils se moquaient d’eux, souriaient et rendaient l’esprit avec joie, parce qu’ils espéraient passer de cette vie à une meilleure, et qu’ils croient fermement que, comme nos corps sont mortels et corruptibles, nos âmes sont immortelles et incorruptibles, qu’elles sont d’une substance aérienne très-subtile, et qu’étant enfermées dans nos corps ainsi que dans une prison où une certaine inclination naturelle les attire et les arrête, elles ne sont pas plutôt affranchies de ces liens charnels qui les retiennent comme dans une longue servitude, qu’elles s’élèvent dans l’air et s’envolent avec joie. En quoi ils conviennent avec les Grecs, qui croient que ces âmes heureuses ont leur séjour au delà de l’Océan, dans une région où il n’y a ni pluie, ni neige, ni une chaleur excessive, mais qu’un doux zéphyr rend toujours très-agréable ; et qu’au contraire les âmes des méchants n’ont pour demeure que des lieux glacés et agités par de continuelles tempêtes, où elles gémissent Éternellement dans des peines infinies. Car c’est ainsi qu’il me paraît que les Grecs veulent que leurs héros, à qui ils donnent le nom de demi-dieux, habitent des îles qu’ils appellent fortunées, et que les âmes des impies soient à jamais tourmentées dans les enfers, ainsi qu’ils disent que le sont celles de Sisyphe, de Tantale, d’Ixion et de Titye.
Ces mêmes Esséniens croient que les âmes sont créées immortelles, pour se porter à la vertu et se détourner du vice ; que les bons sont rendus meilleurs en cette vie par l’espérance d’être heureux après leur mort, et que les méchants qui s’imagi. nent pouvoir cacher en ce monde leurs mauvaises actions en sont punis en l’autre par des tourments Éternels. Tels sont leurs sentiments touchant l’excellence de l’âme, dont on ne voit guère se départir ceux qui en sont une fois persuadés. Il y en a parmi eux qui se vantent de connaître les choses à venir, tant par l’étude qu’ils font des livres saints et des anciennes prophéties, que par le soin qu’ils prennent de se sanctifier ; et il arrive rarement qu’ils se trompent dans leurs prédictions.
Il y a une autre sorte d’Esséniens qui conviennent avec les premiers dans l’usage des mêmes viandes, des mêmes mœurs et des mêmes lois, et n’en sont différents qu’en ce qui regarde le mariage. Car ceux-ci croient que c’est vouloir abolir la race des hommes que d’y renoncer ; puisque, si chacun embrassait ce sentiment, on la verrait bientôt éteinte. Ils s’y conduisent néanmoins avec tant de modération, qu’avant de se marier ils observent durant trois ans si la personne qu’ils veulent épouser paraît assez saine pour bien porter des enfants ; et lorsqu’après être mariée elle devient grosse, ils ne couchent plus avec elle durant sa grossesse pour témoigner que ce n’est pas la volupté, mais le désir de donner des hommes à la république, qui les engage dans le mariage ; et lorsque les femmes se lavent elles se couvrent avec un linge comme les hommes. On peut voir par ce que je viens de rapporter quelles sont les mœurs des Esséniens.
Quant aux deux premières sectes dont nous avons parlé, les Pharisiens sont ceux que l’on estime avoir une plus parfaite connaissance de nos lois et de nos cérémonies. Le principal article de leur croyance est de tout attribuer à Dieu et au destin, en sorte néanmoins que dans la plupart des choses il dépend de nous de bien faire ou de mal faire, quoique le destin puisse beaucoup nous aider. Ils tiennent aussi que les âmes sont immortelles ; que celles des justes passent après cette vie en d’autres corps, et que celles des méchants souffrent des tourments qui durent toujours.
Les Saducéens, au contraire, nient absolument le destin, et croient que, comme Dieu est incapable de faire du mal, il ne prend pas garde à celui que les hommes font. Ils disent qu’il est en notre pouvoir de faire le bien ou le mal selon que notre volonté nous porte à l’un ou à l’autre, et que quant aux âmes elles ne sont ni punies ni récompensées dans un autre monde. Mais autant les Pharisiens sont sociables et vivent en amitié les uns avec les autres, autant les Saducéens sont d’une humeur farouche ; et ils ne vivent pas moins rudement entre eux qu’ils feraient avec des étrangers197. »
5 Alors ceux de Jérusalem, et de toute la Judée, et de tout le pays des environs du Jourdain, venaient à lui ;
6 et ils étaient baptisés par lui dans le Jourdain, confessant leurs péchés.
— Confessant leurs péchés, comme il est dit (Prov. XXVI, 13) : « Celui-là sera pardonné qui reconnaît ses fautes et revient au bien. » Revenir au bien, c’est là la condition sine qua non du repentir. Celui qui confesse ses fautes et y persiste ressemble, dit avec raison le Talmud (Taanith, 16a), à celui qui prétendrait se purifier, tout en gardant dans sa main la cause de sa souillure : toutes les eaux lustrales du monde ne sauraient le purifier.
7 Lui donc, voyant plusieurs des Pharisiens et des Saducéens venir à son baptême, leur dit : Race de vipères qui vous a appris à fuir la colère à venir ?
8 Faites donc des fruits convenables à la repentance.
— En d’autres termes : Ne retombez plus dans le mal, renoncez à vos voies mauvaises ; alors votre repentir sera sincère, et vous n’aurez pas à redouter la justice de Dieu.
9 Et n’allez pas dire en vous-mêmes : Nous avons Abraham pour père ; car je vous dis que même de ces pierres Dieu peut faire naître des enfants à Abraham.
— Nous avons Abraham pour père. Ne comptez pas sur le mérite de vos ancêtres pour vous sauver, car moi je vous dis « que de ces pierres, » c’est-à-dire de ces hommes au cœur endurci par des croyances étrangères, Dieu pourra faire, par sa grâce, de dignes enfants d’Abraham. En effet, Jésus devait être « la lumière des Gentils » (Luc, II, 32), les convertir au Dieu d’Abraham, et, par le fait de cette conversion, Abraham devenait leur père.
10 Et la cognée est déjà mise à la racine des arbres ; tout arbre donc qui ne produit point de bon fruit va être coupé et jeté au feu.
— Vous ne pouvez plus vous sauver par le mérite de vos pères, et ce « tronc » qui faisait votre force et votre salut vous fait défaut aujourd’hui. C’est, en effet, ce que nous lisons dans le Talmud (Schabbath, 55a) : « À quelle époque cessa l’influence du mérite des ancêtres ? — Selon Rabbi Johanan, à l’époque d’Ezéchias, car il est dit (Isaïe, IX, 6) : « Un empire étendu, une paix durable sont promis au trône de David et à son règne, appuyé sur la justice et la droiture. Dès aujourd’hui, jusqu’à la fin des temps, c’est le zèle de l’Éternel Tsebaoth qui accomplira ces grandes choses. » Ainsi, à partir d’aujourd’hui, c’est sur la justice de Dieu qu’il faut compter, conséquemment sur son propre mérite, et non sur le mérite de nos pères. Recommandez-vous donc par des œuvres personnelles, par vos actions bonnes et saintes, et alors seulement vous serez sauvés !
11 Pour moi, je vous baptise d’eau pour vous porter à la repentance ; mais celui qui vient après moi est plus puissant que moi, et je ne suis pas digne de lui porter les souliers : c’est lui qui vous baptisera du Saint-Esprit et de feu.
— Je vous baptise d’eau. C’est un baptême préparatoire à celui qui vous sera donné par un « plus fort » que moi, c’est-à-dire par un plus juste. « Le véritable fort est celui qui se rend maître de ses passions. » (Traité Aboth, ch. IV.) Par lui, les hommes de bonne volonté posséderont, l’Esprit Saint, tandis que les pervers, qui ne voudront point s’amender, seront baptisés (plongés) dans le feu, c’est-à-dire voués à la Géhenne, comme l’indique le verset suivant.
12 Il a son van dans ses mains, et il nettoiera parfaitement son aire, et amassera son froment dans le grenier ; mais il brûlera la balle au feu qui ne s’éteint point.
13 Alors Jésus vint de Galilée au Jourdain, vers Jean, pour être baptisé par lui.
— Jésus avait alors une trentaine d’années (Luc, III, 23).
14 Mais Jean s’y opposait, disant : C’est moi qui ai besoin d’être baptisé par toi, et tu viens à moi !
15 Et Jésus, répondant, lui dit : Ne t’y oppose pas pour le présent ; car c’est ainsi qu’il nous convient d’accomplir tout ce qui est juste. Alors il ne s’y opposa plus.
— D’accomplir tout ce qui est juste. Lorsqu’on verra que Jésus se soumet au baptême, chacun pensera qu’il accomplit un acte de contrition, et se sentira pressé par sa conscience d’en faire autant.
Plus d’une fois on a vu ainsi des hommes éminents, d’illustres docteurs, s’imposer publiquement des actes qui n’étaient pas faits pour eux, et la foule, entraînée par leur exemple, s’y soumettre à son tour. Nous trouvons entre autres, à ce sujet, une série de faits remarquables dans le Talmud, Tr. Synhédrin, f.11a.
16 Et quand Jésus eut été baptisé, il sortit aussitôt de l’eau ; et à l’instant les cieux s’ouvrirent sur lui, et Jean vit l’Esprit de Dieu descendant comme une colombe et venant sur lui.
— Ce serait un véritable blasphème, dit le Talmud, que d’expliquer à la lettre des passages tels que celui de l’Exode (XXIV, 10) : « Ils virent le Dieu d’Israël… » (où le texte semble attribuer la matérialité à Dieu). Voir aussi ce que j’ai dit au chap. XV. L’apparition de l’esprit saint ou de l’esprit de Dieu, dont il est question ici, doit donc se prendre figurément, et je m’en suis expliqué p. 154. Jésus, se trouvant dans les conditions dont j’ai parlé, dut naturellement recevoir l’influx de cet es prit divin, qui n’a rien de spécialement miraculeux. Et son assimilation à une colombe est encore une allégorie, qui se retrouve et dans le Midrasch et dans la Bible. Celle-ci, on le sait, compare le peuple israélite à une « colombe, » et celui-là explique : « Comme la colombe est constante dans ses amours, ainsi Israël doit rester attaché au Dieu unique. »
17 En même temps une voix vint des cieux, qui dit : C’est ici mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis toute mon affection.
— L’homme qui ne suit que ses aspirations spirituelles, qui sait résister aux passions de la chair, cet homme, dit le Seigneur, est mon fils préféré, et c’est en lui que se complait mon âme. (Voir ci-après, sur le ch. IV, v. 3.)
Chapitre IV.
1 Alors Jésus fut emmené par l’Esprit dans un désert pour être tenté par le diable.
2 Et après qu’il eut jeûné quarante jours et quarante nuits, il eut faim.
— Ce que contiennent ces deux versets et les suivants n’est que le simple récit d’une vision. Il semblait à Jésus être transporté au désert, y passer quarante jours dans l’abstinence ; mais aucun de ces événements, aucune des trois tentations racontées ici n’eut lieu en réalité. Le tout fut l’affaire d’une heure ou deux.
3 Et le tentateur, s’étant approché de lui, lui dit : Si tu es le Fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent des pains.
— Il y a ici plusieurs difficultés :
1°. Pourquoi ce doute sur l’origine de Jésus ? Est-ce qu’il ne fut pas, au dire de l’Évangile (Math., I, 18), conçu par la vertu de l’Esprit-Saint ? Et Satan devait-il ignorer une circonstance aussi importante ?
2° Dieu aussi sait tout, et pourtant nous voyons, par l’exemple d’Abraham et par les souffrances de Job, qu’il aime à éprouver la vertu des justes, c’est-à-dire à leur imposer des sacrifices, à leur créer des obstacles qui leur donnent occasion d’exercer leur piété, de la prouver par des faits, de la faire ressortir d’une manière éclatante. Si Abraham n’hésite pas à immoler son fils, si Job accepte avec courage, sans murmurer contre la Providence, les tribulations qu’elle lui inflige, ils auront victorieusement répondu à l’épreuve. Mais que signifie ici celle de Satan ? Quelle utilité et quelle démonstration pourraient en résulter ?
3° Non moins étrange est la réponse de Jésus, que voici :
4 Mais Jésus répondit, et dit : Il est écrit : L’homme ne vivra pas seulement de pain, mais il vivra de toute parole qui sort de la bouche de Dieu.
— Quel rapport entre cette réponse et la sommation faite à Jẻsus ? Ce rapport, je vais essayer de l’établir.
J’ai déjà dit (ch. VII) que l’homme, étant composé d’un corps et d’une âme, est sollicité en sens inverse par les tendances opposées de l’âme et du corps. Celui-ci aspire sans cesse à la terre, c’est-à-dire à la satisfaction de ses passions et de ses besoins matériels ; celle-là, au contraire, tend sans cesse à s’élever vers son Créateur et à accomplir des actions dignes de la bénédiction du Ciel et de l’estime des hommes.
L’homme qui obéit uniquement à l’empire de l’âme, n’agit, ne parle, ne pense que d’une manière conforme à la nature divine de l’âme. Mais un tel homme ne se rencontre que rarement, car, ainsi que je l’ai remarqué dans le même chapitre, le corps et l’âme se livrent à chaque instant une lutte qui tantôt les rapproche et tantôt les éloigne l’un de l’autre. « La chair, dit saint Paul aux Galates (V. 17), a des désirs contraires à ceux de l’esprit, et l’esprit en a de contraires à ceux de la chair, et ces deux choses sont opposées l’une à l’autre. » L’homme qui, dans ses actions, ses paroles, ses pensées, se laisse guider par son âme et parvient à vaincre les penchants de son corps, celui-là est appelé fils de Dieu. Ainsi, nous lisons dans l’Apocalypse (XXI, 7) : « Celui qui vaincra héritera toutes choses ; je serai son Dieu, et il sera mon fils. » Ce vainqueur, c’est celui qui dompte les passions de son corps. Après cette victoire, il possédera en effet tous les biens solides, il sera heureux et dans ce monde et dans l’autre, il pourra se glorifier du nom de fils de Dieu. — « Bienheureux ceux qui procurent la paix, car ils seront appelés enfants de Dieu » (Mathieu, V, 9). « Et moi je vous dis : Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous outragent et qui vous persécutent, afin que vous soyez enfants de votre Père » (Ib., ib., 44, 45.) Partout, le Nouveau-Testament donne ce nom de fils de Dieu à l’homme qui pratique la vertu, qui triomphe de ses passions et n’obéit qu’aux inspirations de son âme. Cela résulte encore surabondamment des passages suivants :
« Aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans en rien espérer, et votre récompense sera grande, et vous serez les enfants du Très-Haut. » (Luc, VI, 35.)
« Mais à tous ceux qui l’ont reçu il a donné le droit d’être faits enfants198 de Dieu…. » (Jean, I, 12.)
«N’est-il pas écrit dans votre loi : « J’ai dit : vou êtes des dieux ? » » (lb., X, 34.)
« Que nous sommes aussi la race de Dieu. » (Actes des Apôtres, XVII, 29.)
« Car tous ceux qui sont conduits par l’esprit de Dieu, sont enfants de Dieu. » (Ep. aux Romains, VIII, 14.)
« C’est ce même esprit qui rend témoignage à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu. » (Ib., ib., 16.)
« La liberté glorieuse des enfants de Dieu. » (Ib., ib., 21.)
« … Qui sont Israélites, à qui appartiennent l’adoption199,… la gloire, les alliances….. » (Ib., IX, 4.)
« Car vous êtes tous enfants de Dieu. » (Ep. aux Galates, III, 26.)
« Parce que vous êtes enfants (grec : fils), Dieu a envoyé dans vos cœurs l’esprit de son fils. » (Ibid., IV, 6.)
« C’est pourquoi tu n’es plus esclave, mais tu es fils. » (Ibid. 7.)
« Nous ayant prédestinés à nous adopter pour être ses enfants… » (Ep. aux Éphésiens, I, 5.)
« Afin que vous soyez sans reproche, sans tache, enfants de Dieu, irrépréhensibles au milieu de la race dégénérée et perverse. » (Ep. aux Philippiens, II, 15.)
« Si vous souffrez le châtiment, Dieu vous traite comme ses enfants. » (Ep. aux Hébreux, XII, 7.)
« Voyez quel amour le Père nous a témoigné, que nous soyons appelés enfants de Dieu. C’est pour cela que le monde ne nous connaît point, parce qu’il ne l’a point connu. Mes bien-aimés, nous sommes dès à présent enfants de Dieu….. C’est à ceci que l’on reconnaît les enfants de Dieu et les enfants du Diable : quiconque ne fait pas ce qui est juste et n’aime pas son frère, n’est point de Dieu. » (Ier épître de saint Jean, III, 1, 2, 10.)
« Nous connaissons à ceci que nous aimons les enfants de Dieu, lorsque nous aimons Dieu et que nous gardons ses commandements. » (lb., V, 2.)
De tous ces passages du Nouveau-Testament, il résulte clairement que le nom de fils de Dieu est donné à l’homme qui se laisse guider par les inspirations de son âme, tandis que celui-là est flétri du nom d’esclave qui se fait l’esclave de ses passions.
Le Talmud établit une distinction semblable. Nous y lisons (Bab. Bathr. 10 a) : « Turnus Rufus200 demanda un jour à Rabbi Akiba Pourquoi votre Dieu ne nourrit-il pas les pauvres, puisqu’il les aime? — C’est pour nous permettre, par la pratique de la charité, d’échapper aux peines de l’enfer », lui répondit le docteur. — Tout au contraire, c’est cette pratique qui vous condamne. Vous ressemblez à un homme qui, malgré la défense du roi, irait porter du pain et de l’eau à un esclave condamné à mourir de faim et de soif. Est-ce que le roi ne s’irriterait pas de cette infraction à ses ordres ? Or, vous êtes des esclaves, car il est dit (Lév., XXV, 42, 55) : « Car les enfants d’Israël sont mes esclaves à moi, » dit l’Éternel. — Nullement, répliqua le docteur, nous ressemblons à un homme qui irait porter du pain et de l’eau au fils du roi, condamné par son père à mourir de faim et de soif. Croyez-vous que le roi ne récompenserait pas cette désobéissance, bien loin de la châtier ? Or, nous sommes les fils de Dieu, car il est dit (Deut., XIV, 1) : « Vous êtes des fils pour l’Éternel votre Dieu. »
Sur quoi le Romain conclut : « La Bible vous donne tantôt le nom de fils, tantôt celui d’esclaves. Lorsque vous accomplissez la volonté de Dieu, vous êtes des fils bien-aimés ; lorsque vous délaissez Dieu, vous n’êtes plus que des esclaves, les esclaves de vos passions. »
Cette qualification de fils de Dieu n’a donc, on le voit, rien de surnaturel, et le Nouveau-Testament est, sur ce point, complètement d’accord avec la Bible et le Talmud.
Mais pourquoi, en effet, Bible et Talmud, Ancien et Nouveau-Testament, donnent-ils le nom de fils de Dieu à l’homme qui n’agit qu’en vue du ciel ? Si je ne me trompe, en voici la raison :
L’homme ne peut, par aucun moyen, connaître l’essence divine ; Dieu ne se révèle à nous que par ses œuvres. Lorsque nous jetons un regard sur la nature, sur ses lois et sur l’ordre qui y règne, alors seulement nous nous élevons jusqu’à l’idée de Dieu, alors nous comprenons la grandeur et la puissance du Créateur. Il en est de même de l’âme humaine, de cette âme créée par Dieu, et qui, de toutes les œuvres divines, est la plus mystérieuse et la plus insondable. Tout ce que nous en pouvons savoir, c’est qu’elle existe, parfaitement distincte du corps qu’elle anime. Mais déterminer avec certitude sa véritable essence, c’est là une chose impossible. De Dieu comme de l’âme humaine, nous ne savons que trois choses : 1° qu’ils existent ; 2° qu’ils ne sont pas corporels ; 3° que composés nous-mêmes de corps et d’âme, emprisonnés dans la matière, leur essence nous est inaccessible (Voir ci-dessus ch. III). Si nous voulons connaître le caractère ou la figure d’un roi placé bien loin de nous et dont nous ne pouvons approcher, nous pouvons nous en faire une idée approximative en regardant le fils de ce roi. Ainsi l’âme humaine, qui du ciel, sa sublime demeure, est venue habiter notre corps terrestre, représente à notre esprit une faible image de l’essence divine. Fille de Dieu pour ainsi dire, elle nous rappelle de loin son céleste Père. Et c’est pourquoi tout homme qui, docile aux inspirations de son âme, se conforme exclusivement à la volonté divine, dédaigne les suggestions de la matière et les subordonne à l’autorité de l’esprit, celui-là nous l’appelons FILS de Dieu.
Cette même expression, d’ailleurs, est encore employée par la Bible dans une circonstance remarquable. Lorsque David voulut bâtir un temple en l’honneur de l’Éternel (II Sam., ch. VII), Dieu lui fit dire par le prophète Nathan de renoncer à cette entreprise : « Lorsque tes jours seront arrivés à leur terme et que tu reposeras près de tes pères, je mettrai sur le trône celui qui doit naître de toi et j’affermirai sa puissance. C’est lui qui bâtira une maison en mon honneur, et je consoliderai sa royauté d’une manière durable. Je serai pour lui un père, et lui sera pour moi un fils ; tellement que, s’il vient à dévier, je le frapperai avec la verge des hommes et avec les plaies dont ils sont punis. » De même dans le Ier livre des Chroniques (ch. XVII, 13), où nous lisons encore (ch. XXII, 7 et suiv.) : « David dit à Salomon : Mon fils, j’avais l’intention de bâtir une maison en l’honneur de l’Éternel, mon Dieu, mais celui-ci me fit dire : Tu as répandu beaucoup de sang, et tu as fait des guerres nombreuses ; ce n’est pas toi qui bâtiras une maison en mon honneur…… Voici, tu auras un fils qui sera plus pacifique, car j’imposerai la paix à tous ses ennemis d’alentour ; il se nommera Salomon (c’est-à-dire le Pacifique), et sous son règne j’accorderai à Israël des jours paisibles et prospères. C’est lui qui bâtira une maison en mon nom ; il sera pour moi un fils et je serai pour lui un père. » Et plus loin (ib., XXVIII, 2 et suiv.) : « Le roi David se leva et dit : Ecoutez-moi, mes frères, mon peuple ! J’avais résolu de bâtir un lieu de résidence pour l’arche d’alliance de l’Éternel, pour servir de marchepied à sa gloire, et j’avais déjà préparé des matériaux. Mais Dieu me dit : Tu ne bâtiras pas une maison en mon mon. Et il me dit : C’est Salomon, ton fils, qui bâtira ma maison et mes parvis, car je l’ai choisi pour devenir mon fils, et moi je serai son père ; et j’affermirai à jamais son trône, s’il persévère à garder mes commandements et mes préceptes, comme il l’a fait jusqu’à ce jour. »
De tous ces passages, il résulte que Salomon reçut le nom de fils de Dieu, aussi longtemps qu’il obéit à Dieu et se conforma à sa volonté.
Il sera aisé maintenant de comprendre la question du Tentateur et la réponse de Jésus. Il lui demande : « Si tu es le fils de Dieu, » c’est-à-dire si tu accomplis la volonté de ton Dieu, si tu crois conséquemment à sa toute-puissance, crois-tu aussi que si Dieu le voulait, l’homme pourrait vivre de ces pierres comme il se nourrit de pain ? Et Jésus répond : Je crois avec une foi parfaite à la loi de Moïse, et cette loi a dit expressément : « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais aussi de tout ce qui est sorti (c’est-à dire de tout ce qui a été créé) de la bouche de Dieu » (Deut., VIII, 3).
5 Alors le diable le mena dans la ville sainte, et le mit sur le haut du temple ;
6 Et il lui dit : Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas ; car il est écrit qu’il ordonnera à ses anges d’avoir soin de toi ; et ils te porteront dans leurs mains, de peur que ton pied ne heurte contre quelque pierre.
— Si tu es le fils de Dieu, si tu crois véritablement à Dieu, à sa loi et à ses prophètes, jette-toi en bas et je saurai que tu te confies sincèrement dans la parole divine, que tu mérites conséquemment de t’appeler fils de Dieu. Cette « parole divine », c’est celle du Psaume XCI (11, 12) : « Il ordonnera à ses anges de te garder ; ils te porteront sur leurs mains, de peur que ton pied, etc. »
7 Jésus lui dit : Il est aussi écrit : Tu ne tenteras point le Seigneur, ton Dieu.
— Jésus lui répond : Je crois pleinement à la loi de Dieu, à ses prophètes et à sa toute-puissance ; je sais que l’homme qui met en lui sa confiance est à l’abri du malheur. Et cependant je ne me précipiterai pas, car il est écrit (Deut. VI, 16) : « Vous ne tenterez pas l’Éternel votre Dieu… »
Un passage analogue se trouve dans le Talmud (Traité Taanith, 9a) : « Rabbi Johanan rencontra un jour l’enfant de Resch-Lakisch. Il lui dit : Récite-moi ton verset201. Celui-ci lui répondit : « Donne la dîme, donne la dîme. » (Deut, XIV, 22). Mais que signifie cette répétition du verbe ? Elle signifie, répondit le docteur : Qui paie ses dîmes s’enrichit202. — Comment peut-on le savoir, demanda l’enfant ? — C’est facile, on n’a qu’à en faire l’expérience. — Mais quoi ! une telle expérience serait-elle permise ? N’est-il pas écrit : Vous ne mettrez pas votre Dieu à l’épreuve ? — Oui, en général, mais la dîme fait exception ; car, selon la remarque de R. Hoschaïa, la Bible nous y autorise formellement par le verset suivant (Malachie, III, 10) : « Apportez toutes vos dîmes au trésor sacré, afin d’assurer l’entretien de ma maison, et éprouvez-moi par-la, dit l’Éternel Tsebaoth ; vous verrez si je n’ouvre pas en votre faveur les cataractes du ciel et si je ne répands pas sur vous mes bénédictions outre mesure ! » »
8 Le diable le mena encore sur une montagne fort haute, et lui montra tous les royaumes du monde et leur gloire ;
9 Et lui dit : Je te donnerai toutes ces choses, si, en te prosternant, tu m’adores.
10 Alors Jésus lui dit : Retire-toi, Satan ! car il est écrit : Tu adoreras le Seigneur, ton Dieu, et tu le serviras lui seul.
— Tu le serviras lui seul. Ce verset, tel qu’il est cité dans Mathieu, ne se rencontre pas dans la Bible. Nous trouvons seulement un verset analogue ainsi conçu (Deut. ch. VI, 13, et ch. X, 20) : « Tu craindras l’Éternel, ton Dieu ; tu le serviras… » Et c’est Jésus qui ajoute les mots : lui seul, qui ne se trouvent que dans la version des Septante, au ch. VI du Deutéronome. — Par la réponse de Jésus, nous pouvons comprendre la nature de l’épreuve que Satan lui propose. Voyant, par ses réponses précédentes, combien forte et inattaquable était la foi de Jésus à l’unité divine, il lui demande de se prosterner devant lui, Satan, comme intermédiaire entre Dieu et l’homme ; moyennant quoi il aurait assuré à Jésus la possession de l’empire de la terre. À cette offre Jésus répond Retire-toi de moi, Satan, car il est écrit : « Tu te prosterneras devant l’Éternel, ton Dieu, et c’est lui seul que tu adoreras. » Lui seul et nul autre être, pas même à titre d’intermédiaire, pas même les anges qui composent la cour céleste, et qui, supérieurs à l’espèce humaine, semblent plus dignes de lui porter nos hommages. Et comme le dit le Psalmiste (Ps. CXLV, 18) : « Dieu est près de tous ceux qui l’invoquent, de tous ceux qui l’invoquent avec vérité. » Avec vérité, c’est-à-dire comme il entend être invoqué : en nous adressant à lui directement et non par le canal d’une puissance quelconque, fùt-ce l’un de ses ministres, l’un de ses serviteurs privilégiés.
Un passage analogue se trouve dans le Talmud de Jérusalem (Bera, ch. IX, 1) : « Rabbi Youdan (Juda) dit en son propre nom : L’appui de Dieu est bien différent de celui des hommes. Un homme qui a un puissant protecteur se trouve sous le coup de quelque danger ; que fera t-il ? Il ira frapper à la porte de son protecteur ; mais il n’obtiendra pas immédiatement audience. Il lui faudra d’abord s’annoncer, puis attendre plus ou moins longtemps. Après avoir fait antichambre, il sera ou ne sera pas reçu, et si on l’écoute, il peut se faire qu’on ne puisse ou qu’on ne veuille pas lui venir en aide. Mais qu’un homme éprouvé par le malheur veuille s’adresser à Dieu, il n’aura besoin d’implorer ni le secours de Michaël ni l’intervention de Gabriel203 ; il invoquera Dieu luimême directement, et il sera aussitôt exaucé, selon cette parole de Joël (III, 5) ; Quiconque invoque le nom de l’Éternel sera sauvé. »
11 Alors le diable le laissa ; et aussitôt des anges vinrent, et le servirent.
— Tout cela s’est passé dans une vision ; voir ci-après notre commentaire sur Marc, ch. I, 13. J’expliquerai ultérieurement dans quel sens il faut entendre ce service des anges.
12 Or, Jésus ayant appris que Jean avait été mis en prison, se retira dans la Galilée.
— Mis en prison. Jean-Baptiste s’était permis de faire des remontrances à Hérode, qui avait épousé Hérodias, la femme de son frère Philippe ; c’est pour ce motif qu’Hérode, irrité de ses reproches, le fit mettre en prison (Math., XIV, 3, et Marc, VI, 17.)
13 Et ayant quitté Nazareth, il vint demeurer à Capernaum, ville proche de la mer, sur les confins de Zabulon et de Nephthali ;
14 En sorte que ce qui avait été dit par Esaïe le prophète fut accompli :
15 Le pays de Zabulon et de Nephthali, le pays qui est sur le chemin de la mer, au delà du Jourdain, la Galilée des gentils ;
16 Le peuple qui était assis dans les ténèbres a vu une grande lumière ; et la lumière s’est levée sur ceux qui étaient assis dans la région et dans l’ombre de la mort.
— Les deux versets qu’on vient de lire sont ainsi conçus (Isaïe, ch. VIII, 23, et ch. IX, 1) : «N’est-il pas couvert de ténèbres, ce royaume que l’on croyait si fort ? Le premier envahisseur l’a frappé légèrement, — dans les pays de Zabulon et de Nephthali ; mais le suivant l’a accablé en le frappant dans la rẻgion du Lac (de Génésareth), dans celle qui est au delà du Jourdain et dans la Galilée des nations204. — Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu luire une grande clarté ; ceux qui habitaient la sombre région (du malheur), une lumière éclatante a. brillé sur eux.» — D’après le contexte, tout ce passage indique évidemment, d’une part, les exils successifs d’Israël ; de l’autre, le grand miracle qui devait s’accomplir sous le règne d’Ezéchias, je veux dire la défaite surnaturelle de l’armée de Sennacherib. Quel rapport entre ces faits, prédits et réalisés depuis longtemps, et le voyage de Jésus ? Mais, je l’ai déjà dit, les Evangélistes, tous imbus de la méthode talmudique, s’occupaient peu du sens littéral des versets qu’ils avaient l’occasion de citer, et, pour établir la corrélation d’un texte avec un fait, la moindre analogie leur suffisait, fut-elle toute matérielle, se bornât-elle à un ou deux mots insignifiants. Ainsi, voyant Jésus s’établir en Galilée et s’attacher à faire pénétrer dans les âmes l’amour du Dieu un, ils ont rapproché violemment deux phrases distinctes, dont l’une mentionne la « Galilée », et l’autre, une « lumière éclatante » qui devait éclairer Israël.
17 Dès lors Jésus commença à prêcher, et à dire Amendez-vous ; car le royaume des cieux est proche.
— Dès lors, c’est-à-dire à partir de l’époque de cette captivité de Jean, Jésus commença lui-même à inviter le peuple à la pénitence, disant que le règne de Dieu est proche, c’est-à-dire facile à accepter pour quiconque éprouve une repentance sincère et s’est pénétré de cette vérité que Dieu est le créateur unique, l’unique maître du monde. C’est exactement l’expression de Moïse (Deut. XXX, 14) : « Et cette chose est pour toi tout à fait proche, » c’est-à-dire à ta portée, et tu peux la comprendre par toi-même.
18 Et Jésus, marchant le long de la mer de Galilée, vit deux frères, Simon, qui fut appelé Pierre, et André, son frère, qui jetaient leurs filets dans la mer : car ils étaient pêcheurs.
— Qui fut appelé Pierre. Nous lisons en effet (Math., XVI, 18) : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon église. » Pétros en grec signifie pierre, rocher, et Jésus voyait dans Simon le futur soutien de l’enseignement qu’il voulait fonder.
19 Et il leur dit : Suivez-moi, et je vous ferai pêcheurs d’hommes.
— Des pêcheurs d’hommes, c’est-à-dire d’âmes humaines, qu’ils seront chargés de ramener à Dieu en leur enseignant son Éternelle unité.
20 Et eux, laissant aussitôt leurs filets, le suivirent.
21 De là étant passé plus avant, il vit deux autres frères, Jacques, fils de Zébédée, et Jean, son frère, dans une barque, avec Zébédée, leur père, qui raccommodaient leurs filets, et il les appela.
22 Et eux, laissant aussitôt leur barque et leur père, le suivirent.
23 Et Jésus allait par toute la Galilée, enseignant dans leurs synagogues, prêchant l’évangile du règne de Dieu, et guérissant toutes sortes de maladies et toutes sortes de langueurs parmi le peuple.
— Maladies de l’âme, langueurs du corps. C’était en effet l’habitude des docteurs en Israël de prêcher en public, et de guérir par leurs discours les plaies de l’âme, par leurs remèdes les plaies du corps. Entre autres anecdotes à ce sujet, le Talmud nous a conservé la suivante : « Rabbi Johanan, atteint d’un mal de bouche205, alla consulter une matrone qui lui donna un remède le jeudi, puis le vendredi ; alors le rabbin lui demanda : Et que dois-je faire demain206 ? Elle lui répondit : Tu n’as besoin de rien. — Mais si je souffre, que dois-je faire ? — Là-dessus la matrone lui indiqua le remède, en lui recommandant de le tenir secret. Nonobstant son désir, l’illustre prédicateur divulgua dès le lendemain la précieuse recette, procurant ainsi au peuple dans la même conférence le bien-être du corps et celui de l’âme, qui lui étaient également chers. » (Ab. Zara, 28a.)
24 Et sa renommée se répandit par toute la Syrie ; et on lui présentait tous ceux qui étaient malades et détenus de divers maux et de divers tourments, les démoniaques, les lunatiques, les paralytiques ; et il les guérissait.
— Les lunatiques, c’est-à-dire ceux qui se sont attiré certaines maladies pour avoir dormi au clair de lune. « Celui qui dort à la belle étoile quand la lune est dans son plein, celui-là, dit le Talmud, est responsable de sa propre mort. » (Peçachim, 111a). C’est l’heure favorable aux démons, et ici les lunatiques ne sont qu’une catégorie particulière de possédés.
25 Et une grande multitude le suivit de Galilée, de la Décapole, de Jérusalem, de Judée, et de delà le Jourdain.
Chapitre V.
1 Or, Jésus, voyant le peuple, monta sur une montagne ; et s’étant assis, ses disciples s’approchèrent de lui ;
2 Et ouvrant sa bouche, il les enseignait, en disant :
3 Heureux les pauvres en esprit ; car le royaume des cieux est à eux.
— Les pauvres, c’est-à-dire les humbles d’esprit. Nous lisons dans le Talmud (Traité Aboth, IV, 4) ; « Rabbi Lévitas disait : Sois humble à l’excès ; car l’avenir de ton corps, ce sont les vers du tombeau. » Je vous ai promis, chers lecteurs, d’exposer les principales dissidences qui séparaient les Pharisiens des Esséniens, et par la citation que j’ai faite du passage de Josèphe, vous avez pu, dans une certaine mesure, vous rendre compte des points en litige. Mais le passage de Josèphe est sobre de détails en ce qui concerne les Pharisiens, et il y a lieu de le compléter ; c’est ce que je ferai chaque fois que l’occasion s’en présentera, comme je le fais ici.
Les Pharisiens, en toutes choses, nous recommandent le juste milieu, et eux-mêmes s’éloignaient avec un soin égal de tous les excès, de ceux-là même qui peuvent sembler les plus louables. En voici un exemple. Nous lisons dans le Deutéronome (XV, 7) : « S’il y a chez toi un indigent, — quelqu’un de tes frères, — dans l’une de tes villes, au pays que l’Éternel ton Dieu te destine, n’endurcis point ton cœur, ne ferme point ta main à ton frère nécessiteux… » La loi nous enseigne donc la charité envers les nécessiteux. Cette charité, quelle en doit être la mesure ? D’après le Pentateuque, la dixième partie de nos biens ; mais ce n’est là qu’un minimum, et les Pharisiens, auteurs du Talmud, ont ajouté : « Celui qui veut donner aux pauvres dans une plus large mesure ne doit pas pousser la prodigalité au delà du cinquième de sa fortune, autrement il s’exposerait à recourir un jour lui-même à la charité publique. Un homme voulait donner plus du cinquième de son bien aux pauvres, et Rabbi Akiba l’en empêcha (Ketoub., 50a). » Voilà le juste milieu pharisaïque. Selon les Esséniens, au contraire, la charité véritable consisterait à faire, en faveur des pauvres, un abandon complet de ce qu’on possède. Et c’est, en effet, ce que prêchera Jésus lui-même (Mathieu, XIX, 21) ; « Si tu veux être parfait, vends ce que tu as et le donne aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel, » Or, les Evangélistes en général étaient Esséniens, comme je l’ai établi plus haut, et le désaccord des deux sectes, dans les questions de mesure, s’étendait à toute chose, les uns disant à l’homme : tandis Point d’excès ! la voie moyenne est la meilleure ! — que les autres disaient : Voulez-vous gagner le ciel, il faut exagérer la vertu, accomplir le devoir jusqu’à sa dernière limite, et en accepter les conséquences les plus extrêmes. Leur dissidence ne cesse que sur un point : l’humilité. L’orgueil, voilà notre ennemi le plus dangereux, le monstre qu’il faut étouffer, et nous ne saurions le combattre avec des armes trop puissantes. L’humilité en est le meilleur antidote, et c’est la seule vertu où l’exagération, de l’aveu de tous, soit permise et même méritoire. Voilà pourquoi Jésus s’écrie : « Heureux les pauvres en esprit, » c’est-à-dire les humbles. Et voilà pourquoi Lévitas proclame : Sois humble au dernier point, car l’homme est destiné à devenir la proie des vers. Et quel homme en effet, songeant à cette humiliante perspective, n’extirperait avec soin de son cœur toute parcelle d’orgueil ?
4 Heureux ceux qui sont dans l’affliction ; car ils seront consolés.
— Ceux qui sont dans l’affliction (littér. en deuil), c’est-à-dire les pauvres et les nécessiteux. L’existence du pauvre, en ce bas monde, ressemble en effet à un deuil. Eh bien ! ceux-là sont « heureux », car les souffrances que Dieu leur envoie sont le rachat de leurs fautes. Malheureux ici-bas, ils jouiront dans le monde futur d’un Éternel bonheur. C’est ce qui résulte du passage de l’Évangile où Luc raconte l’histoire du riche et du pauvre (Luc, XVI, 19 et suiv). Le Talmud nous dit à peu près la même chose : parmi les personnes qui échapperont aux tourments de l’Enfer, il compte « celles qui sont aux prises avec l’extrême misère » (Eroubin, 41b) ; et cela, parce que le malheur a racheté leurs âmes.
5 Heureux les débonnaires ; car ils hériteront de la terre.
— Voici ce que nous lisons dans le Talmud (Soukka, 29b) : « Quatre péchés conduisent l’homme à la perte de ses biens. » L’un de ces péchés, qu’énumère le Talmud, c’est l’orgueil, et il y oppose, pour ceux qui sont doux et humbles de cœur, cette sentence biblique copiée par Jésus : « Les humbles posséderont la terre et jouiront d’une paix inaltérable. » (Ps. XXXVII, 11.)
6 Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice ; car ils seront rassasiés.
— Nous lisons de même dans le Talmud (Baba Bathra, 10a) : « Rabbi Dostaï, fils de R. Yanaï, enseigne : Voyez comme les voies de Dieu diffèrent de celles des hommes. Quand un homme envoie un présent à son roi (pour obtenir une audience), il ne sait pas si son présent sera accepté. Le fût-il, reste encore à savoir si lui-même obtiendra l’entrevue qu’il sollicite. Autres sont les voies de Dieu. Si quelqu’un fait l’aumône à un pauvre, quelque minime qu’elle soit, il recevra sa récompense de Dieu et sera admis à contempler sa gloire ; car il est dit (Ps. XVII, 15) : « « Grâce à ma charité207, je verrai ta face, et je me rassasierai de ta contemplation à mou réveil. » » C’est-à-dire que l’âme immortelle, et survivant au corps endormi dans la tombe, jouira Éternellement de l’intuition de l’essence divine.
7 Heureux les miséricordieux ; car ils obtiendront miséricorde.
— Même parole dans le Talmud (Sabbath, 151b) : « Quiconque a pitié des autres, Dieu aura pitié de lui ; et quiconque n’a point pitié des autres n’obtiendra pas, lui non plus, la miséricorde divine. »
8 Heureux ceux qui ont le cœur pur ; car ils verront Dieu.
— Plusieurs s’imaginent qu’il s’agit ici d’une vision réelle ; mais il ne peut être question que d’une pure perception de l’intelligence. Le mot voir signifie ici comprendre, comme dans ce passage de l’Ecclésiaste (ch. I, 16) : « Mon cœur a beaucoup vu en fait de sagesse et d’intelligence. La vue physique n’a aucune prise sur l’Etre éminemment spirituel : «Nul homme vivant, dit-il lui-même (Exode, XXXIII, 20), ne saurait me voir» ; et nous lisons dans l’Évangile de Jean (I, 18) : « Personne ne vit jamais Dieu. »
9 Heureux ceux qui procurent la paix ; car ils seront appelés enfants de Dieu.
— Pourquoi les hommes de paix sont-ils appelés « fils de Dieu »208 ? Le Talmud répondra indirectement à cette question. « Paix (ou Pacifique) est un des noms de Dieu, car il est dit (Juges, VI, 24) : Il le nomma le Dieu de Paix. » (Sabbath, 10b). Nous lisons en outre dans le Talmud (Yebamoth, 65b) : « La paix est une si grande chose, qu’en vue de la conserver il est permis d’altérer la vérité209, comme Dieu lui-même le fit un jour. En effet, Sara avait dit (Gen., XVIII, 12) : « Comment aurais-je les joies (de la maternité), quand mon époux est un vieillard ? » (Gen., xviii, 12.) Et Dieu, répétant le propos au patriarche, l’atténue en cette forme (lb., 13) : « Quoi ! j’enfanterais encore, âgée comme je le suis ! » » Il modifiait donc la vérité, et cela pour conserver la paix du ménage.
Tout homme qui poursuit ici-bas l’œuvre de la concorde, accomplit donc une œuvre divine, et par conséquent, d’après ce que nous avons dit plus haut (p. 182 et suiv.), il est digne d’être appelé : Fils de Dieu.
10 Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice ; car le royaume des cieux est à eux.
— Ceux qui sont persécutés. Nous lisons dans le Talmud (B. Kamma, 93a) : « Mieux vaut être persécuté que persécuteur. Il n’y a point d’oiseaux plus persécutés que les tourterelles et les pigeons, et Dieu les a trouvés seuls dignes, entre tous les oiseaux, de lui être offerts sur son autel.
Pour la justice. Souffrir pour la justice, travailler au bien de ses frères et ne recueillir que leur ingratitude, est chose doublement méritoire et que Dieu saura largement récompenser. Voilà pourquoi de tels hommes sont proclamés « heureux. »
11 Vous serez heureux lorsqu’à cause de moi on vous dira des injures, qu’on vous persécutera, et qu’on dira faussement contre vous toute sorte de mal.
— Nous lisons dans le Talmud (Sabbath, 88b) : « Ceux qui se laissent outrager, mais n’outragent personne ; qui reçoivent les insultes sans y répondre ; qui supportent tout pour l’amour de Dieu et qui se résignent à leurs souffrances, ceux-là peuvent s’appliquer les paroles de la Bible (Juges, V, 31) : « Ceux qui aiment Dieu (brilleront un jour) comme le soleil dans sa gloire. » »
12 Réjouissez-vous alors et tressaillez de joie, parce que votre récompense sera grande dans les cieux ; car on a ainsi persécuté les prophètes qui ont été avant vous.
— Votre récompense sera grande. Rabbi José, rapporte le Talmud, disait : « Elle est belle et je l’envie, la part de ceux qu’on soupçonne, et qui n’ont point mérité le soupçon. » (Sabbath, 118b.)
13 Vous êtes le sel de la terre ; mais si le sel perd sa saveur, avec quoi la lui rendra-t-on ? Il ne vaut plus rien qu’à être jeté dehors, et à être foulé aux pieds par les hommes.
— Jusqu’ici, Jésus n’a enseigné à ses disciples que les vertus qu’ils doivent à leur tour prêcher et inculquer au peuple. C’est d’eux-mêmes qu’il s’agit maintenant. La mission dont ils sont chargés commande aux apôtres une vertu plus sévère que celle qui suffit au commun des mortels. Voici donc le sens des paroles de Jésus : Un mets quelconque peut, à la rigueur, se manger sans sel ; mais il devient, grâce à ce condiment, bien autrement nutritif et agréable, à la condition toutefois que le sel conserve les qualités qui lui sont propres et ne soit pas falsifié par un mélange. De même, vous, mes disciples, vous devez, pour rester à la hauteur de votre noble tâche, être aux hommes ce qu’est aux aliments le sel, qui les surpasse tous en saveur. En d’autres termes, vous devez, plus que tout autre, accomplir la loi divine dans ses détails les plus minutieux, les plus minimes en apparence.
Nous lisons à ce sujet dans le Talmud (Baba Kamma, 50a) : « La fille de Nechounia, le puisatier210, était tombée dans une citerne profonde. Rabbi Hanina ben Dossa, informé de cet accident, dit au messager : Tout va bien. À un second messager, même réponse. Quand on vint le lui annoncer une troisième fois : Elle est sauvée, dit-il ; et c’était vrai. On demanda à la jeune fille : Qui t’a délivrée ? Elle répondit : Le bélier et le vieillard qui le conduisait (C’est-à-dire le bélier d’Isaac et le sacrifice d’Abraham, dont le mérite protège sa postérité). D’autres dirent au docteur : Tu es donc prophète ? — Il répondit : Je ne suis ni prophète ni fils de prophète ; mais je savais que la citerne, creusée par la charité du père, ne pouvait causer la perte de l’enfant. » Et cependant, ajoute le Talmud, le fils de ce même Nechounia mourut de soif, parce que Dieu exige davantage de ceux qui peuvent davantage. « Dieu est redoutable pour ceux qui l’entourent ! » (Ps. LXXXIX, 8.) Ceux-là surtout qui doivent l’exemple aux autres sont tenus à veiller sur eux-mêmes, et c’est pourquoi Jésus recommande à ses disciples une extrême circonspection dans leur conduite.
14 Vous êtes la lumière du monde : une ville située sur une montagne ne peut être cachée ;
15 Et on n’allume point une chandelle pour la mettre sous un boisseau, mais on la met sur un chandelier, et elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison.
— Ces versets forment la suite et comme la raison d’être du verset précédent. Votre fardeau est plus lourd que celui des autres hommes, car vous êtes la lumière et vous devez éclairer vos frères ; les éclairer sur leur conduite, lorsqu’elle n’est pas conforme aux enseignements de votre parole et de votre exemple, et ne pas leur ménager les remontrances. Toute autorité implique responsabilité ; c’est à la fois sa charge et son honneur. « Le chef de la famille est puni pour les fautes qu’il n’a pas empêchées parmi les siens ; le chef de la cité est puni pour les fautes des habitants, et le chef de l’Etat est responsable de la vertu de ses sujets. » (Sabbath, 54 b.) Vous donc, ô mes disciples, dit Jésus, vous êtes responsables non-seulement de vos actions personnelles, mais aussi des actions de l’humanité tout entière. Vous êtes le flambeau de l’humanité, les instituteurs de ses voies, chacune de ses défaillances vous sera comptée : soyez donc scrupuleux pour vous-mêmes, en donnant de bons exemples ; pour les autres, en ne craignant jamais de reprendre leurs écarts, autrement c’est à vous-mêmes qu’ils seront imputés ; et vous ne serez plus bons « qu’à être jetés dehors et foulés aux pieds par les hommes, » par ces mêmes hommes que vous aurez si mal guidés.
16 Que votre lumière luise ainsi devant les hommes, afin qu’ils voient vos bonnes œuvres et qu’ils glorifient votre Père qui est dans les cieux.
— La même idée est exprimée dans le Talmud, où nous lisons (Tr. Yoma, 86a) : Il est écrit : « Tu aimeras l’Éternel, ton Dieu » (Deut., vi, 5) : — Tu dois aussi le faire aimer par ta conduite. Celui qui étudie avec ardeur la loi écrite et la loi orale ; qui écoute attentivement les enseignements des docteurs, et qui, d’autre part, se montre bienveillant et charitable envers ses frères, recevra d’eux ce témoignage, flatteur pour lui-même et pour la Torah : « Heureux son père, dira-t on, qui lui a fait apprendre la loi ! Heureux le maître qui la lui a apprise ! Malheur à qui ne l’a pas étudiée ! Voyez un tel, qui s’est voué à cette étude : comme son commerce est agréable ! comme sa conduite est digne ! » À cet homme on pourra bien appliquer le verset : « C’est toi, Israël, qui es mon serviteur ; c’est par toi que je suis glorifié. » (Isaïe, XLIX, 3.) — Celui-là, au contraire, qui étudie la loi écrite et la loi orale, qui écoute l’enseignement des docteurs, mais qui ne l’applique pas sincèrement dans sa conduite et ne sait pas se faire aimer de ses frères, ne recevra d’eux qu’un témoignage malveillant pour lui-même, et par contre-coup pour la Torah : « Malheur, dira-t-on, à son père qui lui a fait apprendre la loi ! Malheur au maître qui la lui a enseignée ! Voyez donc ce savant, comme sa conduite est indigne ! comme son commerce est fâcheux ! » À cet homme on pourra bien appliquer le verset : « Quand ils se sont trouvés en rapport avec les peuples étrangers, ils ont fait outrager mon saint nom, parce qu’on a dit en les voyant Voilà donc le peuple du Seigneur, et il les a chassés de sa terre !» (Ez., XXXVI, 20.)
17 Ne pensez point que je sois venu abolir la loi ou les prophètes ; je suis venu, non pour les abolir, mais pour les accomplir.
— Sens : Ne croyez pas que ces vertus que je viens vous prêcher soient l’essentiel de la loi divine, et que les prescriptions positives qu’elle renferme ne soient qu’un accessoire sans valeur. Non, toutes les prescriptions positives, commandements et défenses, doivent être scrupuleusement observées, les plus importantes comme les moindres en apparence. Les conseils que je vous donne aujourd’hui n’ont d’autre but que de vous fortifier de plus en plus dans l’amour de la loi et dans sa pratique, car ce sont des actes surtout que Dieu demande. « Celui là est grand, dira tout à l’heure Jésus lui-même (v. 19), qui aura observé et enseigné les plus petits commandements. » — « Tous ceux qui me disent : Seigneur ! Seigneur ! n’entreront pas dans le royaume des cieux ; mais celui-là seulement qui fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux. » (Ch. VII, 21.)
Non pour les abolir, mais pour les accomplir moi-même et pour vous en prêcher l’accomplissement dans tous ses détails, comme nous venons de le voir. Quelques-uns expliquent : Je suis venu les compléter211. Mais c’est une erreur, car il est écrit : « Tous les commandements que je vous donne aujourd’hui, vous devez les pratiquer exactement, sans y rien ajouter, sans en rien retrancher. » (Deut., XIII, 1; cf. ibid., IV, 2.) Jésus dit que dans toute la loi il ne sera pas retranché une seule lettre, pas un iota, parce qu’il est dit : Vous n’y retrancherez rien. Il ne peut donc non plus avoir eu la pensée de compléter cette loi, c’est-à-dire d’y ajouter quelque chose, puisque le même verset nous défend également d’y ajouter un commandement quelconque. Que veut donc Jésus et quelle est sa mission ? Celle qui incombe à tout homme, lorsque le ciel lui en a départi la faculté, de développer, de propager la connaissance, l’amour et la pratique de la loi divine intelligent, en l’enseignant à ses frères ; riche, en soutenant les pauvres qui se consacrent à son étude et les institutions où elle est enseignée. Et c’est le sens de cette parole de Moïse (Deut., XXVII, 26) : « Maudit soit celui qui ne maintiendra pas les paroles de cette doctrine, afin qu’on les exécute ! »
18 Car je vous dis en vérité que, jusqu’à ce que le ciel et la terre passent, il n’y aura rien dans la loi qui ne s’accomplisse, jusqu’à un seul iota et à un seul trait de lettre.
– Jusqu’à ce que le ciel et la terre passent. « Je jure que mon alliance subsistera toujours, aussi longtemps que je maintiendrai les lois du ciel et de la terre. » (Jérém., XXXIII, 25.) Sur quoi nous lisons dans le Talmud (Ab. Zarah, 3a) : « Dieu, en créant le ciel et la terre, leur a dit : Si Israël accepte ma loi, c’est bien ; sinon, je vous ferai rentrer dans le néant212. »
Un seul iota. Dans la loi de Dieu, tout a son but et sa signification. Rien de superflu. Le moindre mot, la lettre même la plus insignifiante y a sa raison d’être, bien que cette raison, quelquefois profonde, puisse nous échapper.
19 Celui donc qui aura violé l’un de ces plus petits commandements, et qui aura ainsi enseigné les hommes, sera estimé le plus petit dans le royaume des cieux ; mais celui qui les aura observés et enseignés, celui-là sera estimé grand dans le royaume des cieux.
— De ces plus petits commandements. On lit dans le traité talmudique Abôth (ch. II, 1) : « Observe avec soin les commandements les plus minimes à l’égal des plus importants, car tu ignores la récompense attachée à ces divers commandements. »
Qui les aura observés et enseignés. La pratique de la Loi, nous l’avons dit, en est la condition essentielle. C’est pour cela aussi qu’on ne doit pas se contenter de l’observer soi-même, mais enseigner aux autres à la mettre en pratique. Celui qui aura accompli cette double condition « sera estimé grand dans le royaume des cieux. »
20 Car je vous dis que, si votre justice ne surpasse celle des Scribes et des Pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux.
— Sens : La pratique, je le répète, c’est le point essentiel ; mais si vous n’y joignez pas la vertu, le royaume du ciel vous échappera. Tel est aussi le principe des Talmudistes (Tr. Shabbath, 31a-b) : « Tout homme qui possède la Torah (la connaissance et la pratique des lois positives), mais qui n’est pas animé de la crainte de Dieu, ressemble à un trésorier qui aurait les clefs de la caisse, mais qui n’aurait pas celles de l’appartement où la caisse est renfermée ; comment arrivera-t-il jusqu’au trésor ? » La pratique de la loi, les œuvres matérielles, c’est l’intérieur de la maison ; mais pour y entrer, pour accomplir les œuvres avec fruit et sincérité, la vertu est nécessaire. La vertu et les bonnes mœurs, c’est ce que la Bible appelle justice, et le Talmud crainte de Dieu.
21 Vous avez entendu qu’il a été dit aux anciens : Tu ne tueras point, et celui qui tuera sera punissable par le jugement,
22 Mais moi, je vous dis que quiconque se met en colère contre son frère, sans cause, sera puni par le jugement ; et celui qui dira à son frère : Raca, sera puni par le conseil ; et celui qui lui dira : Fou, sera puni par la géhenne du feu.
— Cette théorie générale que Jésus vient d’exposer, il va en faire maintenant des applications particulières ; il va prouver, par des exemples de détail, que les œuvres sans la vertu, sans le caractère et les mœurs, sont non-seulement insuffisantes, mais parfois même impossibles. La loi de Moïse dit : Tu ne tueras point. Pour être en règle avec la loi, il suffirait donc, on pourrait le croire du moins, de ne pas transgresser cette défense. Mais il n’en est pas ainsi ; et « quiconque se met en colère contre son frère, sans cause213, sera puni par le jugement. » La colère est mauvaise conseillère et peut conduire l’homme, comme le fait remarquer le Talmud, aux excès les plus déplorables : « Celui qui, dans un accès de colère, déchire ses habits, brise ce qui lui tombe sous la main, jette son argent par la fenêtre, doit être considéré comme un idolàtre ; car l’Esprit du mal ne procède pas autrement pour amener ses victimes à leur perte. Aujourd’hui il dit à l’homme : Fais telle chose ; demain il lui en conseillera une autre ; et finalement, un beau jour, il lui dira : Adore les idoles, et il ira adorer les idoles. » (Tr. Sabbath, 105a.) La colère, pouvant amener l’homme à l’idolâtrie, peut aussi le pousser à l’assassinat.
Raca. — De même dans le Talmud (B. Metsia, 58b) : « Celui qui fait rougir son prochain en public, c’est comme s’il répandait son sang. »
Par la géhenne du feu. — « Tous ceux qui sont livrés à la géhenne peuvent rentrer en grâce, trois exceptés… » Et l’un de ces trois est celui « qui fait rougir son prochain devant témoins » (Ibid.).
23 Si donc tu apportes ton offrande à l’autel, et que là tu te souviennes que ton frère a quelque chose contre toi,
24 Laisse là ton offrande devant l’autel, et va-t’en premièrement te réconcilier avec ton frère ; et après cela viens, et offre ton offrande.
— Nous lisons dans le Talmud (Tr. Yôma, 85b) : « Les péchés envers la Divinité sont pardonnés le jour des Expiations ; mais les offenses envers le prochain ne sont effacées par la vertu de ce jour qu’autant que l’agresseur a fait des démarches pour obtenir son pardon de l’offensé. »
25 Accorde-toi au plus tôt avec ta partie adverse, pendant que tu es en chemin avec elle, de peur que ta partie adverse ne te livre au juge, et que le juge ne te livre au sergent, et que tu ne sois mis en prison.
— Précédemment il était question de dommages purement moraux, d’offenses envers le prochain, en un mot des méfaits par la parole, comme l’indique assez la teneur du v. 23. Ces torts que la parole a causés, c’est elle qui doit les réparer. Ici, et comme la suite le montre clairement, il s’agit de préjudices matériels ; à ceux-là (enseigne Jésus), il faut une réparation matérielle, volontaire et immédiate, si l’on ne veut s’exposer à la honte d’être cité en justice et à la honte plus grande encore d’une condamnation méritée.
26 Je te dis en vérité que tu ne sortiras pas de là, jusqu’à ce que tu aies payé le dernier quadrin.
27 Vous avez entendu qu’il a été dit aux anciens : Tu ne commettras point adultère.
28 Mais moi, je vous dis que quiconque regarde une femme pour la convoiter, a déjà commis l’adultère avec elle dans son cœur.
— C’est la pensée exprimée par le Talmud d’une manière plus générale : « La pensée du crime est pire que le crime lui-même » (Tr. Yôma, 29a)214.
29 Que si ton œil droit te fait tomber dans le péché, arrache-le, et jette-le loin de toi ; car il vaut mieux pour toi qu’un de tes membres périsse, que si tout ton corps était jeté dans la géhenne.
— Ton œil droit. Le Talmud de Jérusalem (Tr. Berach., ch. Ier) s’exprime ainsi : « Il est écrit : Vous ne vous laisserez pas égarer par votre cœur ni vos yeux (Nombres, XX, 39). Rabbi Lévi dit : Le cœur et l’œil sont les deux pourvoyeurs du péché. Il est encore écrit : Mon fils, donne-moi ton cœur, et que tes yeux observent mes voies (Prov., XXIII, 26). Dieu dit à l’homme : Si tu me laisses maître de ton cœur et de tes yeux, je saurai que tu m’appartiens. »
30 Et si ta main droite te fait tomber dans le péché, coupe-la, et jette-la loin de toi ; car il vaut mieux pour toi qu’un de tes membres périsse, que si tout ton corps était jeté dans la géhenne.
— Ta main droite. Suivant le Talmud (Tr. Niddah, 13b), lorsque Isaïe a dit : Vos mains sont pleines de sang (Isaïe, I, 15), il a fait allusion à la pollution volontaire ; et ceux qui se rendent coupables de ce péché, ajoute-t-il (ibid., 13a), méritent qu’on leur coupe la main.
31 Il a été dit aussi : Si quelqu’un répudie sa femme, qu’il lui donne la lettre de divorce.
32 Mais moi, je vous dis que quiconque répudiera sa femme, si ce n’est pour cause d’adultère, l’expose à devenir adultère ; et que quiconque se mariera à la femme qui aura été répudiée, commet un adultère.
— Si ce n’est pour cause d’adultère. On lit de même dans le Talmud (Tr. Synhédrin, 22a) : « Voyez combien le divorce est chose grave on a permis au roi David de rester seul à seule avec Abisag la Sunamite, mais on ne lui permit pas de répudier une de ses femmes. » (Le roi d’Israël ne peut, d’après la loi de Moïse, avoir plus de dix-huit femmes. Lors donc que David, glacé par l’âge, eut besoin d’une jeune fille pour réchauffer sa vieillesse, les docteurs lui permirent de la garder hors mariage plutôt que de l’épouser, ce qu’il n’aurait pu faire qu’en répudiant une de ses femmes.) « Rabbi Eliezer dit : Quiconque répudie sa première femme, fait pleurer l’autel lui-même, car il est écrit (Malachie, II, 13 et 14) : Secondement vous faites ceci : vous couvrez de larmes et de gémissements l’autel du Seigneur, de sorte que Dieu se détourne de vos offrandes et n’accepte plus de vos mains ce qui pourrait l’apaiser ; et vous demandez pourquoi ?— Parce que le Seigneur témoigne contre toi pour la femme de ta jeunesse que tu as trahie, bien qu’elle fût ta compagne et la femme de ton alliance. » — « Il est encore écrit : Il hait la répudiation (Mal., l. c., 16). Rabbi Johanan explique : Dieu hait celui qui répudie. On ne doit répudier sa femme que dans le cas de déshonneur notoire, car il est dit (Deut., XXIV, 1) : S’il a constaté chez elle quelque chose de honteux. » (Tr. Ghittin, fin.)
Quiconque se mariera avec la femme répudiée, c’est-à-dire que si une femme a été répudiée pour fait d’inconduite et qu’un tiers l’épouse, ce dernier est considéré comme adultère. C’est aussi la pensée du Talmud :
« Il est écrit (Deut., l. c.) : Si cette femme divorcée devient l’épouse d’un autre homme… La loi l’appelle Autre, dit le Talmud (ibid.), pour montrer que le second mari est bien différent du premier. Celui-ci a chassé de sa maison celle qui y apportait la honte, et l’autre fait entrer la honte dans sa maison. Si celui-ci est honnête, il la répudiera à son tour ; car il est écrit (Deut., l. c., 4) : Le dernier la haïra et lui enverra un acte de divorce. S’il ne le fait pas, elle sera la cause de sa mort, car il est écrit (ibid.) : Ou bien le dernier mari mourra. » Et il l’aura mérité, pour avoir fait asseoir à son foyer une femme impudique.
33 Vous avez encore entendu qu’il a été dit aux anciens : Tu ne te parjureras point, mais tu t’acquitteras envers le Seigneur de ce que tu auras promis avec serment.
34 Mais moi, je vous dis : Ne jurez point du tout : ni par le ciel, car c’est le trône de Dieu ;
35 Ni par la terre, car c’est son marchepied ; ni par Jérusalem, car c’est la ville du grand Roi.
— Il est dit (Lév., XIX, 12) : « Vous ne jurerez pas faussement en mon nom. » Donc, pourrait-on croire, il serait permis de jurer faussement sur toute autre chose que Dieu ! C’est pourquoi Jésus ajoute : Ne jurez par quoi que ce soit. Toujours dans l’esprit du Talmud. On y lit en effet (Tr. Nazir, 3b) : « D’où savons-nous que celui qui jure par sa droite émet un serment valable ? — C’est qu’il est écrit : Dieu jure par sa droite. (Isaïe, LXII, 8.) D’où inférons-nous que son serment est valable s’il dit : Par ma gauche ? — C’est qu’il est écrit : Dieu jure par son bras puissant. » (Isaïe, l. c.) On voit donc que toute chose qui porte le cachet de la Divinité est suffisante pour valider un serment. Donc il ne faut, dit Jésus dans le même sens, invoquer à l’appui de ses affirmations ni le ciel, ni la terre, ni la ville de Jérusalem, car à toutes ces choses Dieu a attaché son nom. Exemple : « Ainsi parle l’Éternel Tsebaoth : Les cieux sont mon trône et la terre est mon marchepied. » (Isaïe, X, 1.)
36 Ne jure pas non plus par ta tête ; car tu ne peux faire devenir un seul cheveu blanc ou noir.
— Nous lisons dans le Talmud (Tr. Schebouoth, 39a) : « Lorsque les juges imposent le serment à un homme, ils lui disent : Sache que le monde entier a tremblé lorsque Dieu, du haut du Sinaï, a dit : Tu ne prononceras pas en vain le nom de l’Éternel, ton Dieu (Exode, ch. XX)… Pour toutes les transgressions de la loi, en général, il peut arriver que la punition se fasse attendre pendant deux ou trois générations ; mais pour le faux serment la punition est immédiate. » Ainsi, la justice divine n’attend ni la vieillesse qui blanchira les cheveux du parjure, ni même le court intervalle qu’il lui faudrait pour les teindre en noir. — Il y a donc, en dernière analyse, affinité entre les deux passages.
37 Mais que votre parole soit : Oui, oui, non, non ; ce qu’on dit de plus vient du Malin.
— Oui, oui, non, non. Pareillement dans le Talmud (B. Metsia, 49a) : « Que ton oui soit une vérité, que ton non soit une vérité, » aussi sainte que le serment le plus redoutable. (Le Talmud, par un de ces jeux d’esprit qui lui sont familiers et que nous avons déjà signalés, interprète l’expression mosaïque hinn tsédek (mesure exacte, Lév., XIX, 36) par cette autre : hên tsédek, (affirmation loyale).
38 Vous avez entendu qu’il a été dit : Œil pour œil et dent pour dent.
— Nous lisons dans le Talmud (B. Kamma, 84a) : « Rabbi Siméon, fils de Jochaï (l’auteur du Zohar), dit : oeil pour oeil, c’est le talion pécuniaire, c’est-à-dire le paiement d’une indemnité équivalente à la lésion soufferte. Et pourquoi pas le talion réel Parce qu’il en résulterait des iniquités incessantes. Si un homme qui n’a qu’un œil en avait éborgné un autre, il faudrait lui enlever à lui-même le seul œil qui lui reste. Et que faire à l’aveugle qui a crevé un œil ou les deux à son prochain, etc., etc. ? Et cependant la loi dit, dans cette circonstance même et ailleurs : « Justice égale pour tous ! » (Lév., XXIV, 22.) Donc, d’après le Talmud, ces termes : « Oeil pour œil, dent pour dent, etc., » ne peuvent signifier que des dommages-intérêts proportionnés à l’importance de l’organe lésé ou perdu.
39 Mais moi, je vous dis de ne pas résister à celui qui vous fait du mal ; mais si quelqu’un te frappe à la joue droite, présente-lui aussi l’autre…
— De ne pas résister, etc. C’est-à-dire de point venger le coup que vous auriez reçu. « Le monde ne subsiste, lisons-nous dans le Talmud (Tr. Houllin, 89a), que par le mérite de ceux qui savent se contenir dans les querelles215. » Jamais homme, disaient nos vieux docteurs, ne m’injuria deux fois, parce que mon attitude calme et modérée devant l’injure ne manque jamais d’étonner l’agresseur et, par suite, de le désarmer. C’est aussi ce que veut dire Jésus Au lieu de riposter à une première insulte, tends l’autre joue, et ton sang-froid ne manquera pas de subjuguer ton adversaire.
40 Et si quelqu’un veut plaider contre toi, et t’ôter ta robe, laisse-lui encore l’habit…
— Jésus, comme je l’ai dit, faisait partie de la secte des Esséniens, qui avaient pour principe qu’on doit donner aux pauvres tout ce qu’on possède ; selon les Pharisiens, au contraire, il y a une mesure à garder en tout, même en matière de charité. Ni prodigalité, ni parcimonie ; et l’amour du prochain ne doit pas aller jusqu’à lui sacrifier notre vie, qui n’est pas moins précieuse que la sienne216.
41 Et si quelqu’un te veut contraindre d’aller une lieue avec lui, vas-en deux.
42 Donne à celui qui te demande, et ne te détourne point de celui qui veut emprunter de toi.
— Donne à celui qui te demande. Même idée dans le Talmud (Tr. Baba Metsia, 31b) : «Il est écrit (Deut., XV, 10) : Donne, donne au pauvre. Que signifie cette répétition du verbe ? Qu’il faut donner dans tous les cas. Donne si tu as beaucoup ; si tu as peu, donne du peu que tu possèdes. En un mot, il faut toujours exercer la charité, l’exercer selon nos moyens, et ne jamais renvoyer les mains vides le pauvre qui sollicite notre assistance. C’est le sens du conseil que Jésus donne ici à ses disciples.
Qui veut emprunter de toi. Si tu remarques que ton prochain voudrait te faire un emprunt, mais ne l’ose, préviens son désir et viens-lui spontanément en aide. Ainsi parle le Talmud (Tr. Synhédrin, 76b) : « Celui qui prête un sicle à son prochain dans le besoin, peut s’appliquer le passage d’Isaïe (LVIII, 7-9) : Si tu offres de ton pain à celui qui a faim, des vêtements à celui que tu vois en haillons, si tu ne te dérobes pas à ta propre chair…, alors tu peux invoquer Dieu, tu le trouveras toujours propice. »
43 Vous avez entendu qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi.
— Assurément la Bible ne nous autorise nulle part à haïr notre ennemi, tout au contraire. Mais voici le sens de la parole de Jésus. La loi de Moïse nous ordonne « d’aimer notre prochain comme nous-même. » (Lév. XIX, 18.) Vous pourriez croire que vous n’êtes tenus de l’aimer que s’il est comme vous-même, s’il vous rend la pareille, en un mot s’il est votre ami. Ce serait une erreur, et je vous déclare que, selon la loi de Moïse, vous devez aimer même vos ennemis.
44 Mais moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent ; faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous outragent et qui vous persécutent…
— Faites du bien à ceux qui vous haïssent. On lit dans le Talmud (Baba Metsia, 32b) : « S’il s’agit d’aider ton ami à décharger sa bête, ou d’aider ton ennemi à recharger la sienne, tu dois opter pour l’ennemi, car c’est une occasion pour toi de te vaincre toi-même. » Voici le développement de cette pensée. La loi dit d’une part (Exode, XXIII, 5) : « Si tu vois l’âne de ton ennemi succomber sous sa charge, garde-toi de passer outre, mais viens-lui en aide. » C’est ce que le Talmud appelle décharger. — D’autre part elle dit (Deut., XXII, 4) : « Si tu vois l’âne ou le bœuf de ton frère tomber sur la route, tu ne resteras point indifférent, mais tu l’aideras à relever sa bête. » C’est ce que le Talmud appelle recharger. Voici donc, je suppose, d’un côté votre ennemi qui voudrait remettre la charge sur le dos de sa bête ; de l’autre, votre ami qui voudrait décharger la sienne. Vous seriez tenté d’assister ce dernier, et parce qu’il est votre ami, et parce que soulager l’animal est chose méritoire, recommandée d’ailleurs par la loi. Eh bien ! malgré cette double considération, c’est à l’ennemi qu’il faut donner la préférence. De ces deux hommes qui réclament votre secours et que vous ne pouvez satisfaire à la fois, votre devoir est de secourir d’abord celui qui est votre ennemi, précisément parce que vous devez vaincre votre haine. Telle est la noble pensée du Talmud, telle est aussi celle de Jésus.
Priez pour ceux qui vous persécutent. — « Quiconque, enseigne le Talmud (Berachot, 12b), peut implorer Dieu en faveur de son prochain et se refuse à le faire, se rend coupable d’un péché ; car il est dit (Ps. XXXV, 13) : Et moi, lorsqu’ils souffraient, je me revêtais d’un cilice, je mortifiais mon âme par le jeune et je répandais ma prière dans le secret de mon sein. » (Cette prière et cette mortification de David, c’est pour ses ennemis qu’il se les imposait, comme l’indiquent les versets précédents.)
45 Afin que vous soyez enfants de votre Père qui est dans les cieux ; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes.
— Afin que vous soyez enfants de votre Père… En priant pour vos ennemis, en désirant leur bonheur, vous accomplirez la volonté de votre Dieu et vous l’imiterez dans ses voies, puisque lui aussi accorde la pluie et le soleil aux méchants comme aux bons. Dès lors vous serez les « fils de Dieu » ; car, ainsi que nous l’avons démontré plus haut (p. 179 et suiv.), celui qui obéit à Dieu et se conforme à ses voies est appelé fils de Dieu.
Il fait lever son soleil… — La même pensée se retrouve dans un curieux dialogue que nous a conservé le Talmud (Tr. Synhédrin, 39a) : « Un renégat objectait à Rabbi Gamaliel Lorsque dix hommes, dites-vous, se réunissent pour prier, la Divinité descend au milieu d’eux. Combien de Divinités avez-vous donc ? — Là-dessus le docteur appelle l’esclave du renégat et le frappe à la tête en lui disant : — Pourquoi laisses tu entrer le soleil dans la maison d’un renégat ? — Parce que le soleil, répond l’esclave, luit pour tout le monde. — Eh quoi ! dit alors le docteur à l’impie, chacun a sa part du soleil, qui n’est qu’un des mille millions des serviteurs de Dieu ; et Dieu lui-même, tu ne voudrais pas que chacun en eût sa part ! »
Et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. Nous lisons dans le Talmud (Ibid.,b) : « Il est écrit (Ps. CXLV, 9) : Dieu est bon pour tous ; et d’autre part (Lament., III, 25) : Dieu est bon pour ceux qui espèrent en lui. Comment concilier cette contradiction ? Par cette comparaison : Le jardinier arrose indistinctement toutes ses plantes, mais il ne cultive et ne soigne que les bonnes. » — Ainsi (explique Raschi) : Dieu distribue à tous les bienfaits de sa Providence ; mais il n’accorde ses récompenses et ses faveurs spéciales qu’à ceux qui les ont méritées.
46 Car si vous n’aimez que ceux qui vous aiment, quelle récompense en aurez-vous ? Les péagers mêmes. n’en font-ils pas autant ?
47 Et si vous ne faites accueil qu’à vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les péagers mêmes n’en font-ils pas autant ?
48 Soyez donc parfaits, comme votre Père qui est dans les cieux est parfait.
Chapitre VI.
1 Prenez garde de ne pas faire votre aumône devant les hommes, afin d’en être vus ; autrement vous n’en aurez point de récompense de votre Père qui est aux cieux.
— Nous trouvons la même morale dans le Talmud, où on lit (Tr. Haghiga, 5a) : « Il est écrit (Ecclésiaste, fin) : Car Dieu traduira à son tribunal toute action humaine, soit bonne, soit mauvaise. Que signifient ces mots : Soit bonne, soit mauvaise ? (Comment une bonne action peut-elle avoir à redouter le jugement de Dieu ?) — C’est lorsque, par exemple, on fait l’aumône à un pauvre publiquement. C’est ainsi que R. Janaï, voyant un homme donner publiquement de l’argent à un pauvre, lui dit : Il eût mieux valu ne pas faire l’aumône que de la faire de cette façon, en exposant ton frère à rougir. L’aumône qui humilie n’est pas une charité. »
2 Quand donc tu feras l’aumône, ne fais pas sonner la trompette devant toi, comme font les hypocrites dans les synagogues et dans les rues, afin qu’ils en soient honorés des hommes. Je vous dis en vérité qu’ils reçoivent leur récompense.
— Ils la reçoivent dès ce monde, par le fait même des honneurs qu’ils ont su capter. Donc ils n’ont plus rien à prétendre.
3 Mais quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ne sache pas ce que fait ta droite ;
4 Afin que ton aumône se fasse en secret ; et ton Père qui te voit dans le secret te le rendra publiquement.
— Ceci rappelle le passage du Talmud (Babba Bathra, 10a-b) : « Deux fois dans la Bible (Proverbes, X, 2, et XI, 4) se trouvent les mots : Et la charité préserve de la mort. Pourquoi cette répétition ? — Pour indiquer que la charité, exercée d’une certaine façon, nous préserve de mourir de mort violente. De quelle façon ? Lorsqu’on s’arrange de manière à ne pas voir qui l’on secourt (afin de ne pas l’humilier), et à ce que lui-même ne nous connaisse pas (ce qui l’obligerait à nous remercier). Dans le premier cas, nous évitons le tort de Mar Oukba ; dans le second, le tort de Rabbi Abba. Comment donc faut-il faire ? On porte son offrande à la caisse des secours, qui doit être confiée à un homme intègre comme l’était Rabbi Hanania b. Teradion. » C’est ainsi qu’on doit agir pour que la main gauche, selon la parole de Jésus, ignore ce que fait la droite. Voici, pour plus amples détails, ce que le Talmud raconte des personnages mentionnés dans ce passage. Oukba : « Il y avait un pauvre dans le voisinage de Mar Oukba. Celui-ci, pour lui faire l’aumône, la déposait chaque jour dans le trou inférieur de sa porte. » Il savait donc à qui il donnait, tandis que le pauvre ne pouvait voir son bienfaiteur. — R. Abba : « Quand ce docteur sortait, il emportait un sac d’argent, se mêlait à un groupe de pauvres et jetait sa bourse au milieu d’eux en leur tournant le dos. » De la sorte, les pauvres connaissaient leur bienfaiteur, mais lui ne connaissait pas ses obligés. (Ketouboth, 67b.) — R. Hanania ben Teradion : « R. José ben Kisma était malade ; R. Hanania ben Teradion alla le visiter et, dans le cours de la conversation, lui demanda : Penses-tu que je mérite le monde futur ? — Voyons ce que tu as fait pour cela. — Un jour, j’ai distribué par erreur aux pauvres l’argent de Pourim, au lieu des fonds destinés à la bienfaisance ; lorsque ensuite j’eus reconnu ma méprise, je préférai prendre de ma poche pour les réjouissances de Pourim, plutôt que de me rembourser sur la caisse des pauvres. Eh bien répliqua le malade, je souhaite d’être aussi bien partagé que toi dans le monde futur. » (Ab. Zarah, 18a.) (Le Pourim ou Fête des Sorts a été institué en mémoire de la délivrance des Juifs par la reine Esther. Les Israélites, ce jour-là, distribuent de l’argent aux pauvres pour qu’ils puissent, eux aussi, prendre part à la fête commune. C’est ce qu’on appelle l’argent de Pourim, que le docteur avait employé en aumônes ordinaires. Or il n’est pas permis de détourner de leur destination des fonds de charité, et c’est pourquoi R. Hanania s’était fait scrupule de puiser dans la caisse des aumônes, encore qu’il eût pu se croire autorisé à le faire, puisqu’il y avait eu erreur de sa part.)
5 Et quand tu prieras, ne fais pas comme les hypocrites ; car ils aiment à prier en se tenant debout dans les synagogues et aux coins des rues, afin d’être vus des hommes. Je vous dis en vérité qu’ils reçoivent leur récompense.
6 Mais toi, quand tu pries, entre dans ton cabinet, et ayant fermé la porte, prie ton Père qui est dans ce lieu secret ; et ton Père qui te voit dans le secret te le rendra publiquement.
— Prie ton Père, etc. Il est écrit dans le Deutéronome (XI, 13) : « En aimant l’Éternel votre Dieu et en le servant de tout votre cœur… » Sur quoi le Talmud dit (Tr. Taanith, 2a) : « Comment adore-t-on Dieu par le cœur ? c’est en le priant. » C’est-à-dire que la prière faite avec sincérité de cœur est toujours sûre d’être exaucée. On lit encore dans le Talmud (Tr. Berachot, 28b) : « R. Eliézer étant malade, ses disciples allèrent le voir et lui dirent : Maître, enseigne-nous la bonne voie qui doit nous conduire à la béatitude future. Il leur répondit : Lorsque vous priez, songez à qui s’adresse votre prière, et vous obtiendrez la béatitude Éternelle. » C’est-à-dire : Ayant conscience et de votre petitesse et de la grandeur de l’Être infini, votre prière sera fervente et respectueuse. C’est dans ce sens que Jésus dit : « Restez chez vous pour prier et ne vous mettez pas en évidence pour être glorifié par les hommes, pour attirer leurs louanges ; enfermez-vous, au contraire, pour vous absorber dans vos pieuses méditations, qui ne doivent appartenir qu’à Dieu.
Prie ton Père qui est dans ce lieu secret217. — C’est lui seul que vous devez prier, seul à seul, car il habite dans le secret de votre cœur ; seul, il connaît et vos pensées et vos besoins, et plus votre prière aura été discrète, plus il l’exaucera d’une manière éclatante.
7 Or, quand vous priez, n’usez pas de vaines redites, comme les païens ; car ils croient qu’ils seront exaucés en parlant beaucoup.
— « Les paroles que l’homme prononce devant Dieu, dit pareillement le Talmud (Tr. Berachot, 61a), doivent toujours être sobres et succinctes ; car il est dit (Ecclésiaste, V, 1) : Ne parle pas inconsidérément, n’épanche pas ton cœur avec prolixité devant Dieu ! Car Dieu est dans le ciel et toi tu es sur la terre : sois donc réservé dans tes discours.»
8 Ne leur ressemblez donc pas ; car votre Père sait de quoi vous avez besoin, avant que vous le lui demandiez.
9 Vous donc priez ainsi : Notre Père qui es aux cieux, ton nom soit sanctifié.
10 Ton règne vienne. Ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel.
— Ton règne vienne, c’est-à-dire que l’univers entier reconnaisse l’unité et la souveraineté de Dieu, et alors « son nom sera sanctifié. »
Ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Dieu ne veut que le bonheur de ses créatures, mais il veut aussi que ce bonheur soit le prix de la vertu. « Puisse sa volonté s’accomplir ici-bas comme là-haut ! » Puisse la terre être pure comme le ciel, afin d’être heureuse comme lui !
11 Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien.
— Donne-nous… On lit dans le Talmud (Tr. Berachot, 30a) : « La prière ne doit jamais être égoïste ; elle doit parler pour tous et non pour un seul. » C’est alors surtout qu’elle sera favorablement accueillie.
Aujourd’hui… Ainsi s’exprime le Talmud (Tr. Sotah, 48b) : « Celui qui a du pain pour aujourd’hui et qui se demande : Qu’aurai-je à manger demain ? celui-là est un homme de peu de foi. » D’où il suit que, chaque jour, c’est le pain du jour seulement que l’on doit demander.
12 Pardonne-nous nos péchés, comme aussi nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés.
— Nous lisons dans le Talmud (Tr. Meghillah, 28a) : «Les disciples de R. Nehounia ben Hakkana lui demandèrent un jour : Comment as-tu fait pour vivre si longtemps ? — Il leur répondit : L’injure de mon prochain n’a jamais atteint ma couche. (Je ne me suis jamais couché sans pardonner à qui m’avait offensé.)… C’est ainsi encore que Mar Zoutra, avant de s’endormir, disait : Pardonne, ô mon Dieu, à tous ceux qui m’ont offensé.»
13 Et ne nous induis point dans la tentation, mais délivre-nous du Malin ; car à toi appartient le règne, la puissance et la gloire à jamais. Amen !
— Ne nous induis point dans la tentation. « On ne doit jamais, enseigne le Talmud (Tr. Synhédrin, 107a), s’exposer volontairement à la tentation. David, roi d’Israël, n’a pas craint de la solliciter, en disant (Ps. XXVI, 2) : « Tente-moi, Seigneur ! mets-moi à l’épreuve ! » — Et il a succombé à cette épreuve, ainsi qu’il l’avoue lui-même (ib. XVII, 3) : « Tu as éprouvé mon cœur, tu m’as visité pendant la nuit ; tu m’as tenté et ne m’as pas trouvé pur… Ah ! cette pensée218 n’aurait pas dû échapper à mes lèvres. » »
Délivre-nous du Malin. On trouve de même dans le Talmud (Tr. Kiddouschin, 81b) : « R. Hiya bar Asché, lorsqu’il priait, avait l’habitude de dire : Dieu de miséricorde, délivre-nous de l’esprit du mal. » Et dans un autre passage (Tr. Soukkah, 52b) : « Sans cesse l’esprit du mal assaille l’homme et lui tend des piéges pour le perdre ; il triompherait infailliblement si Dieu ne venait au secours de sa faible créature. »
14 Si vous pardonnez aux hommes leurs offenses, votre Père céleste vous pardonnera aussi les vôtres.
15 Mais si vous ne pardonnez pas aux hommes leurs offenses, votre Père ne vous pardonnera pas non plus les vôtres.
— De même dans le Talmud (Rosch Haschanah, 17a) : «Quiconque pardonne facilement les offenses, recevra également le pardon de ses fautes, car il est écrit (Michée, VII, 18) : Il pardonne au péché (de celui qui) ferme les yeux sur les offenses.» — (Les mots entre parenthèses sont suppléés en vertu de l’exégèse dite midraschique.)
16 Et quand vous jeûnez, ne prenez pas un air triste, comme les hypocrites ; car ils se rendent le visage tout défait, afin qu’il paraisse aux hommes qu’ils jeûnent. Je vous dis en vérité qu’ils reçoivent leur récompense.
— On remarquera qu’il est trois choses à propos desquelles Jésus dit : « Ils reçoivent ici-bas leur récompense » : la prière, la charité et le jeûne, lorsqu’ils ont pour but et pour résultat l’approbation humaine. En voici ia raison. On sait que Dieu, lorsqu’il rémunère l’homme, lui donne toujours « mesure pour mesure, » et ainsi le répétera Mathieu (VII, 2) : « On vous mesurera de la même mesure que vous aurez mesuré les autres. » Celui-là donc qui accomplit un précepte de la loi sincèrement et en vue de Dieu seul, est récompensé dans l’autre monde d’une manière analogue à son mérite. La nature de cette récompense. je l’ai déjà exposée d’après le Talmud (Tr. Berachoth, 17a) : « Dans la vie future, rien de matériel ; les justes y trônent parés de leur couronne de vertus et contemplant avec extase les perfections divines. » C’est là la félicité suprême, félicité essentiellement spirituelle et dont rien n’approche en ce bas monde. Nous pouvons cependant en avoir quelque idée par les jouissances de l’âme, évidemment aussi d’une nature spirituelle. Telles sont celles que nous procurent les hommages rendus à notre mérite, réel ou apparent. Donc, en recevant ces hommages et en en jouissant, l’hypocrite a déjà goûté ici-bas, dans une certaine mesure, les délices réservées dans l’autre monde à la véritable vertu. Dès lors, il n’a plus rien à prétendre.
17 Mais toi, quand tu jeûnes, oins ta tête et lave ton visage ;
18 Afin qu’il ne paraisse pas aux hommes que tu jeûnes, mais seulement à ton Père qui est en secret ; et ton Père, qui te voit dans le secret, te récompensera publiquement.
— Qu’il ne paraisse pas aux hommes que tu jeûnes. C’est ainsi que nous lisons dans le Talmud (Tr. Soukkah, 49b) : « Il est écrit (Michée, VI, 8) : Ce que l’Éternel ton Dieu te demande, c’est d’être juste, d’exercer la charité et de marcher modestement dans les voies de l’Éternel ton Dieu. Cette modestie, selon le Talmud, s’applique à certaines actions charitables qu’il est difficile de cacher, et que l’on doit cependant entourer de mystère ; par exemple, doter les fiancées pauvres, subvenir aux frais de sépulture des indigents. Or, concluent nos docteurs, si, pour ces actes publics de la vie, il nous est enjoint d’être modestes, c’est-à-dire réservés et discrets, à plus forte raison devons-nous l’être pour les actes essentiellement privés. »
19 Ne vous amassez pas des trésors sur la terre, où les vers et la rouille gâtent tout, et où les larrons percent et dérobent ;
20 Mais amassez-vous des trésors dans le ciel, où les vers ni la rouille ne gâtent rien, et où les larrons ne percent ni ne dérobent…
— Nous lisons dans le Talmud (B. Bathra, 11a) : « Le roi Monobaze (fils de la reine Hélène qui se convertit au judaïsme) avait, dans une année de disette, ouvert ses trésors et distribué sa fortune au peuple. Irrités de ces largesses, ses proches lui dirent : Eh quoi ! tes ancêtres ont grossi de leurs trésors les trésors de leurs pères, et ces richesses qu’ils ont accumulées tu les gaspilles ! Il leur répondit : Mes pères ont thésaurisé pour la terre, et moi je thésaurise pour le ciel, comme il est dit (Ps. LXXXV, 12) : Quand la vertu germe sur la terre, le salut descend du ciel. Mes pères ont enfoui leurs trésors là où un coup de main pouvait les leur ravir ; moi je cache les miens dans un lieu inaccessible à toute atteinte, car il est dit (Ps. LXXXIX, 15) : L’intégrité et la droiture sont les bases de ton trône. Mes pères ont amassé un trésor improductif ; le mien est un trésor fécond, selon ce texte (Isaïe, III, 10) : Célébrez le bonheur du juste, car il jouira du fruit de ses œuvres. Mes pères ont amassé de l’argent, et moi je récolte des âmes, selon cette parole (Prov. XI, 30) : La charité a pour fruit la vie (Éternelle), et la sagesse une moisson d’âmes. Mes pères ont thésaurisé pour les autres, et moi je thésaurise pour moi-même219, comme il est dit (Deut. XXIV, 13) : Ta charité, c’est à toi (qu’elle profite). Enfin, mes pères ont thésaurisé pour la vie présente, moi je thésaurise pour la vie Éternelle, ainsi qu’il est dit (Isaïe, LVII, 8) : Ta charité te précédera (dans le ciel), et la gloire divine sera ton asile. »
21 Car où est votre trésor, là sera aussi, votre cœur.
— C’est-à-dire Non-seulement vous jouirez du fruit de votre charité, mais, résultat plus précieux encore ! votre cœur sera là où est votre trésor. Ce dernier est dans le ciel ; de même vos pensées seront toutes spirituelles, et vous triompherez de plus en plus des entraînements du corps et de la matière.
22 L’œil est la lumière du corps : si donc ton œil est sain, tout ton corps sera éclairé.
— L’œil est la lumière du corps. « Rabbi Yohanan, raconte le Talmud (Tr. Aboth, II, 7), avait cinq disciples, dont l’un était R. Eliezer, fils de Hyrcan (le même que R. Eliézer le Grand dont nous avons parlé plus haut). Il leur demanda un jour : Quelle est la véritable voie à laquelle l’homme doit s’attacher ? — R. Eliézer répondit : ayin’ tobah (littéralement, le bon œil). — Quelle est, au contraire, la voie qu’il faut éviter ? — ayin’ raah, le mauvais œil.» Le bon œil, c’est le caractère de l’homme qui se contente de ce qu’il possède, qui ne cherche pas à tout prix à grossir sa fortune ; car, comme le dit ailleurs le Talmud, être content de son sort, c’est là la vraie richesse (Tr. Sabbath, 25b). Le mauvais œil, c’est l’homme dont le regard jaloux trouve toujours sa fortune trop mince, la fortune du voisin trop grande, qui est sans cesse à l’affût des occasions, en quête des moyens de s’arrondir ; qui, harcelé par cette préoccupation, ne goûte jamais un instant de repos, et dont la vie est ainsi un continuel supplice. C’est de lui que Salomon a dit (Prov. XV, 15) : « Tous les jours du pauvre (c’est-à-dire de l’avare, le pauvre par excellence) sont voués au malheur. » Et moi j’ajoute : Ses nuits aussi sont malheureuses, car la vue de la fortune d’autrui, de la prospérité de son prochain, allume son envie, chasse de ses yeux le sommeil ou l’assiège de visions funestes.
J’ai déjà dit (ch. VII) que l’homme est composé d’un corps et d’une âme, dont les tendances opposées se livrent une guerre continuelle. L’homme est toujours disposé à suivre l’impulsion de son corps, rarement celle de son âme. Le corps l’excite aux plaisirs matériels ; l’âme, aux pures et nobles jouissances de la pensée, du travail, de la vertu. De là, cette lutte intérieure qui fait notre grandeur et notre misère : « Car la chair a des désirs contraires à ceux de l’esprit, et l’esprit en a de contraires à ceux de la chair, et ces deux choses sont opposées l’une à l’autre, de sorte que vous ne faites point les choses que vous voudriez. » (Ep. aux Galat. V, 17.) L’esprit triomphe-t-il, la chair est obligée de subir sa bienfaisante domination et de s’allier avec lui dans la pratique du bien. Mais şi malheureusement la chair reste maîtresse, l’esprit est contraint de prêter son concours à l’œuvre du mal. Le Talmud, par une ingénieuse parabole, nous fait pour ainsi dire assister à l’antagonisme de ces deux moitiés de l’homme. Voici ce qu’il enseigne : « Le vendredi soir, au sortir du temple, quand l’Israélite rentre chez lui, il est accompagné de deux anges, l’un bon, l’autre mauvais. Si, dans son intérieur, il trouve tout en règle, sa table dressée, sa lampe allumée, son lit préparé, le bon ange s’écrie : « Puisse chaque sabbat ressembler à celui-ci ! » Et le mauvais ange est contraint de répondre amen. Mais, dans le cas contraire, c’est le mauvais ange qui s’écriera : « Puissent tous les sabbats ressembler à celui ci ! » Et le bon ange alors, courbant la tête, répondra amen. » » (Tr. Sabbath, 119b.)
Ces deux anges, qu’est-ce autre chose, sinon le corps et l’âme ? Cette dernière, c’est l’ange du bien, qui nous suggère toujours le bon parti et ne veut que notre bonheur ; l’autre, c’est l’ange du mal, toujours disposé aux voies mauvaises, toujours acharné à nous perdre. Aussi, lorsque le vendredi soir l’Israélite se réjouit à la vue de sa table dressée et de sa lampe qui brille, c’est-à-dire qu’il est content de son sort ; s’il se réjouit à la vue de son lit préparé, où le sommeil viendra le visiter parce qu’il est plein de confiance en Dieu et ne s’inquiète pas du lendemain, alors le corps sera réduit à l’impuissance, et, contraint et forcé, dira amen à l’esprit. Mais, s’il n’est pas content de son sort, le voilà condamné aux désirs, aux inquiétudes, aux insomnies continuelles ; voilà l’âme asservie à la tyrannie du corps et forcée à son tour de dire amen à toutes ses volontés.
On comprend dès lors dans quel sens Jésus dit que la lumière du corps réside dans l’œil. L’âme de l’homme, c’est la « lumière divine allumée dans son sein (Prov. XX, 27). Si cet œil est sain, pour parler comme Jésus, le corps lui-même sera éclairé ; malgré sa nature qui le pousse au mal, il suivra les inspirations de l’âme, et toutes tes actions tendront essentiellement vers le bien. Mais :
23 Mais si ton œil est mauvais, tout ton corps sera ténébreux. Si donc la lumière qui est en toi n’est que ténèbres, combien seront grandes ces ténèbres !
— Si ton œil est mauvais, si tu n’obéis qu’aux passions de la chair, alors l’obscurité se fera autour de toi, et le mal sera ton partage, et ton âme, cette lumière de Dieu, sera à son tour plongée dans les ténèbres de la matière, réduite à obéir passivement aux ordres de la chair.
24 Nul ne peut servir deux maîtres ; car, ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon.
— Cette idée continue la précédente. De même que l’on ne peut à la fois contenter deux maîtres qui vous donnent des ordres contradictoires, de même l’on ne peut à la fois servir le corps et l’âme, contenter la raison et la passion, obéir à Dieu, c’est-à-dire aux intérêts du ciel et à Mammon, c’est-à-dire à ceux de la terre. Ambitionnez-vous la fortune ou les honneurs ? Vous ne pouvez être à Dieu, et la béatitude céleste vous échappe. Voulez-vous servir Dieu ? Ayez alors confiance en sa bonté, et le jour de demain ne vous inquiétera plus, et vous serez satisfait de votre sort. Telle est la conséquence logique du dilemme, et cette conséquence Jésus la développe dans les versets suivants.
25 C’est pourquoi je vous dis : Ne soyez point en souci pour votre vie, de ce que vous mangerez ou de ce que vous boirez ; ni pour votre corps, de quoi vous serez vêtus. La vie n’est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ?
26 Regardez les oiseaux de l’air ; car ils ne sèment ni ne moissonnent, ni n’amassent rien dans des greniers, et votre Père céleste les nourrit. N’êtes-vous pas beaucoup plus excellents qu’eux ?
— Regardez les oiseaux de l’air… C’est ainsi qu’on lit dans le Talmud (Tr. Kiddousch., 82a) : « Eh quoi disait un docteur, les bêtes sauvages et les oiseaux de l’air, créés pour servir l’homme, trouvent leur nourriture sans peine, sans souci, sans industrie d’aucune sorte ; et l’homme, créé pour servir Dieu, doit peiner et s’ingénier de mille façons pour trouver la sienne !… Oui, l’homme devait servir Dieu, mais il a manqué à sa mission, et, déchu par sa faute, il s’est frustré lui-même. »
N’êtes-vous pas beaucoup plus excellents qu’eux ? Car eux ne sont que vos serviteurs, mais vous êtes, vous, les serviteurs de Dieu, comme vient de le dire le Talmud.
27 Et qui est-ce d’entre vous qui par son souci puisse ajouter une coudée à sa taille ?
— Non-seulement le souci du lendemain est un mal, puisqu’il accuse votre peu de foi, mais c’est un mal inutile ; car tous vos efforts, s’ils n’ont Dieu pour principe, ne peuvent pas plus ajouter à votre bonheur qu’ils ne pourraient ajouter à votre taille. Dieu est miséricordieux à toutes ses créatures ; espérez en lui, seul il peut vous sauver et vous rendre heureux.
28 Et pour ce qui est du vêtement, pourquoi en êtes-vous en souci ? Apprenez comment les lis des champs croissent ils ne travaillent ni ne filent ;
29 Cependant je vous dis que Salomon même, dans toute sa gloire, n’a point été vêtu comme l’un d’eux.
30 Si donc Dieu revêt ainsi l’herbe des champs, qui est aujourd’hui, et qui demain sera jetée dans le four, ne vous revêtira-t-il pas beaucoup plutôt, ô gens de petite foi ?
31 Ne soyez donc point en souci, disant : Que mangerons-nous ? que boirons-nous ? ou de quoi serons-nous vêtus ?
32 Car ce sont les païens qui recherchent toutes ces choses ; et votre Père céleste sait que vous avez besoin de toutes ces choses-là.
33 Mais cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par dessus.
— Souciez-vous du « règne de Dieu, » plutôt que de vos intérêts matériels ; avant de lui demander le pain du jour, demandez que sa souveraineté et son unité soient partout reconnues, et travaillez à répandre ces saintes croyances. Alors vous n’aurez pas besoin de demander votre pain quotidien, vous le recevrez dans une large mesure. C’est ce que nous promet aussi le Talmud (Tr. Berachot, 13 a) : «Celui qui associe le ciel à ses propres peines (qui, même dans ses plus grands besoins, se préoccupe des intérêts de la religion), celui-là recevra au double de ses besoins.»
34 Ne soyez donc point en souci pour le lendemain ; car le lendemain aura soin de ce qui le regarde. À chaque jour suffit sa peine.
— La même pensée se trouve dans le Talmud, qui l’a puisée dans l’Ecclésiastique (Tr. Synhédrin, 100b) : « Ne t’inquiète pas du lendemain, car qui sait ce qu’amènera le jour de demain ? Demain peut-être tu ne seras plus, et c’est en pure perte que tu te seras inquiété. » Qui peut, en effet, savoir si la mort ne viendra pas le frapper aujourd’hui même ? Quel est donc l’homme qui puisse dire : Je ferai telle chose demain ?
À chaque jour suffit sa peine. Nous lisons dans le Talmud (Tr. Berachot, 9b) : « Il est écrit (Exode, III, 14) : Je suis Celui qui est, (Moïse avait dit à Dieu : Si les Israélites me demandent le nom de celui qui m’envoie, que leur répondrai-je ? Et Dieu lui avait dit : Je suis Celui qui est, littéralement : Celui que je serai). Voici le sens de cette réponse et de ce double verbe : Dieu dit à Moïse : Je suis avec les Israélites pendant l’esclavage d’Egypte, et je serai encore avec eux pendant les esclavages de l’avenir ; toujours je veillerai sur mon peuple. — Hélas ! répondit Moïse, à chaque jour suffit sa peine. (Pourquoi leur montrer dans l’avenir la perspective d’une autre servitude ?) Et alors Dieu, se ravisant ; dit à Moïse : « Tu diras aux Israélites Ehyeh m’a envoyé vers vous. » Ehyeh, littéralement celui qui est présentement avec vous, et non plus celui qui sera avec vous dans les tribulations ultérieures.
Chapitre VII.
1 Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés.
— L’homme n’est, en général, ni entièrement bon ni complètement vicieux chacun a ses défauts et ses qualités. Or, nous devons — tel est le conseil de Jésus — apprécier les hommes non sur leurs défauts, mais sur leurs qualités ; les juger avec bienveillance, sous peine d’être jugés nous-mêmes avec sévérité. Car le bien et le mal nous sont toujours rendus, et c’est ainsi que le Talmud nous dit (Tr. Sabbath, 127b) : « Il sera jugé avec faveur, celui qui juge favorablement son prochain. »
2 Car on vous jugera du même jugement que vous aurez jugé ; et on vous mesurera de la même mesure que vous aurez mesuré les autres.
— Mesure pour mesure, tel est, en effet, le procédé de la justice divine, et il est si fréquemment constaté par le Talmud, que l’expression y a passé en proverbe. Ainsi nous lisons (Tr. Sôta, 8b) : « La mesure que l’homme applique à autrui lui sera appliquée à lui-même, » et cela en mal comme en bien. En mal, car nous lisons (Ibid., 9b) : « Samson fut puni par où il avait péché. Il demande à ses parents de lui procurer la main d’une Philistine, parce qu’elle avait plu à ses yeux (Juges, XIV, 3), et plus tard les Philistins lui crevèrent les yeux (Ibid., XVI, 21). » En bien, car, selon la remarque du Talmud (B. Metsia, 86b), Dieu paya Abraham, par des bienfaits de même nature, de l’hospitalité qu’il avait accordée aux trois anges. Ce qu’il avait fait par lui-même, Dieu lui-même l’en récompensa dans sa postérité ; ce qu’il n’avait fait qu’ordonner, Dieu ne l’en récompensa, lui aussi, que par intermédiaire. Parce qu’Abraham, selon la Genèse (XVIII, 7), était allé en personne choisir un veau gras pour ses hôtes, Dieu agit aussi en personne (Nomb., XI, 31) pour procurer des cailles aux Israélites du désert. Parce qu’Abraham avait ordonné à ses serviteurs de chercher de l’eau pour les anges, c’est aussi par son serviteur Moise que Dieu donna de l’eau à la postérité d’Abraham, mourant de soif dans le désert (Exod., XVII, 6).
3 Et pourquoi regardes-tu une paille qui est dans l’œil de ton frère, tandis que tu ne vois pas une poutre qui est dans ton œil ?
4 Ou comment dis-tu à ton frère : Permets que j’ôte cette paille de ton œil, toi qui as une poutre dans le tien ?
— « Je suis bien étonné, dit R. Tarphon dans le Talmud (Tr. Arachin, 16b), s’il y a une seule personne, dans notre siècle, qui accepte une réprimande ; car, à qui dirait à son prochain : Ote la paille qui est dans ton œil, on serait en droit de répondre : Ote la poutre qui est dans le tien. »
5 Hypocrite ! ôte premièrement de ton œil la poutre, et alors tu penseras à ôter la paille hors de l’œil de ton frère.
— Même pensée dans le Talmud (B. Bathra. 60b) : « Corrige toi toi-même, et ensuite tu pourras corriger les autres. »
6 Ne donnez point les choses saintes aux chiens, et ne jetez point vos perles devant les pourceaux, de peur qu’ils ne les foulent à leurs pieds, et que, se tournant, ils ne vous déchirent.
— Sens : Gardez-vous bien de livrer ma précieuse doctrine à des hommes incapables de la comprendre, et qui, mésinterprétant votre pensée, non-seulement commettraient le mal, mais le commettraient par votre faute et vous feraient ainsi encourir une grave responsabilité. Il faut savoir choisir son auditoire : « Celui qui enseigne à des disciples indignes, s’expose à la Géhenne. » (Tr. Houllin, 133 a.)
7 Demandez, et on vous donnera ; cherchez, et vous trouverez ; heurtez, et on vous ouvrira.
8 Car quiconque demande, reçoit ; et qui cherche, trouve ; et l’on ouvre à celui qui heurte.
— Quiconque demande, reçoit. Talmud (Tr. Berachot, 32b) : « Si Dieu n’exauce pas une première demande, recommence ta prière ; car il est dit (Ps. XXVII, 14): Espère en l’Éternel, affermis ton cœur, et espère (encore) en l’Éternel. »
Qui cherche trouve. Talmud (Tr. Meghillah, 6b) : « Si quelqu’un te dit : J’ai travaillé et n’ai rien trouvé (je me suis appliqué à la science religieuse sans obtenir de résultat), ne le crois pas. J’ai trouvé sans travailler, ne le crois pas. J’ai travaillé et j’ai trouvé, celui-là on peut le croire. »
Et l’on ouvre à celui qui heurte. Talmud (Tr. Yôma, 38b) : « Dieu prête son aide à qui veut bien faire. »
9 Et qui sera même l’homme d’entre vous qui donne une pierre à son fils, s’il lui demande du pain ?
10 Et s’il lui demande du poisson, lui donnera-t-il un serpent ?
11 Si donc vous, qui êtes mauvais, savez bien donner à vos enfants de bonnes choses, combien plus votre Père qui est dans les cieux donnera-t-il des biens à ceux qui les lui demandent !
12 Toutes les choses que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-les leur aussi de même ; car c’est là la loi et les prophètes.
— Voulez-vous que Dieu vous soit propice, soyez vous-mêmes serviables à votre prochain ; condescendez à ses désirs, et alors, soyez-en sûrs, Dieu condescendra aux vôtres. C’est là la loi et les Prophètes, car il est écrit (Lév., XIX, 18) : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »
13 Entrez par la porte étroite ; car la porte large et le chemin spacieux mènent à la perdition, et il y en a beaucoup qui y entrent ;
14 Mais la porte étroite et le chemin étroit mènent à la vie, et il y en a peu qui le trouvent.
— La métaphore employée par Jésus s’explique, selon moi, par le passage suivant du Talmud (Tr. Menachot, 29b) : «La création de ce has monde s’est faite au moyen de la lettre hê220 ; celle du monde futur, au moyen du yod. Pourquoi ce bas monde a-t-il été créé par un hê ? — C’est qu’il ressemble à un exèdre (portique), largement ouvert d’un côté, et par où chacun peut aisément sortir. Mais pourquoi y a-t-on ménagé une petite ouverture ? — Pour laisser entrer ceux qui veulent faire pénitence. Et pourquoi le monde futur a-t-il été créé par un yod ? — Parce que les justes y sont en petit nombre.» Voici le sens de ce passage allégorique. La lettre hébraïque hê, qui se figure ה, est, comme on le voit, ouverte par le bas, et a en outre dans le haut une étroite ouverture. L’ouverture inférieure, c’est la grande porte du libre arbitre, ouverte à tout le monde pour le bien comme pour le mal, que chacun peut faire avec une égale facilité. L’ouverture supérieure représente la pénitence, cette précieuse ressource que Dieu ménage à l’homme pour réparer ses égarements. Elle atteste donc la bonté de Dieu, « qui aide toujours à celui qui veut bien faire » (page précédente), et son étroitesse indique la difficulté de la pénitence ; car s’il est aisé de faillir, il est difficile et méritoire de se relever. — Quand au yod, en hébreu י c’est la plus petite des lettres de l’alphabet ; aucune n’était donc plus propre à représenter le petit nombre des élus.
Il est très-probable que Jésus avait en vue cette allégorie talmudique, que ses auditeurs la connaissaient comme lui, et qu’ils durent le comprendre sans autre commentaire.
15 Gardez-vous des faux prophètes, qui viennent à vous en habits de brebis, mais qui au dedans sont des loups ravissants.
— Ici, Jésus met ses auditeurs en garde contre les imposteurs qui, plus tard, se posant en prophètes et en empruntant les allures, pourraient venir un jour travestir ses paroles et enseigner une fausse doctrine : «Car je sais, dit ailleurs un de ses disciples (Act. des Ap., XX, 29, 30), qu’après mon départ il entrera parmi vous des loups ravissants, qui n’épargneront point le troupeau ; et que, d’entre vous-mêmes, il se lèvera des gens qui annonceront des choses pernicieuses, afin d’attirer les disciples après eux.» Jésus veut donc, dès à présent, les prémunir contre ces « loups ravissants, » qui essayeront de les détourner de la croyance au Dieu un et de son culte. Mais à quel signe reconnaître ces apôtres de l’erreur ? C’est à quoi répond Jésus dans le verset suivant.
16 Vous les reconnaîtrez à leurs fruits. Cueille-t-on des raisins sur des épines, ou des figues sur des chardons ?
— À leurs fruits, c’est-à-dire à la conduite de leurs disciples. Si leurs disciples croient à l’unité de Dieu, obéissent à la loi et aux prophètes, prêchent à leur tour et cette foi et cette obéissance, alors ce seront vraiment des interprètes de l’Éternel, car un bon arbre ne saurait produire de mauvais fruits.
17 Ainsi tout arbre qui est bon porte de bons fruits ; mais un mauvais arbre porte de mauvais fruits.
18 Un bon arbre ne peut porter de mauvais fruits, ni un mauvais arbre porter de bons fruits.
19 Tout arbre qui ne porte point de bons fruits est coupé et jeté au feu.
20 Vous les connaîtrez donc à leurs fruits.
21 Tous ceux qui me disent : Seigneur ! Seigneur ! n’entreront pas tous au royaume des cieux ; mais celui-là seulement qui fait la volonté de monPère qui est dans les cieux.
— Celui-là seulement, etc. Jésus revient à plusieurs reprises sur cette idée. Déjà précédemment il avait dit (ch. V, 19) : « Celui donc qui aura violé l’un de ces plus petits commandements et qui aura ainsi enseigné les hommes, sera estimé le plus petit dans le royaume des cieux ; mais celui qui les aura observés et enseignés, celui-là sera estimé grand dans le royaume des cieux. » Même idée dans le présent verset, et plus loin il ajoute encore (v. 24) : « Quiconque entend ces paroles que je dis et les met en pratique, je le comparerai, etc. » Pourquoi cette insistance et ces répétitions ?
Dans le Talmud (Tr. Aboth, ch. I, § 10), nous lisons : « Abtalion disait : Docteurs d’Israël ! soyez circonspects dans vos paroles ; car il pourrait vous arriver d’être exilés dans telle région où coulent des eaux malsaines, et vos disciples s’en abreuveraient et ils périraient, et la gloire de Dieu serait compromise. » Ces eaux malsaines et qui donnent la mort, c’est l’absence de foi au Dieu unique. Abtalion invite les docteurs à bien peser leurs paroles lorsqu’ils prêchent en public : Si vos paroles comportent la moindre équivoque, si elles peuvent s’interpréter dans le sens de l’hérésie, il ne manquera pas d’hérétiques pour les interpréter ainsi et les propager ; des disciples abusés les accepteront sous le couvert de votre autorité, et vous aurez profané, sans le vouloir, le nom sacré de la Divinité. Nous en avons un triste exemple dans le fait d’Antigonus et de ses disciples (Tr. Aboth, ch. I, § 3, et Aboth de R. Nathan, ch. V) : « Antigonus, qui avait reçu de Siméon le Juste le dépôt de la loi orale, enseignait le précepte suivant : Ne soyez pas comme des esclaves qui servent leur maître en vue du salaire, mais comme des serviteurs qui travaillent sans aucun espoir de salaire. » L’intention du docteur était évidemment celle-ci : Aimez Dieu pour lui-même, et n’aimez pas Dieu pour vous ; servez-le gratuitement et sans aucune vue intéressée. Or, Antigonus avait deux disciples : Sadoc et Boéthus, qui, se méprenant sur la pensée du maître, crurent voir dans ses paroles la négation formelle de la rémunération future. Prenant acte de cette prétendue doctrine, ils nièrent résolument l’immortalité de l’âme et la vie future, et ils formèrent la secte des Saducéens (c’est-à-dire partisans de Sadoc), dont l’Évangile, ainsi que le Talmud, parle avec autant de sévérité que de mépris. Jésus connaissait l’origine de cette secte, et s’il insiste tant sur la pratique de la loi, c’est parce qu’il veut éviter que ses enseignements, à lui aussi, ne soient dénaturés un jour. On pourrait, en effet, s’y tromper. Pratiquer la vertu, ne point faire le mal, tel semble être le point principal de sa doctrine, tandis que la pratique de la loi serait un pur accessoire. C’est pour cela même qu’il insiste sur cette pratique. Au commencement, de son discours il a dit (ch. V, 19) : « Celui donc qui aura violé l’un de ces plus petits commandements, et qui aura ainsi enseigné les hommes, sera estimé le plus petit dans le royaume des cieux ; mais celui qui les aura observés et enseignés sera estimé grand dans le royaume des cieux. » Et maintenant, à la fin des on discours, il revient sur cette recommandation, et il dit : « Ceux qui me disent : Seigneur ! Seigneur ! n’entreront pas tous au royaume des cieux ; mais celui-là seulement qui fait la volonté de monPère qui est dans les cieux. » Car le point, essentiel, répétons-le, c’est la pratique des commandements, qui sont l’expression de la volonté divine.
22 Plusieurs me diront en ce jour-là : Seigneur ! Seigneur n’avons-nous pas prophétisé en ton nom ? et n’avons-nous pas chassé les démons en ton nom ? et n’avons-nous pas fait plusieurs miracles en ton nom ?
— C’est-à-dire, n’avons-nous pas cru en toi ? Toutes nos actions : prêcher, prophétiser, chasser les démons, faire des miracles, c’est en ton nom que nous les avons accomplies, parce que nous avons cru en toi.
23 Alors je leur dirai ouvertement : Je ne vous ai jamais connus ; retirez-vous de moi, vous qui faites métier d’iniquité.
— Sens : Je ne suis nullement venu vous exhorter à croire en moi ; je ne suis venu que pour vous inculquer la vertu et la morale, fortifier dans vos cœurs la croyance au Dieu un, l’amour de sa loi et de ses commandements, la volonté de les pratiquer. Vous n’avez pas suivi cette voie. Eloignez-vous donc de moi, vos œuvres sont mauvaises !
24 Quiconque donc entend ces paroles que je dis, et les met en pratique, je le comparerai à un homme prudent qui a bâti sa maison sur le roc ;
25 Et la pluie est tombée, et les torrents se sont débordés, et les vents ont soufflé et sont venus fondre sur cette maison-là ; elle n’est point tombée, car elle était fondée sur le roc.
— Quiconque entend ces paroles, c’est-à-dire accepte ma doctrine, la croyance au Dieu un, et d’autre part y joint la pratique des commandements divins, qui est le point capital, celui-là aura fait de son âme un édifice indestructible, et les plus grandes tempêtes ne pourront rien contre lui.
26 Mais quiconque entend ces paroles que je dis, et ne les met pas en pratique, sera comparé à un homme insensé qui a bâti sa maison sur le sable ;
27 Et la pluie est tombée, et les torrents se sont débordés, et les vents ont soufflé et sont venus fondre sur cette maison-là ; elle est tombée, et sa ruine a été grande.
— La vertu qui n’agit point n’est qu’une vertu stérile. La croyance sans les œuvres, sans la pratique des devoirs, est un édifice sans fondations, qui sera renversé au premier souffle de l’orage. C’est aussi ce que nous apprend le Talmud (Tr, Aboth, ch. III, § 22) : « Celui chez qui la science est plus abondante que les œuvres, ressemble à un arbre au vaste branchage et aux racines débiles : au moindre vent il sera déraciné, selon la parole de l’Ecriture (Jérém., XVII, 6) : Pareil à la bruyère des landes, il ne verra pas venir la pluie bienfaisante ; il sera confiné dans l’aridité de la solitude, dans une région stérile et déserte… Celui, au contraire, chez qui les œuvres l’emportent sur la science, ressemble à un arbre pauvre en branches, mais riche en racines, capable de résister au plus fort ouragan, selon cette autre parole (Ibid., v. 8) : Il sera comme un arbre planté au bord de l’eau et qui enfonce ses racines dans un sol humide : vienne le hâle, il ne s’en aperçoit pas, et son feuillage reste vert ; une mauvaise année, il ne s’en inquiète point, il ne cessera pas de porter des fruits. »
28 Et quand Jésus eut achevé ces discours, le peuple fut étonné de sa doctrine ;
29 Car il les enseignait comme ayant autorité, et non pas comme les scribes.
— Comme ayant autorité ; en d’autres termes, sans flatter personne, puisque, comme on l’a vu plus haut (v. 23), il est indifférent aux hommages de ceux-là même qui croient en lui, s’ils ne croient pas avant tout au Dieu un, et il ne craint pas de les rebuter par ces sévères paroles : « Retirez-vous de moi, vous qui faites métier d’iniquité » ; ce n’est pas en moi qu’il faut croire, c’est à la doctrine que j’enseigne, — la croyance au Dieu un et la pratique de sa loi.
Les justes ne flattent personne, et un célèbre docteur du Talmud nous fournit à ce sujet un exemple qui, de son temps déjà, trouvait peu d’imitateurs (Tr. Synhéd. , 19a) : « Un esclave du roi Jannée avait commis un meurtre. Siméon ben Schétach (vice-président du Synédrium et frère de la reine) invita ses collègues à procéder au jugement de cet esclave. Ils firent dire à Jannée : Ton esclave a commis un meurtre. Le roi le mit à leur disposition. Aussitôt les docteurs firent dire à Jannée : Tu dois comparaître avec lui. Il est dit dans la loi (Exode, XXI, 29) : Si le maître du bœuf a été averti, etc., c’est-à-dire que ton esclave étant ta chose, on ne peut le juger en ton absence. Le roi vint et s’assit. Roi Jannée, reprit Siméon ben Schétach, lève-toi pour qu’on dépose contre toi221 ! Ce n’est pas devant nous que tu comparais, mais bien devant le Créateur de l’univers, car il est dit (Deut., XIX, 17) : Les parties adverses comparaîtront devant l’Éternel, etc. — Ce n’est pas ton avis qui doit faire loi, répondit Jannée, mais celui de tes collègues. Alors Siméon ben Schétach se tourna vers ses collègues de droite et de gauche, les interrogeant du regard ; mais tous, tremblant devant le roi, baissèrent les yeux et gardèrent le silence. Vous êtes prudents, leur dit-il, à ce que je vois ; mais Dieu, qui est le maître de toute prudence, fera justice de la vôtre. Et à l’instant même, frappés par l’ange Gabriel, tous moururent. »
Chapitre VIII.
1 Quand Jésus fut descendu de la montagne, une grande multitude de peuple le suivit.
2 Et voici, un lépreux vint se prosterner devant lui, et lui dit : Seigneur, si tu le veux, tu peux me nettoyer.
— « Accomplis la volonté de Dieu, dit le Talmud (Tr. Aboth, ch. II, 34), et Dieu accomplira la tienne. » Or, le lépreux en question, plein de foi dans le mérite de Jésus, s’était rallié à sa doctrine ; voici donc le sens de ses paroles : Je sais que tu accomplis la volonté du Très-Haut, toi qui t’appliques à enseigner son unité à tous ; Dieu accomplira aussi ta volonté. Si donc tu le veux, tu peux obtenir ma guérison. Aussi Jésus lui répond-il (v. suiv.) : Je le veux, sois guéri.
3 Et Jésus, étendant la main, le toucha et lui dit : Je le veux, sois nettoyé. Et incontinent il fut nettoyé de sa lèpre.
4 Puis Jésus lui dit : Garde-toi de le dire à personne ; mais va-t’en, montre-toi au sacrificateur, et offre le don que Moïse a ordonné, afin que cela leur serve de témoignage.
— Leur serve de témoignage que je ne suis pas venu pour changer en quoi que ce soit la loi de Moïse, mais au contraire pour assurer son empire sur les cœurs.
5 Et Jésus étant entré dans Capernaum, un centenier vint à lui le priant,
6 Et lui disant : Seigneur mon serviteur est au lit ! dans la maison, malade de paralysie, et fort tourmenté.
7 Et Jésus lui dit : J’irai, et je le guérirai.
8 Et le centenier répondit et lui dit : Seigneur ! je ne suis pas digne que tu entres chez moi ; mais dis seulement une parole, et mon serviteur sera guéri.
— C’est-à-dire, prie seulement le Seigneur ; je suis persuadé (comme nous venons de le voir) que le Seigneur exaucera ta prière, et que mon serviteur sera guéri.
9 Car, quoique je ne sois qu’un homme soumis à la ́puissance d’autrui, j’ai sous moi des soldats, et je dis à l’un : Va, et il va ; et à l’autre : Viens, et il vient ; et à mon serviteur : Fais cela, et il le fait.
10 Ce que Jésus ayant ouï, il en fut étonné, et il dit à ceux qui le suivaient : Je vous dis en vérité que je n’ai point trouvé une si grande foi, pas même en Israël.
— Une si grande foi. Car la prière, c’est le culte du cœur, ainsi que nous l’avons dit (ch. VI, v. 9), et quiconque prie Dieu d’un cœur sincère, avec une pleine croyance à son unité souveraine, est certain de voir sa prière accueillie. Or, Jésus n’a rencontré nulle part, pas même en Israël, une foi aussi complète à l’unité de Dieu que dans le cœur de ce centenier.
11 Aussi je vous dis que plusieurs viendront d’Orient et d’Occident, et seront à table au royaume des cieux, avec Abraham, Isaac et Jacob ;
12 Et les enfants du royaume seront jetés dans les ténèbres de dehors ; il y aura là des pleurs et des grincements de dents.
— Les enfants du royaume ; en d’autres termes, les Israélites, que la Bible nomme expressément les « enfants de Dieu. » (Deut., XIV, 1.) Eh bien même les Israélites seront jetés dans les ténèbres de la Géhenne, s’ils ne croient pas à l’unité de leur Père céleste.
13 Alors Jésus dit au centenier : Va, et qu’il te soit fait selon que tu as cru ; et à l’heure même son serviteur fut guéri.
— Selon que tu as cru. Puisque tu crois en Dieu, Dieu récompensera ta foi en se montrant favorable à tes vœux.
Et à l’heure même son serviteur fut guéri. Nous lisons dans le Talmud (Tr. Berach., 34b) : « Le fils de R. Gamaliel étant malade, celui-ci envoya deux docteurs auprès de R. Hanina ben Dôssa pour le solliciter de prier Dieu en sa faveur. Le pieux rabbin monta aussitôt sur la terrasse de sa maison et pria Dieu pour le jeune malade. Puis il leur dit : Allez en paix, la fièvre l’a quitté. — Quoi donc es-tu prophète ? — Je ne suis ni prophète ni fils de prophète, seulement je sais par expérience que lorsque ma prière sort couramment de ma bouche, elle est exaucée de Dieu ; sinon, non. Les délégués prirent note de l’heure et s’en retournèrent auprès de R. Gamaliel, qui leur dit : Je vous le jure, vous ne vous êtes pas trompés d’une minute ; à l’heure même que vous avez marquée, la fièvre a disparu, et le malade a demandé à boire. »
14 Puis Jésus, étant venu à la maison de Pierre, vit sa belle-mère couchée au lit et ayant la fièvre.
15 Et il lui toucha la main, et la fièvre la quitta ; puis elle se leva et les servit.
— On trouve un fait semblable dans le Talmud (Ibid., 5b) : « Rabbi Johanan étant malade, R. Hanina alla le visiter et lui demanda : Trouves-tu du bonheur dans tes souffrances ? Non, rẻpondit-il, pas plus dans mes souffrances que dans la rémunération qu’elles pourront me valoir. Alors R. Hanina lui dit : Donne-moi ta main. Il la lui donna, et fut incontinent guéri. »
La réponse de R. Johanan peut sembler singulière. Pour s’en rendre compte, il faut savoir que, d’après une théorie talmudique, parmi les souffrances que Dieu inflige à l’homme, il en est, dites « souffrances d’amour », que Dieu envoie à ceux qu’il aime, aux justes, non comme châtiment, mais pour augmenter d’autant leur félicité future. Ces épreuves n’ont lieu qu’autant que le juste les accepte. Dans le cas contraire, Dieu les retire, et c’est pourquoi il cessa d’affliger R. Johanan, qui ne se résignait pas à une douleur imméritée, même au prix du surcroît de bonheur qui devait l’en dédommager.
16 Sur le soir, on lui présenta plusieurs démoniaques, dont il chassa les mauvais esprits par sa parole ; il guérit aussi tous ceux qui étaient malades,
17 Afin que s’accomplit ce qui avait été dit par Ésaïe le prophète : Il a pris nos langueurs, et s’est chargé de nos maladies.
— Ce passage (tiré d’Isaïe, LIII, 4) signifie simplement, dans la pensée de l’Evangéliste, non pas qu’il a pris nos infirmités pour lui-même, puisque à cette heure il n’a encore rien souffert, mais qu’il les a enlevées, c’est-à-dire guéries. Nous voyons bien dans un autre endroit du Nouveau-Testament (Ire épît. de Pierre, II, 24) que Jésus « a porté nos péchés en son corps sur la croix. » Le Nouveau-Testament semble donc donner du même verset deux interprétations contraires ! Mais cette contradiction disparaîtra, si l’on se rappelle ce que nous avons dit plus haut (sur le ch. II, v. 23), que les Evangélistes, en général, étaient talmudistes et, suivant la méthode talmudique, appuyaient volontiers leurs assertions sur des textes bibliques, lors même que ces textes n’y avaient qu’un rapport apparent ou éloigné. Voilà comment un même texte, employé par Pierre selon sa signification littérale, a pu être, par Mathieu, détourné de cette signification pour s’adapter à des circonstances différentes. Nous aurons, du reste, occasion de revenir ailleurs sur ce point.
18 Or, Jésus, voyant une grande foule de peuple autour de lui, ordonna qu’on passât à l’autre bord du lac.
19 Alors un scribe, s’étant approché, lui dit : Maître ! je te suivrai partout où tu iras.
20 Et Jésus lui dit : Les renards ont des tanières, et les oiseaux de l’air ont des nids ; mais le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête.
— Ces derniers mots, c’est à lui-même que Jésus les applique : « Je n’ai pas de demeure fixe, je ne m’arrête nulle part, et tu veux te fatiguer à me suivre dans ma vie errante ! » Si Jésus parle ainsi, c’est qu’il ne tient pas à admettre ce scribe dans sa société. Jésus, nous le savons, appartenait à la secte des Esséniens, qui avaient pour principe de ne recevoir personne au milieu d’eux avant un temps d’épreuve déterminé, comme nous l’avons exposé ci-dessus d’après l’historien Josèphe (page 172). Or, ce scribe était inconnu à Jésus ; il fallait donc préalablement l’éprouver, et c’est pour cela qu’il affecte de l’éconduire. Nous lisons également dans le Talmud (Tr. Berach., 28a) : « R. Gamaliel fit publier l’avis suivant : Tout homme chez qui l’intérieur ne répond pas à l’extérieur, ne sera pas admis dans la maison d’études. » C’est-à-dire que R. Gamaliel mettait à l’épreuve les disciples qui désiraient suivre ses leçons, et ne les admettait pas sur la seule apparence, quelque avantageuse qu’elle pût être.
21 Et un autre de ses disciples lui dit : Seigneur ! permets que j’aille auparavant ensevelir mon père.
22 Mais Jésus lui dit : Suis-moi, et laisse les morts ensevelir leurs morts.
— Suis-moi. Cette fois, c’est à un disciple qu’il parle, conséquemment à un homme déjà éprouvé ; à celui-là non-seulement il permet, mais il ordonne de le suivre, et ne lui accorde même pas d’ensevelir son père : « Laisse les morts, etc. ; » c’est-à-dire : Laisse les méchants (qui déjà pendant leur vie sont assimilés à des cadavres), laisse-les ensevelir leurs morts. « Celle qui vit dans les plaisirs, dira plus tard Paul (I Tim., V, 6), est morte tout en vivant. » Et de même, sur ce mot de l’Ecclésiaste (IX, 5) : « Les morts ne savent rien, » le Talmud remarque : Ces morts, ce sont les méchants, qui dès leur vivant sont réputés cadavres (Tr. Berach., 18a-b).
23 Ensuite il entra dans la barque, et ses disciples le suivirent.
24 Et il s’éleva tout à coup une grande tourmente sur la mer, en sorte que la barque était couverte des flots ; mais il dormait.
25 Et ses disciples, s’approchant de lui, le réveillèrent et lui dirent : Seigneur ! sauve-nous, nous périssons.
26 Et il leur dit : Pourquoi avez-vous peur, gens de peu de foi ? Et s’étant levé, il parla avec autorité aux vents et à la mer, et il se fit un grand calme.
— Fait analogue dans le Talmud (B. Metsia, 59b) : Une controverse s’éleva un jour entre R. Eliézer fils de Hyrcan et les autres docteurs, à propos d’une question légale. R. Eliézer appuyait son opinion d’une foule d’arguments et même d’arguments surnaturels. Les docteurs, néanmoins, persistant dans leur dire, et R. Eliézer ayant refusé de se soumettre à l’avis de la majorité, on dut le frapper d’interdit.
« Peu après, R. Gamaliel (patriarche de la Judée à cette époque) était sur mer lorsqu’une tempête s’éleva et menaça de faire sombrer le navire. Serait-ce, pensa l’illustre docteur, à cause de l’interdit fulminé sur R. Eliézer ? Aussitôt il se leva et pria ainsi Maitre de l’Univers, tu le sais, la mesure que j’ai prise, j’ai dû la prendre, non pour ma gloire à moi, mais pour l’honneur de ton nom, que pouvait compromettre une dissidence prolongée entre les interprètes de ta loi. — Incontinent la tempête s’apaisa. »
27 Et ces gens-là furent dans l’admiration, et ils disaient : Quel est cet homme, à qui les vents mêmes et la mer obéissent ?
28 Quand il fut arrivé à l’autre bord, dans le pays des Gergéséniens, deux démoniaques, étant sortis des sépulcres, vinrent à lui ; ils étaient si furieux que personne n’osait passer par ce chemin-là ;
29 Et ils se mirent à crier : Qu’y a t-il entre nous et toi, Jésus, Fils de Dieu ? Es-tu venu ici pour nous tourmenter avant le temps ?
30 Or, il y avait assez loin d’eux un grand troupeau de pourceaux qui paissaient.
31 Et les démons le prièrent et lui dirent : Si tu nous chasses, permets-nous d’entrer dans ce troupeau de pourceaux.
— Le Talmud raconte ce qui suit (Tr. Pesach., 112b) : « Dans le principe, les démons avaient permission d’agir tous les jours de la semaine. Un jour, l’un d’eux rencontra R. Hanina b. Dôssa et lui dit : «Si, là-haut, on ne nous avait pas ordonné de respecter R. Haninab. Dôssa et sa science, je t’aurais mis à mal.» Le docteur lui répondit : «S’il est vrai que je jouisse d’une telle faveur dans le ciel, je t’ordonne de délivrer à jamais le monde de ta présence.» Le démon le supplia de lui laisser une petite place, et le docteur lui accorda deux nuits par semaine. »
32 Et il leur dit : Allez. Et étant sortis, ils allèrent dans ce troupeau de pourceaux ; et aussitôt tout.ce troupeau de pourceaux se précipita avec impétuosité dans la mer, et ils moururent dans les eaux.
33 Alors ceux qui les paissaient s’enfuirent ; et étant venus dans la ville, ils y racontèrent tout ce qui s’était passé, et ce qui était arrivé aux démoniaques.
34 Aussitôt toute la ville sortit au-devant de Jésus ; et dès qu’ils le virent, ils le prièrent de se retirer de leurs quartiers.
— Pourquoi refuser à Jésus, dans de telles circonstances, de séjourner au milieu d’eux ? Peut-être était-ce sa puissance même qui les effrayait, et craignaient-ils qu’il ne fit des miracles à leur détriment. N’est-ce pas sous l’impression d’un sentiment semblable que la veuve de Sarepta, voyant son fils expirant, repousse avec désespoir le prophète Elie (I Rois, XVII, 18) ?
Cependant nous voyons d’autre part, dans l’Évangile de Luc (VIII, 40), que Jésus fut bien accueilli par la multitude. Je crois donc qu’il y a ici une erreur de copiste, et que le texte doit se lire ainsi : « (33) Alors ceux qui les paissaient s’enfuirent ; et étant venus dans la ville, ils y racontèrent tout ce qui s’était passé et ce qui était arrivé aux démoniaques. (34) Et comme quoi ceux-ci, dès qu’ils l’avaient vu, l’avaient prié de se retirer de leurs quartiers (cf. v. 29). Aussitôt toute la ville sortit au-devant de Jésus et lui fit bon accueil », ainsi que Luc le raconte. — Au reste, nous reviendrons là-dessus dans notre commentaire sur ce dernier.
Chapitre IX.
1 Jésus, étant entré dans une barque, repassa le lac et vint en sa ville.
2 Et on lui présenta un paralytique couché sur un lit. Et Jésus, voyant la foi de ces gens-là, dit au paralytique : Prends courage, mon fils, tes péchés te sont pardonnés.
— Pour se bien rendre compte du présent passage, on ne saurait mieux faire que de le rapprocher d’un récit du Talmud (Tr. Berach., 33a) : « Dans un certain endroit, il y avait un arôd (sorte de reptile des plus dangereux) qui faisait périr tous ceux qu’il attaquait. On en parla à R. Hanina b. Dôssa, qui répondit : Montrez-moi son gîte. On le lui montra. Aussitôt il va poser son pied à l’entrée de la retraite du reptile ; celui-ci s’élance, mord le saint docteur au talon et expire lui-même. Hanina le prend sur son épaule, l’apporte à l’école, et dit à ses disciples : Vous le voyez, mes enfants, ce n’est pas le serpent qui tue, c’est le péché. Et les disciples de s’écrier : Malheur à l’homme qui rencontre un arôd, mais malheur à l’arôd qui rencontre un R. Hanina ! »
Il est facile maintenant de saisir la pensée de Jésus : L’homme, veut-il dire au paralytique, n’est malheureux que par sa faute ; si tu es infirme, c’est que tu as péché. Sois donc courageux ! aie le courage de faire pénitence ; que ton repentir soit sincère, et tes péchés seront pardonnés, et tu seras guéri. Mais les scribes, comme on va le voir, ne comprirent pas cette belle pensée.
3 Là-dessus, quelques scribes dirent en eux-mêmes : Cet homme blasphème.
4 Mais Jésus, connaissant leurs pensées, leur dit : Pourquoi avez-vous de mauvaises pensées dans vos cœurs ?
5 Car lequel est le plus aisé de dire : Tes péchés te sont pardonnés ; ou de dire : Lève-toi et marche ?
— « Ce n’est pas le serpent qui tue, c’est le péché. » Donc, que je dise à cet homme : Sois guéri, ou que je lui dise : Tes péchés sont pardonnés, ce sera au fond la même chose.
6 Or, afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a l’autorité sur la terre de pardonner les péchés : Lève toi, dit-il alors au paralytique, charge-toi de ton lit, et t’en va dans ta maison.
— Sens : Si j’ai tenu ce langage au paralytique, c’est parce que le « fils de l’homme », c’est-à-dire l’homme en général, a le pouvoir d’obtenir la rémission de ses péchés, et cela par la pénitence, qui est toujours à sa portée. Si donc cet infirme guérit, ce sera la preuve qu’il éprouve un repentir sincère ; que les maux engendrés par le péché sont réparables par la pénitence, et que ma parole est vraie. — Et alors il dit au paralytique : Lève-toi, etc.
7 Et il se leva, et s’en alla dans sa maison.
8 Ce que le peuple ayant vu, il fut rempli d’admiration, et il glorifia Dieu d’avoir donné un tel pouvoir aux hommes.
— Il fut rempli d’admiration pour cette sublime et consolante doctrine, prêchée et démontrée par Jésus ; et il glorifia Dieu d’avoir donné à l’homme cette puissance, d’effacer par le repentir — en d’autres termes, par sa volonté — les terribles conséquences de ses fautes.
9 Et Jésus, étant parti de là, vit un homme, nommé Mathieu, assis au bureau des impôts, et il lui dit Suis-moi. Et lui, se levant, le suivit.
— Mathieu. C’est « Mathieu le péager », dont il sera reparlé dans l’énumération des apôtres (ch. X, 3). Pourtant l’évangile de Luc, dans le passage correspondant (ch. V, 27), nomine ce même péager Lévi. C’était sans doute son nom primitif, changé depuis en celui de Mathieu.
10 Et un jour, Jésus étant à table dans la maison de cet homme, beaucoup de péagers et de gens de mauvaise vie y vinrent, et se mirent à table avec Jésus et ses disciples.
11 Les Pharisiens, voyant cela, dirent à ses disciples : Pourquoi votre maître mange-t-il avec des péagers et des gens de mauvaise vie ?
— Ce reproche est bien conforme à l’esprit du Talmud. Nous y lisons en effet (Tr. Peçachim, 49a) : « Tout docteur qui s’adonne aux plaisirs de la table, qui mange volontiers avec le premier venu, compromet son autorité, son honneur, celui de sa famille…, s’expose, en un mot, aux conséquences les plus dommageables. »
12 Et Jésus, ayant entendu cela, leur dit : Ce ne sont pas ceux qui sont en santé qui ont besoin de médecin, ce sont ceux qui se portent mal.
13 Mais allez, et apprenez ce que signifie cette parole : Je veux la miséricorde, et non pas le sacrifice ; car ce ne sont pas les justes que je suis venu appeler à la repentance, mais ce sont les pécheurs.
— Je veux la miséricorde et non le sacrifice. « Quiconque, dit le Talmud (Tr. Kethoub., 96a), refuse l’instruction à ses disciples, manque essentiellement au devoir de la charité. » Et c’est dans ce sens que Jésus rappelle la divine parole (Osée, VI, 6) : Je veux la miséricorde (ou la charité) plutôt que le sacrfice.
Mais ce sont les pécheurs. C’est l’explication de la métaphore qu’il a employée tout à l’heure : « Ce ne sont pas ceux qui sont en santé qui ont besoin de médecin, ce sont ceux qui se portent mal. »
14 Alors les disciples de Jean vinrent à Jésus et lui dirent : D’où vient que les Pharisiens et nous jeûnons. souvent, et que tes disciples ne jeûnent point ?
— La conduite différente des disciples de Jean et de ceux de Jésus tient à la différence de leurs points de vue, et cette dernière elle-même ressortira clairement du passage suivant du Talmud (Tr. Taanith, 11a) : « Samuel dit : Celui qui s’impose fréquemment des jeûnes est qualifié de pécheur. Tout au contraire, dit R. Eléazar, il est qualifié de saint. Voici leurs motifs respectifs : Il est écrit dans la Bible (Nombres, VI, 2 et suiv.) : «Si un homme ou une femme fait vœu d’abstinence extraordinaire, dite naziréat, il doit, pendant tout le temps de sa consécration, s’abstenir de vin et de toute boisson enivrante… ; le rasoir ne passera point sur sa tête, et pour rester saint, il laissera croître ses cheveux. Pendant toute la durée de son vœu, il ne doit s’approcher d’aucun cadavre… Si quelqu’un vient à mourir près de lui, ce sera une souillure pour son naziréat…, et le huitième jour il apportera au tabernacle deux tourterelles ou jeunes pigeons pour son expiation, parce qu’il a péché.» Donc, remarque Samuel, le naziréen est appelé pécheur, lui qui ne s’est abstenu que de vin ; combien plus mérite ce nom celui qui s’impose un jeûne absolu ! Eleazar, au contraire, relève la qualification de saint : Si la loi, dit-il, applique cette épithète au nazir, qui s’abstient seulement de vin, à combien plus forte raison l’appliquerait-elle à l’abstinence complète ! »
Il y a donc là deux opinions en présence : l’une, qui trouve le jeûne volontaire inutile et coupable ; l’autre, qui le juge œuvre sainte et méritoire. Or, les disciples de Jean les Pharisiens — demandent à Jésus : Pourquoi tes disciples ne jeûnent-ils point, puisque celui qui jeûne est appelé saint ? — À cela Jésus oppose trois paraboles (v. 15-17) qui semblent revenir au même et qui néanmoins ont chacune un but distinct. Voici le sens de ces paroles : « Sachez qu’il en est des maladies de l’âme comme de celles du corps. Or, pour ces dernières, le médecin est obligé d’observer trois points essentiels :
1° Bien connaître la nature de la maladie, afin d’y approprier les remèdes et de ne pas pratiquer un traitement qui, loin de guérir le malade, pourrait lui donner la mort ;
2° Choisir avec soin les médicaments, n’y faire entrer que des éléments réparateurs et les doser dans une juste proportion, afin qu’ils aient toute leur efficacité ;
3° Enfin, indiquer avec précision la manière dont ces médicaments doivent être administrés.
Or, il en est de même pour les maladies morales. Sans doute, il mérite le nom de saint, celui qui pratique l’abstinence, parce qu’il résiste aux appétits sensuels et soumet les désirs du corps aux volontés de l’âme. Cette abstinence lui procure la guérison du mal, c’est-à-dire le rachat de ses fautes ; mais le remède serait pire que le mal s’il n’observait pas, dans cette cure morale, les trois conditions dont je viens de parler et que développent les comparaisons suivantes. »
15 Et Jésus leur répondit : Les amis de l’époux peuvent-ils s’affliger pendant que l’époux est avec eux ? Mais le temps viendra que l’époux leur sera ôté, et alors ils jeûneront.
— Pendant que l’époux est avec eux. C’est le premier point : Savoir choisir son heure. « Il y a un temps de rire et un temps de pleurer » (Eccl., III, 4). De même qu’on ne se livre pas à la douleur dans une maison où l’on célèbre des fiançailles, de même vous ne devez pas vous livrer au jeûne aussi longtemps que je suis au milieu de vous, vous expliquant la doctrine de Moïse. Celui qui jeûne ne peut se livrer à l’étude ; mieux vaut donc ne pas jeûner, ce sera autant de gagné pour l’étude. — C’est ce que nous lisons également dans le Talmud (Tr. Taanith, 11b) : « Celui qui étudie la loi ne doit pas s’imposer de jeûne, car le jeûne nuit à l’œuvre de Dieu, » c’est-à-dire affaiblit les facultés intellectuelles, dont les études religieuses réclament toute la vigueur.
Et alors ils jeûneront. Expliquez : Et alors ils pourront jeûner ; le jeûne volontaire ne saurait être obligatoire.
16 Personne ne met une pièce de drap neuf à un vieil habit, parce que la pièce emporterait une partie de l’habit, et la déchirure en serait pire.
— Deuxième point : Se rendre compte de la valeur du jeûne. Le jeûne est une expiation. Jeûner et ne pas expier ses fautes serait donc une inconséquence. Or, l’expiation serait vaine si elle n’était suivie d’une large réparation du passé, c’est-à-dire d’une sincère pénitence et de la pratique des bonnes œuvres. Ainsi l’enseigne le Talmud (Tr. Berachoth, 6b) : « La récompense du jeûne, sa conséquence, c’est la charité. » Celui qui change ses mauvaises habitudes pour en adopter de meilleures, c’est comme s’il dépouillait son ancienne enveloppe ou s’il ajoutait une pièce neuve à une bonne étoffe ; mais celui qui ne réforme pas sa conduite, c’est comme s’il cousait une pièce neuve à un vêtement usé : le vêtement se déchirera infailliblement.
17 On ne met pas non plus le vin nouveau dans de vieux vaisseaux ; autrement les vaisseaux se rompent, le vin se répand, et les vaisseaux sont perdus : mais on met le vin nouveau dans des vaisseaux neufs, et l’un et l’autre se conservent.
— Troisième point : Consulter son tempérament. Le jeûne est comme ces remèdes héroïques qui ne conviennent pas à toutes les natures, et qui, s’ils sauvent les forts, peuvent tuer les faibles. Les abstinences fréquentes ne conviennent qu’à certains tempéraments physiques et moraux ; appliquées à d’autres, elles deviennent un contre-sens, elles nuisent au lieu de servir. Une âme ou un corps débiles, mal constitués, s’en accommodent mal. Elles augmentent l’irritabilité de l’une ; or, la colère est mauvaise conseillère et, comme dit le Talmud (Peçach., 66b), une source féconde d’erreurs. Elles infligent à l’autre une torture que l’homme n’a le droit de s’imposer que dans une certaine limite : « L’homme pieux fait du bien à son âme, a dit Salomon (Prov., XI, 17), mais celui qui afflige sa chair est cruel » ; c’est-à-dire que les austérités excessives, imposées à un corps qui ne les supporte pas, sont le fruit d’une piété mal entendue, et qui s’emploierait plus utilement en charité et en bonnes œuvres. C’est une liqueur généreuse enfermée dans un vase trop faible, et qui, selon la juste parabole de Jésus, ne peut que le faire éclater.
18 Comme il leur disait ces choses, un des chefs de la synagogue vint, qui se prosterna devant lui et lui dit : Ma fille vient de mourir ; mais viens lui imposer les mains, et elle vivra.
19 Et Jésus, s’étant levé, le suivit avec ses disciples.
20 Et une femme qui était malade d’une perte de sang depuis douze ans, s’approcha par derrière, et toucha le bord de son habit.
21 Car elle disait en elle-même : Si je puis seulement toucher son habit, je serai guérie.
— Quelle vertu avait donc cet habit ? C’est ce qu’on va savoir par un passage du Talmud (Tr. Sabbath, 32b) : « Celui qui observe religieusement le précepte des Tsitsith222 aura un jour à sa disposition deux mille huit cents serviteurs, car il est dit (Zach., VIII, 23) : Ainsi parle l’Éternel Tsebaoth : A cette époque, dix hommes de chaque nation s’attacheront au pan du vêtement d’un Israélite et diront : Nous voulons vous suivre, car nous savons que Dieu est avec vous. » Voici le calcul du Talmud. D’après nos traditions, le nombre des langues ou nations principales du globe est de soixante-dix ; d’autre part, les tsitsith s’appliquent aux quatre pans de nos vêtements, et chacun de ces pans, au dire du prophète, sera saisi par dix hommes de chaque peuple. Or, 70 X 10 = 700, et 700 X 4 = 2,800. Donc, tout Israélite qui observe la loi des tsitsith aura 2,800 serviteurs. Cette allégorie revient à dire qu’il viendra un temps où les peuples, pénétrés de la croyance au Dieu un, de cette croyance qui est la nôtre, manifesteront à l’envi leur attachement aux préceptes de la loi de ce Dieu, préceptes symbolisés et résumés par la pratique des tsitsith.
C’est une pensée analogue qui anime la femme de l’Évangile. Elle s’est dit : Jésus nous enseigne à tous la croyance à l’unité de Dieu et l’amour de sa loi. Or, si je touche seulement, en témoignage de ma foi au Dieu unique, le bord de son vêtement, l’un de ces coins symboliques qui rappellent cette même croyance, sans aucun doute je serai sauvée. » Aussi Jésus, comprenant sa pensée, lui répond comme on va le voir.
22 Jésus, s’étant retourné et la regardant, lui dit : Prends courage, ma fille ! ta foi t’a guérie. Et cette femme fut guérie dès cette heure-là.
— Prends courage, ma fille, affermis-toi de plus en plus dans cette croyance au Dieu un et conserve cette foi précieuse, ton salut est assuré.
23 Quand Jésus fut arrivé à la maison du chef de la synagogue, et qu’il eut vu les joueurs de flûte et une troupe de gens qui faisaient grand bruit,
24 Il leur dit : Retirez-vous ; car cette jeune fille n’est pas morte, mais elle dort. Et ils se moquaient de lui.
25 Et après qu’on eut fait sortir tout le monde,. il entra et prit par la main cette jeune fille, et elle se leva.
— Dans un récit talmudique précédemment cité (Tr. Berachoth, 5b, voir page 230), nous avons vu un simple docteur obtenir le même résultat. R. Johanan, malade, présente sa main à R. Hanina ; celui-ci la touche, et aussitôt son collègue revient à la santé.
26 Et le bruit s’en répandit par tout ce quartier-là.
27 Comme Jésus partait de là, deux aveugles le suivirent, criant et disant : Fils de David ! aie pitié de nous.
28 Et quand il fut arrivé à la maison, ces aveugles vinrent à lui, et Jésus leur dit : Croyez-vous que je puisse faire cela ? Ils lui répondirent : Oui, Seigneur !
– Croyez-vous, etc. Croyez-vous au Dieu un, alors je puis vous sauver ; sinon, non. Et eux de répondre : Oui, Seigneur, nous croyons au Dieu un.
29 Alors il leur toucha les yeux, en leur disant : Qu’il vous soit fait selon votre foi.
— Si votre foi est sincère et sans réserve, vous serez guéris.
30 Et leurs yeux furent ouverts ; et Jésus leur défendit fortement d’en parler, en leur disant : Prenez garde que personne ne le sache.
– Leurs yeux furent ouverts. Le Talmud (Tr. Haghiga, 3b) rapporte un prodige semblable : « Rabbi José b. Dourmaskith étant allé présenter ses hommages à R. Eléazar, qui demeurait à Lydda, celui-ci lui demanda : Quoi de nouveau à l’école aujourd’hui ? — Il lui raconta ce qu’on avait enseigné. R. Eleazar se mit en colère, et lui dit : Tu oses me donner pour chose nouvelle une tradition antique ! Cette doctrine dont tu parles, je l’avais déjà reçue de mon maître R. Johanan b. Zakkaï, qui la tenait lui-même du sien, et elle remonte jusqu’à Moïse ! Et il maudit R. José, en disant Que tes yeux soient fermés à la lumière ! et R. José devint aveugle. Quelque temps après, le courroux du docteur s’étant apaisé, il dit : Que son regard revive ! et ses yeux se rouvrirent. »
31 Mais, étant sortis, ils répandirent sa réputation dans tout ce quartier-là.
32 Et comme ils sortaient, on lui présenta un homme muet, démoniaque.
33 Et le démon ayant été chassé, le muet parla. Et le peuple, étant dans l’admiration, disait : Rien de semblable n’a jamais été vu en Israël.
– Le muet parla. On lit de même dans le Talmud (Ibid., a) : « Deux muets demeuraient dans le voisinage de Rabbi. Chaque fois que le saint docteur se rendait à son école, ils le suivaient, s’asseyaient devant lui et faisaient force mouvements de la tête et des lèvres (qui montraient quel intérêt ils prenaient à ses leçons). Rabbi pria Dieu en leur faveur, et ils recouvrèrent la parole. »
34 Mais les Pharisiens disaient : Il chasse les démons par le prince des démons.
35 Et Jésus allait par toutes les villes et par toutes les bourgades, enseignant dans leurs synagogues, prêchant l’évangile du règne de Dieu, et guérissant toutes sortes de maladies et toutes sortes d’infirmités parmi le peuple.
— L’évangile du règne de Dieu, c’est-à-dire la croyance à son unité absolue.
36 Et voyant la multitude du peuple, il fut ému de compassion envers eux, de ce qu’ils étaient dispersés et errants comme des brebis qui n’ont point de berger.
37 Alors il dit à ses disciples : La moisson est grande, mais il y a peu d’ouvriers.
38 Priez donc le Maître de la moisson d’envoyer des ouvriers dans sa moisson.
— Cette prière rappelle celle de Moïse (Nombres, ch. XXVII, 16, 17) : « Que le Seigneur, le Dieu des esprits de toute chair, choisisse lui-même un homme qui veille sur ce peuple, qui marche à sa tête et le dirige dans toutes ses voies, afin que l’assemblée du Seigneur ne soit pas comme un troupeau sans pasteur. » C’est dans le même sens que Jésus conseille de demander à Dieu des hommes capables d’enseigner son culte, de propager la croyance à son unité. Et nous allons le voir lui-même désigner des hommes à qui il confiera cette sainte mission.
Chapitre X.
1 Jésus, ayant appelé ses douze disciples, leur donna le pouvoir de chasser les esprits immondes et de guérir toutes sortes de maladies et toutes sortes d’infirmités.
2 Or, voici les noms des douze apôtres : le premier est Simon, nommé Pierre, et André, son frère ; Jacques, fils de Zébédée, et Jean, son frère ;
3 Philippe, et Barthélemi ; Thomas, et Mathieu le péager ; Jacques, fils d’Alphée, et Lebbée, surnommé Thaddée ;
4 Simon le Cananite et Judas Iscarioth, qui même trahit Jésus.
5 Jésus envoya ces douze-là, et il leur donna ses ordres, en disant : N’allez point vers les Gentils, et n’entrez dans aucune ville des Samaritains…
— N’adressez point vos enseignements aux idolâtres, ce serait « donner les choses saintes aux chiens et jeter vos perles devant les pourceaux », ce que Jésus avait déjà réprouvé précédemment.
6 Mais allez plutôt aux brebis de la maison d’Israël qui sont perdues.
7 Et quand vous serez partis, prêchez, et dites que le royaume des cieux approche.
— Prêcher la croyance à l’unité de Dieu, doit être votre première et plus importante préoccupation.
8 Guérissez les malades, nettoyez les lépreux, ressuscitez les morts, chassez les démons : vous l’avez reçu gratuitement, donnez-le gratuitement.
— Cette belle parole se retrouve dans le Talmud (Tr. Nedarim, 37a) : « Voyez, a dit Moïse (Deutér., IV, 5), je vous ai enseigné les lois et les statuts comme l’Éternel mon Dieu me l’a prescrit223… Je vous les ai enseignés gratuitement ; c’est gratuitement aussi que vous devez les enseigner. »
9 Ne prenez ni or, ni argent, ni monnaie dans vos ceintures ;
10 Ni sac pour le voyage, ni deux habits, ni souliers, ni bâton ; car l’ouvrier est digne de sa nourriture.
— « Celui, dit le Talmud dans le même esprit (Tr. Berachoth, 10b), qui accepte l’hospitalité offerte, peut le faire sans scrupule et s’autoriser de l’exemple du prophète Élisée (II Rois, IV, 8 ss.). »
11 Et dans quelque ville ou dans quelque bourgade que vous entriez, informez-vous qui y est digne de vous recevoir ; et demeurez-y jusqu’à ce que vous partiez de ce lieu-là.
– Qui y est digne de vous recevoir. Jésus et les apôtres, je l’ai déjà dit, étaient Esséniens, et les Esséniens n’admettaient personne dans leur société avant de s’être assurés de ses sentiments et de son mérite.
12 Et quand vous entrerez dans quelque maison, saluez-la.
— Par là vous saurez si le maître est digne de votre estime. C’est ainsi que nous lisons dans le Talmud (Tr. Berachoth, 6b) : « Celui qui sait qu’une personne a l’habitude de le saluer, doit la saluer le premier ; car il est dit (Ps. XXXIV, 15) : « Cherche et recherche la paix. » Mais si tu lui donnes le bonjour et qu’il ne te le rende pas, c’est un voleur, car il est dit (Isaïe, III, 14) : « Vous volez au pauvre son seul bien. » Humilier le pauvre en ne lui rendant pas son salut, c’est en effet lui ravir le seul bien qu’il possède. » Voilà pourquoi Jésus recommande à ses disciples le salut, comme moyen d’épreuve vis-à-vis de ceux qu’ils ne connaissent pas.
13 Et si la maison en est digne, que votre paix vienne sur elle ; mais si elle n’en est pas digne, que votre paix retourne à vous.
— Si la maison en est digne, si le maître vous rend votre salut, accordez lui paix et amitié ; dans le cas contraire, reprenez votre salut, retirez le souhait de paix que vous avez formulé comme un gage d’amitié. Il est inutile de continuer l’épreuve, cet homme n’est pas digne de vous recevoir.
14 Et partout où l’on ne vous recevra pas, et où l’on n’écoutera pas vos paroles, en sortant de cette maison ou de cette ville, secouez la poussière de vos pieds.
— De cette maison inhospitalière vous ne devez rien garder, pas même la poussière du seuil où vous avez imprimé vos pas.
15 Je vous dis en vérité que Sodome et Gomorrhe seront traitées moins rigoureusement au jour du jugement que cette ville-là.
16 Voici, je vous envoie comme des brebis au milieu des loups ; soyez donc prudents comme des serpents, et simples comme des colombes.
— Simples comme la colombe, la ruse ne doit pas habiter votre cœur ; mais sachez cependant que vous aurez à vivre au milieu d’hommes semblables à des loups, amoureux de rapine et de violence. En face de ceux-là, je vous permets d’employer au besoin et pour votre salut la ruse du serpent. C’est ce que nous enseigne aussi le Talmud (Tr. Meghillah, 13b) : « Quoi donc ! est-il permis aux justes d’employer la ruse ? — Oui, car Dieu lui-même l’emploie (II Samuel, XXII, 27) : « Tu es pur avec les purs, et aux rusés tu opposes la ruse. » »
17 Mais donnez vous de garde des hommes ; car ils vous livreront aux tribunaux, et ils vous feront fouetter dans les synagogues.
– Donnez-vous de garde des hommes… Ces hommes, ce sont précisément les méchants dont nous venons de parler, ces loups dévorants qu’il est permis de combattre par leurs propres armes.
18 Et vous serez menés devant les gouverneurs et devant les rois, à cause de moi, pour me rendre témoignage devant eux et devant les nations.
– A cause de moi. A cause de ma doctrine, que vous êtes chargés de prêcher.
Pour me rendre témoignage, etc.224. C’est-à-dire que les méchants en question déposeront faussement contre vous, pour vous faire condamner par les tribunaux et par les nations ; en d’autres termes par les Pharisiens et par les Gentils, qui étaient alors les ennemis des Esséniens, ces précurseurs du christianisme.
19 Mais quand on vous livrera à eux, ne soyez point en peine, ni de ce que vous direz, ni comment vous parlerez ; car ce que vous aurez à dire vous sera inspiré à l’heure même.
— Que ces persécutions n’altèrent point la simplicité, l’intégrité que je vous recommande. N’ayez recours, devant les tribunaux, ni à la ruse ni à la duplicité ; vous n’en avez pas besoin pour votre salut.
20 Car ce n’est pas vous qui parlerez, mais c’est l’Esprit de votre Père qui parlera par vous.
— Si vous vous inspirez de l’esprit de Dieu, votre Père céleste, alors vous serez purs, car cet esprit dictera toutes vos paroles. C’est aussi ce que nous lisons dans le Talmud (Tr. Nedarim, 32a) : « Avec les hommes purs Dieu agit purement, selon la parole du roi David (II Sam., XXII, 26). »
21 Or, le frère livrera son frère à la mort, et le père son enfant ; et les enfants se soulèveront contre leurs pères et leurs mères, et les feront mourir.
22 Et vous serez haïs de tous à cause de mon nom ; mais celui qui persévérera jusqu’à la fin, c’est celui-là qui sera sauvé.
— Celui qui persévérera jusqu’à la fin, etc. Si vous gardez jusqu’au bout la sincérité de votre foi, vous serez finalement sauvés, c’est-à-dire réhabilités dans l’estime de tous, voire même des Pharisiens ; car ils verront bien que je n’étais pas venu pour abolir la loi, mais au contraire pour la relever et la consolider. Quand elle aura conquis l’empire de toutes les âmes, quand les Gentils eux-mêmes renonceront à leurs vaines croyances pour embrasser la foi au Dieu un, alors le respect de tous sera votre partage : « L’homme pur et intègre, dit le Talmud (loc. cit.), arrive tôt ou tard à la considération. »
23 Or, quand ils vous persécuteront dans une ville, fuyez dans une autre ; je vous dis en vérité que vous n’aurez pas achevé d’aller par toutes les villes d’Israël, que le Fils de l’homme ne soit venu.
— Sens : Même s’ils vous poursuivent de ville en ville, vous n’aurez pas encore parcouru toutes les villes juives que vous verrez surgir un homme225, c’est-à-dire quelqu’un de vos persécuteurs qui, reconnaissant la vérité et la grandeur de vos doctrines, prendra énergiquement votre défense. Jésus pensait peut-être à Paul qui, d’abord ardent persécuteur de sa doctrine, n’hésita pas, lorsqu’il la connut mieux, à reconnaître et réparer son erreur, et devint le plus fidèle, le plus zélé de ses partisans.
24 Le disciple n’est pas plus que son maître, ni le serviteur plus que son seigneur.
25 Il suffit au disciple d’être comme son maître, et au serviteur d’être comme son seigneur. S’ils ont appelé le père de famille Béelzebul, combien plus appelleront-ils ainsi ses domestiques !
26 Ne les craignez donc point ; car il n’y a rien de caché qui ne doive être découvert, ni rien de secret qui ne doive être connu.
— Ne les craignez donc point. Ne faiblissez ni devant les dangers que vous pouvez courir, ni devant les tribulations qui peuvent vous atteindre. Pourquoi seriez-vous mieux traités que moi-même ? Moi aussi on me persécute ; on attribue tous mes miracles à l’intervention des démons. Mais plus tard on connaîtra la vérité ; elle ne manque jamais de se faire jour !
27 Ce que je vous dis dans les ténèbres, dites-le dans la lumière ; et ce que je vous dis à l’oreille, prêchez-le sur le haut des maisons.
28 Et ne craignez point ceux qui ôtent la vie du corps, et qui ne peuvent faire mourir l’âme ; mais craignez plutôt celui qui peut perdre et l’âme et le corps dans la géhenne.
— Qu’importe que le corps périsse, si l’âme reste sauve ? Les hommes n’ont prise que sur votre corps, Dieu est maître et du corps et de l’âme. C’est Dieu seul que vous devez craindre, c’est à lui seul que vous devez plaire.
29 Deux passereaux ne se vendent-ils pas une pite ? et néanmoins il n’en tombera pas un seul à terre sans la permission de votre Père.
30 Les cheveux même de votre tête sont tous comptés.
31 Ne craignez donc rien ; vous valez mieux que beaucoup de passereaux.
— Pourquoi craindriez-vous de sacrifier votre vie pour ma doctrine, puisque cette doctrine vous enseigne qu’il n’y a qu’un seul Dieu pour l’univers et que ce Dieu protège toutes ses créatures, même les plus chétives ? — Comparez le Talmud (Tr. Houllin, 7b) : « Aucun fait, si minime qu’il soit, ne se produit sur terre, si Dieu ne l’a permis. » Donc, non-seulement vous ne devez pas redouter les épreuves, mais, sachant qu’elles viennent de Dieu, vous devez les accepter avec amour et soumission.
En résumé, dans les sept versets qui précèdent, Jésus enseigne trois choses à ses disciples : 1° Ne pas craindre les souffrances ; 2° ne pas faiblir lorsqu’ils les subissent ; 3° les accepter avec amour.
32 Quiconque donc me confessera devant les hommes, je le confesserai aussi devant mon Père qui est aux cieux.
— Jésus a ici en vue ceux qui l’ont calomnié, disant que ses miracles étaient de purs sortilèges. C’est pourquoi il dit : Quiconque me confessera, c’est-à-dire rendra hommage à la pureté de ma doctrine et la jugera favorablement, celui-là à son tour sera jugé favorablement par Dieu. Et c’est aussi ce qu’enseigne le Talmud (Tr. Sabbath, 127a) : « Il est six choses dont l’homme escompte le profit dès ce monde, tout en ayant le capital réservé là-haut… La sixième, c’est de juger le prochain avec bienveillance. » Et plus loin (Ibid., b) : « Quiconque juge son prochain avec bienveillance, trouvera lui-même au ciel un juge indulgent. »
33 Mais quiconque me reniera devant les hommes, je le renierai aussi devant mon Père qui est aux cieux.
— Qui me juge défavorablement et me soupçonne à tort (comme ceux qui m’accusent d’avoir recours à Béelzébul, v. 25), celui-là aussi Dieu le jugera sévèrement. Encore une pensée talmudique (Ibid., 97a) : « Celui qui soupçonne l’innocent sera puni de son soupçon. »
34 Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je suis venu apporter, non la paix, mais l’épée.
— Ceci se rapporte au v. 28, où Jésus engage ses disciples à ne pas ménager leur vie pour le triomphe de sa doctrine : Ne vous imaginez pas que vous seuls serez martyrs et victimes, tandis que le reste de la terre sera tranquille et heureux, quoique adonné au polythéisme. Non, il n’en sera pas ainsi : le glaive fera justice de ceux qui repousseront la vérité religieuse. Nous li sons pareillement dans le Talmud (Tr. Synh., 94b) : « Celui qui dédaigne l’étude de la loi, mérite de périr par le glaive. »
35 Car je suis venu mettre la division entre le fils et le père, entre la fille et la mère, entre la belle-fille et la belle-mère.
— Je suis venu mettre la division entre le fils adorateur du vrai Dieu et le père idolâtre, entre la fille croyante et la mère impie, etc., etc. Ils doivent les considérer comme des étrangers et des ennemis, car l’amour de Dieu doit passer avant toute affection terrestre.
36 Et on aura pour ennemis ses propres domestiques,
37 Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi, n’est pas digne de moi ; et qui aime son fils ou sa fille plus que moi, n’est pas digne de moi.
— Talmud (Tr. Yebamoth, 5b) : « On aurait pu croire que la piété filiale est préférable à l’observance du sabbat. C’est pourquoi la loi dit (Lévit., XIX, 3) : Respectez votre père et votre mère, mais observez mes sabbats. »
38 Et celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas, n’est pas digne de moi.
— Ne prend pas sa croix… En d’autres termes, celui qui veut me suivre n’est digne de devenir mon disciple qu’après avoir fait le sacrifice de sa vie pour la foi au Dieu unique.
39 Celui qui aura conservé sa vie, la perdra ; mais celui qui aura perdu sa vie à cause de moi, la retrouvera.
— Cette pensée rappelle le récit du Talmud (Tr. Tamid, 32 a) : « Alexandre le Grand posa dix questions aux docteurs du Midi….. (Entre autres celles-ci) : Que doit faire l’homme pour vivre ? — Qu’il se fasse mourir. Que doit faire l’homme pour mourir ? — Qu’il se laisse vivre. » Sens : Pour obtenir la vie Éternelle, l’homme doit mourir aux plaisirs d’ici-bas, mépriser la richesse et les infimes voluptés de la matière ; mais si au contraire il se laisse vivre, s’il veut repaître son âme des biens terrestres, la mort spirituelle sera son partage et il ne jouira pas du bonheur des élus.
40 Celui qui vous reçoit, me reçoit ; et celui qui me reçoit, reçoit celui qui m’a envoyé.
— Ce verset fait suite au verset 14, où il était question de ceux qui ne voudraient pas recevoir les apôtres ; ici, au contraire, il s’agit de ceux qui leur feront bon accueil, ce qui équivaut en quelque sorte à recevoir la Divinité en personne ; et même, selon le Talmud (Tr. Sabbath, 127a) : « Accueillir des étrangers, exercer l’hospitalité, est plus méritoire que d’offrir ses hommages à Dieu même (en fréquentant son temple). »
41 Celui qui reçoit un prophète en qualité de prophète, recevra une récompense de prophète ; et qui reçoit un juste en qualité de juste, recevra une récompense de juste.
— Talmud (Tr. Berachoth, 10b) : « Celui qui héberge un docteur de la loi a autant de mérite devant Dieu que s’il immolait des victimes à Dieu lui-même. »
42 Et quiconque aura donné à boire seulement un verre d’eau froide à un de ces petits, parce qu’il est mon disciple, je vous dis en vérité qu’il ne perdra point sa récompense.
Chapitre XI.
1 Après que Jésus eut achevé de donner ces ordres à ses douze disciples, il partit de là pour aller enseigner et prêcher dans leurs villes.
2 Or, Jean, ayant ouï parler dans la prison de ce que Jésus-Christ faisait, envoya deux de ses disciples pour lui dire…
— Dans la prison où il avait été enfermé par ordre d’Hérode, ainsi qu’on le verra au chapitre XIV, v. 3.
3 Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre ?
— Es-tu celui qui doit venir226 ? Nous savons bien que Jean le connaissait, puisque Jésus s’était fait baptiser par lui (Math., III, 13). Mais Jean, alors en prison, ne pouvait savoir si c’était le même personnage, et c’est de quoi il s’informe.
4 Et Jésus, répondant, leur dit : Allez, et rapportez à Jean les choses que vous entendez et que vous voyez :
5 Les aveugles recouvrent la vue, les boiteux marchent, les lépreux sont nettoyés, les sourds entendent, les morts ressuscitent, et l’évangile est annoncé aux pauvres,
6 Heureux celui qui ne se scandalisera pas de moi !
— Il est écrit (Osée, fin) : « Les voies du Seigneur sont droites ; les justes y marchent d’un pas sûr, mais les pécheurs y trébuchent. » Sur les dogmes mêmes de la loi, on peut se méprendre et tomber dans l’hérésie, témoin la funeste erreur de Sadoc et de Boéthus, ces disciples d’Antigonus dont nous avons parlé plus haut (p. 224).
Jésus ne veut pas qu’on soit « scandalisé » (littéralement qu’on trébuche, qu’on se fourvoie) sur son compte. En voyant tous les miracles qu’il opère, on pourrait être amené à le diviniser ; voilà pourquoi, après les avoir énumérés lui-même, il s’empresse d’ajouter : « Gardez qu’ils ne soient pour vous un sujet de scandale, une pierre d’achoppement ! Ne vous y trompez pas, je ne suis qu’un mortel et non un Dieu. » — Cette crainte d’être pris pour un Dieu, nous la voyons aussi agiter le cœur de Daniel. Le roi de Babylone, émerveillé de l’explication de son songe, voulait en adorer l’heureux interprète : « Alors le roi Nabuchodonosor se prosterna devant Daniel le visage contre terre, et il voulut offrir en son honneur des sacrifices et des libations » (Dan., II, 46)… Sur quoi le Talmud raconte (Tr. Synhédrin, 93a) : « Au moment où ses compagnons Misaël, Azarias et Hananias furent jetés dans la fournaise ardente, Daniel se dit : Je pars d’ici, pour ne pas me voir appliquer cette parole de la loi : Vous brûlerez les divinités qu’ils adorent. » (Deutér., VII, 25.) V. aussi le Tsémach David (IIe part., f. 23b), qui raconte qu’un concile tenu à Jérusalem, en 338, décida que Jésus n’était pas un Dieu, mais simplement un prophète ; ce qui résulte, d’ailleurs, des textes mêmes du Nouveau-Testament, comme je le démontrerai plus tard.
7 Comme ils s’en allaient, Jésus se mit à parler de Jean au peuple, et dit : Qu’êtes-vous allés voir au désert ? Etait-ce un roseau agité du vent ?
8 Mais encore, qu’êtes-vous allés voir ? Etait-ce un homme vêtu d’habits précieux ? Voici, ceux qui portent des habits précieux sont dans les maisons des rois.
9 Qu’êtes-vous donc allés voir ? Un prophète ? Oui, vous dis-je, et plus qu’un prophète.
— Le Talmud dit pareillement (B. Bathra, 12a) : « Le sage est supérieur au prophète (ou la sagesse à l’inspiration) ; car il est écrit227 : « Le prophète possède un cœur sage. » La prophétie se rattache donc à la sagesse, comme le moins se rattache au plus et la partie au tout. »
10 Car c’est celui-ci de qui il est écrit : Voici, j’envoie mon ange devant ta face, qui préparera ton chemin devant toi.
— Le verset cité par Jésus est le premier du chap. III de Malachie. Mais ce verset est-il bien applicable à Jean ? N’y a-t-il pas au contraire dans le texte : « Voici, j’envoie mon ange, qui préparera la voie devant moi » ? D’où vient donc que Jésus altère le texte pour l’appliquer à Jean-Baptiste ?
Il faut se rappeler ici ce que j’ai dit plus d’une fois, que les auteurs des Evangiles sont de vrais talmudistes, qui n’y regardent pas de si près lorsqu’il s’agit de confirmer leurs assertions par quelque passage biblique. En veut-on un nouvel exemple ? Nous lisons dans le traité Niddah (13a) : Samuel disait de Rab Yehouda : « Non, celui-ci n’est pas le fils d’une femme ! On connaissait bien, pourtant, et son père et sa mère ! Mais Samuel veut dire : « Son intelligence est tellement supérieure à la nôtre, qu’il est en quelque sorte plus qu’un mortel, il est comme sorti directement des mains de Dieu. »
De même Jésus, pour exalter le mérite de Jean, dit ici : « On peut lui appliquer le mot du prophète : J’enverrai mon ange, etc. », et il modifie les termes du verset pour les mieux adapter au rôle du personnage. Mais cette modification ne tire pas à conséquence, précisément parce que l’application est tout artificielle, et n’est en quelque sorte qu’un jeu d’esprit.
11 Je vous dis en vérité qu’entre ceux qui sont nés de femme, il n’en a été suscité aucun plus grand que Jean-Baptiste ; toutefois, celui qui est le plus petit dans le royaume des cieux est plus grand que lui.
— Celui qui était d’abord le plus petit par sa foi, qui n’a cru qu’au principe de l’unité de Dieu, que je prêche, celui-là sera grand un jour par ses mérites, parce que ce principe est fécond et produira des fruits magnifiques de piété et de charité. — Ceci sera développé plus amplement dans le passage parallèle (Luc, VII, 28).
12 Mais depuis le temps de Jean-Baptiste jusqu’à maintenant, le royaume des cieux est forcé, et les violents le ravissent.
— Depuis le temps de Jean-Baptiste, c’est-à-dire dès avant sa venue, beaucoup ne croyaient pas à l’unité de Dieu.
13 Car tous les prophètes et la loi ont prophétisé jusqu’à Jean.
— La loi et les prophètes, annonçant en maint endroit le règne de Dieu, avaient en vue l’époque où Jean-Baptiste viendrait convertir les pécheurs. Telle est, entre autres, la prédiction de Moïse (Deutér., IV, 30) : « Dans la suite des temps, tu reviendras à l’Éternel ton Dieu et tu seras docile à sa voix. »
14 Et si vous voulez recevoir ce que je dis, il est cet Elie qui devait venir228.
— Jean fait ce que fera Elie quand il reviendra sur terre, c’est-à-dire qu’il ramène à Dieu les cœurs égarés et leur enseigne les voies de la véritable pénitence.
15 Que celui qui a des oreilles pour ouïr, entende.
16 Mais à qui comparerai-je cette génération ? Elle ressemble aux petits enfants qui sont assis dans les places publiques, et qui crient à leurs compagnons.
17. Et leur disent : Nous vous avons joué de la flûte, et vous n’avez point dansé ; nous avons chanté des plaintes devant vous, et vous n’avez point pleuré.
— Nous lisons dans les Proverbes (XXIX, 9) : « Si le sage s’entreprend avec l’insensé, soit qu’il le fasse avec colère ou enjouement, il n’en aura point de satisfaction. » Le Talmud (Synhéd., 103 a) développe cette parole en la mettant dans la bouche de Dieu J’ai traité Achaz avec colère, je l’ai livré aux rois de Syrie ; et lui, qu’a t-il fait ? « Il immola des victimes aux dieux de Damas, qu’il regardait comme les auteurs de sa défaite, et il dit : Ce sont les dieux des rois de Syrie qui les font triompher ; je veux leur sacrifier, moi aussi, et ils m’assisteront… Et bien loin de l’assister, ils furent cause et de sa ruine et de celle de tout Israël. » (II Chron., XXVIII, 23). Pour Amasias, je l’ai traitė avec enjouement (avec bienveillance), en lui soumettant les rois de l’Idumée ; et lui, qu’a-t-il fait ? « Après avoir taillé en pièces les Iduméens, il emporta leurs dieux et leur voua un culte, se prosternant devant eux et leur offrant de l’encens. » (Ibid., XXV, 14.) Rab Pappa dit à ce sujet : « C’est bien là le proverbe : Pleurer où rire avec un sot, c’est également perdre sa peine : il ne distingue pas le bien du mal. »
Il est aisé maintenant de comprendre la pensée de l’Évangile. La plainte de Jésus, dans ce verset, n’est qu’une imitation de la plainte de Dieu dans le Talmud. Jean-Baptiste, pour convier les hommes à la pénitence, leur a donné le précepte et l’exemple des austérités ; Jésus, dans le même dessein, leur a recommandé la pratique plus facile des vertus et des bonnes œuvres. Jean a « chanté des plaintes », Jésus a « joué de la flûte » ; vains efforts ! Avec les insensés tout est en pure perte, remèdes héroïques et remèdes anodins, élégie lugubre et sons gracieux de la flûte.
18 Car Jean est venu ne mangeant ni ne buvant, et ils disent : Il a un démon.
19 Le Fils de l’homme est venu mangeant et buvant, et ils disent : Voilà un mangeur et un buveur, un ami des péagers et des gens de mauvaise vie ; mais la sagesse a été justifiée par ses enfants.
— Le fils de l’homme. C’est lui-même qu’il désigne ainsi.
Par ses enfants, c’est-à-dire par les vôtres, lorsque notre enseignement aura fructifié, lorsque la génération qui s’élève croira au Dieu un et pratiquera toutes les vertus qui dérivent de cette croyance. Alors on nous rendra justice, et l’on verra que nous n’avions d’autre ambition que le triomphe du bien et du vrai.
20 Alors il se mit à faire des reproches aux villes où il avait fait plusieurs de ses miracles, de ce qu’elles ne s’étaient point amendées :
21 Malheur à toi, Corazin ! malheur à toi, Betsaïda ! car si les miracles qui ont été faits au milieu de vous eussent été faits à Tyr et à Sidon, il y a longtemps qu’elles se seraient repenties en prenant le sac et la cendre.
22 C’est pourquoi je vous dis que Tyr et Sidon seront traitées moins rigoureusement que vous au jour du jugement.
23 Et toi, Capernaum, qui as été élevée jusqu’au ciel, tu seras abaissée jusqu’en enfer ; car si les miracles qui ont été faits au milieu de toi eussent été faits à Sodome, elle subsisterait encore aujourd’hui.
24 C’est pourquoi je te dis que ceux de Sodome seront traités moins rigoureusement que toi au jour du jugement.
— Ce parallèle rappelle les sanglants reproches d’Ézéchiel (XVI, 52) à la population de Jérusalem : « Sois donc couverte de confusion, toi qui jugeais si superbement tes sœurs (Sodome et Samarie, nommées plusieurs fois dans le même chapitre) ; tes sœurs, qui valaient mieux que toi, et que tu as surpassées par, tes abominations ! »
25 En ce temps-là, Jésus, prenant la parole, dit : Je te loue, ô Père ! Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents, et que tu les as révélées aux enfants.
— « Depuis la destruction du temple, dit le Talmud (B. Bathra, 12b), le don de prophétie a été enlevé aux prophètes et transféré aux simples et aux enfants.
26 Oui, mon Père ! cela est ainsi, parce que tu l’as trouvé bon.
27 Toutes choses m’ont été données par mon père ; et nul ne connatt le Fils que le Père ; et nul ne connaît le Père que le Fils, et celui à qui le Fils aura voulu le faire connaître.
— Nul ne connaît le fils, etc. Plus haut (pages 179 et suiv.) j’ai suffisamment établi ce que le Nouveau-Testament, d’accord avec l’Ancien, entend par cette expression : Fils de Dieu. Mais de fait, pourquoi s’applique-t-elle à l’homme qui suit les inspirations de son âme de préférence à celles du corps ? C’est que l’âme humaine est une émanation de la Divinité ; et quand l’Ecriture dit (Genèse, I, 26, 27) que l’homme a été fait à l’image de Dieu, c’est de l’âme humaine qu’elle parle, de cette âme qui est comme une parcelle de la Divinité, un rayon de sa gloire, et, si on peut s’exprimer ainsi, fille de Dieu, puisque, comme lui, elle est immatérielle. Est donc aussi fils de Dieu celui qui vit surtout par l’âme et qui honore, dans cette âme, l’image même et l’essence de son Créateur. À ce point de vue, on comprend pourquoi, seul, le fils de Dieu connaît son Père, et aussi pourquoi le Père seul connaît ses véritables enfants.
— Celui à qui le fils aura voulu le faire connaître. En effet, on vient de le voir au v. 25, l’inspiration peut se dérober aux plus sages et aux plus intelligents, et pour l’obtenir il ne suffit pas d’être un profond génie. L’homme le plus simple peut l’obtenir s’il est grand par le cœur, s’il aspire véritablement à Dieu. Qui en sera juge ? « Le fils », c’est-à-dire l’âme intelligente. C’est elle qui, selon la direction qu’elle aura prise, décidera de l’aptitude de l’homme à être inspiré, à connaître les révélations du Père céleste. Ainsi s’exprime Maïmonide dans son Compendium du Talmud (Hilkh. Yeçôdé ha-Torah, VII, 5) : « Ceux qui aspirent à la prophétie sont ceux que la Bible appelle les enfants des prophètes ; quels que soient leurs efforts, ils peuvent échouer, tout comme ils peuvent réussir. » Voyez aussi nos réflexions dans l’Introduction du présent ouvrage, ch. VI et VII.
28 Venez à moi, vous tous qui êtes travaillés et chargés, et je vous soulagerai.
— Venez à moi. «Il faut, dit le Midrasch des Proverbes, se choisir un maître qui nous guide et nous éclaire dans la vie ; mais lui-même ne peut puiser ses lumières que dans la loi divine, dont il est dit (Prov., VI, 23) : « Car le commandement est un flambeau, et la Loi une lumière. »
Travaillés et chargés. « Celui qui accomplit la loi de Dieu au milieu de la misère, l’accomplira un jour au sein de l’abondance. » (Tr. Aboth, IV, 10.)
29 Chargez-vous de mon joug, et apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes.
— Chargez-vous de mon joug. « Celui qui se soumet au joug de la loi divine est exempté de celui des conventions sociales. » (Tr. Aboth, III, 4.)
Je suis doux (litt. modeste). Talmud (Tr. Sôtah, 21b) : « Les enseignements de la Loi n’ont toute leur valeur que chez l’homme qui se considère lui-même comme un rien » (d’après Job, XXVIII, 12, où le Talmud joue sur le mot méayin »).
Humble de cœur. « Il est écrit (Isaïe, LV, 1) : Ô vous qui avez soif, venez, voici de l’eau ! Pourquoi la loi divine est-elle comparée à l’eau ? — De même que l’eau, par sa pente naturelle, quitte les hauteurs pour aller aux lieux bas, de même la Loi, pour être bien observée, exige un esprit humble et soumis » (Tr. Taanith, 7a).
Le repos de vos âmes. « Rabbi José ben Kisma raconte : Un jour, en voyage, je rencontrai un homme qui me salua et je lui rendis son salut. Il me demanda : Maître, quel est ton pays ? — Une grande ville229 où il y a beaucoup de docteurs et de lettrés. Veux-tu demeurer dans notre ville ? Je te donnerai un million de deniers d’or, des pierreries, des perlés… — Tu m’offrirais tous les trésors de la terre que je n’en tiendrais pas compte. Je ne veux demeurer que là où on enseigne et pratique la loi de Dieu. «La doctrine de ta bouche, a dit David, roi d’Israël (Ps. CXIX, 72), est plus précieuse pour moi que des milliers de pièces d’or et d’argent.» D’ailleurs, ce qui suit l’homme au tombeau et intercède pour lui, ce n’est ni son or, ni son argent, ni ses joyaux, mais uniquement son amour de la Loi et ses bonnes œuvres, ainsi qu’il est écrit (Prov., VI, 22) : « Elle te guide dans ta marche (à travers la vie), elle protégera ton sommeil (dans la tombe) ; et à ton réveil (dans le monde futur), elle parlera pour toi. » (Tr. · Aboth, ch. VI, 8 9.)
30 Car mon joug est aisé, et mon fardeau léger.
— « La lumière est douce et saine à l’œil », dit l’Ecclésiaste (XI, 7). Qu’elles sont douces et saines les paroles de la Loi, cette lumière par excellence, dont il est dit (Prov., VI, 23) : « Le commandement est un flambeau ; la Loi, c’est la lumière ! » (Midrasch Kohéleth, l. c.)
Chapitre XII.
1 En ce temps-là, Jésus passait par des blés un jour de sabbat ; et ses disciples, ayant faim, se mirent à arracher des épis et à en manger.
2 Les Pharisiens, voyant cela, lui dirent : Voici tes disciples qui font ce qu’il n’est pas permis de faire le jour du sabbat.
— Ce qu’il n’est pas permis de faire le jour du sabbat. Ce passage et quelques autres semblables ont soulevé de graves discussions entre Israélites et Chrétiens. Les Israélites objectent : 1° Les actes de Jésus sont en opposition avec ses paroles. Plus haut (ch. V, 17), il a proclamé que, « loin de vouloir abolir la Loi et les Prophètes, il est venu, au contraire, pour les accomplir », et maintenant il permet à ses disciples de profaner le saint jour du sabbat, l’une des observances les plus importantes de la loi de Moïse ! 2° Bien plus, au v.8 du présent chapitre, il déclare que « le fils de l’homme est maître même du sabbat » ; il en résulterait donc que chacun est libre de profaner le sabbat, et de faire, ce jour-là, tout ce qu’il lui plaît !
À cela que répondent les chrétiens ? Rien, si ce n’est que « le Maître l’a dit », et qu’ils n’ont qu’à s’incliner devant sa parole. Y a-t-il contradiction ou non ? Ce n’est pas leur affaire. La chose est écrite, cela suffit ; ils y croient, et ne sont pas tenus de l’approfondir.
Quant à moi, fidèle au plan que je me suis tracé dès le commencement de ce travail, je veux montrer que l’Évangile, ici comme ailleurs, n’est que le fidèle imitateur du Talmud. Je devrais reproduire toute la discussion talmudique relative à cette matière, mais il faudrait un volume pour la rapporter au long, et le présent commentaire n’est déjà que trop étendu. Je me bornerai donc à citer les paroles de Maïmonide, qui donne partout, comme on sait, la substance et le résultat des controverses du Talmud, et j’y ajouterai seulement l’indication des sources où il a puisé. Vérifiera qui voudra.
Il est écrit dans la Loi (Lévit., XVIII, 5) : « Gardez mes lois et mes ordonnances ; l’homme qui les gardera y trouvera la vie…. Il doit donc y trouver la vie, explique le Talmud, et non pas la mort ; si donc il meurt pour ne pas transgresser la Loi, il est responsable de sa propre mort. Ainsi, un Israélite qui serait placé par un ennemi vainqueur dans l’alternative ou de transgresser un commandement ou de perdre la vie, doit plutôt conserver sa vie, parce qu’il est dit : « Il y trouvera la vie. » — En conséquence, d’après la doctrine unanime du Talmud (voir tr. Synhéd., 74a ; Abod. Zar., 27b, 54 a etc.), et sauf les cas extraordinaires dont nous allons parler, il est enjoint à l’Israélite de transgresser les commandements de Dieu, plutôt que de s’exposer à une mort certaine230.
Il est encore écrit (Lévit., XXII, 32) : « Ne profanez pas mon saint nom, je veux être sanctifié au milieu des enfants d’Israël. » Les talmudistes concluent de ce verset que tout Israélite est tenu de sacrifier sa vie pour la gloire de Dieu, ou, ce qui revient au même, dans les circonstances où l’on ne pourrait la conserver sans commettre un sacrilège, une « profanation du nom divin. » Ces circonstances, quelles sont-elles ? Réponse de Maïmonide (d’après le Talmud : voir son Compendium, Hilkh. Yeçôdé ha Torah, ch. V. 23 1 et 2) : « L’Israélite doit souffrir la mort plutôt que de consentir à l’une de ces trois choses : l’idolâtrie, la débauche231, l’assassinat ; quant aux autres défenses, on peut, on doit même les transgresser lorsqu’il y va de la vie. » Dans le même chapitre (§ 6), Maïmonide ajoute : « Ce que nous avons dit du cas de contrainte, de force majeure, s’applique également au cas de maladie grave : si le médecin estime que vous ne pouvez être sauvé que par l’ingestion d’une substance impure, ou par quelque autre moyen défendu par la Loi, vous devez violer la Loi, à moins que ce moyen n’implique l’un des trois crimes que nous avons mentionnés plus haut. » Même chapitre encore (§ 8) : « En ordonnant ci-dessus d’administrer au malade, en danger de mort, même des substances prohibées, nous avons entendu parler de celles qui comportent quelque jouissance physique ; par exemple, manger des viandes défendues, du pain pendant la Pâque, manger ou boire le jour du grand Pardon ; mais s’il s’agit de choses amères ou répugnantes, on peut les lui donner, lors même qu’il n’y aurait pas urgence. » La Loi, en effet, en défendant certaines choses, n’en a voulu défendre que la jouissance. La chose défendue est donc permise par la loi mosaïque lorsqu’il n’y a pas jouissance, et elle n’est interdite que par la loi talmudique. Or, celle-ci est moins sainte que l’autre, et si la loi de Moïse doit céder au cas de nécessité pressante, à l’intérêt supérieur de notre conservation, il s’ensuit que les prescriptions du Talmud peuvent être écartées, dans le cas même où cet intérêt ne serait pas sérieusement en jeu. Cest, en effet, à cette conclusion qu’aboutissent nos docteurs : Voir le Talmud, dans les Traités Peçachim, 24 b et25 b ; Yôma, 85 b ; Synhédrin, 74 b.
Revenons maintenant au fait de l’Évangile. Dans quelle situation étaient les disciples de Jésus ? « Ils avaient faim »,, est-il dit ; nécessairement, une faim pressante, qui les mettait en danger de mort. La preuve, c’est la réponse même de Jésus aux Pharisiens. Il leur allègue l’exemple de David et de ses compagnons, exemple dont le Talmud (Tr. Menachoth, 95b) parle également en ces termes : « Il est écrit (I Sam., XXI, 7) : « Le prêtre lui donna donc du pain sanctifié, car il n’y en avait point là d’autre que les pains de proposition qu’on avait enlevés de devant le Seigneur pour les remplacer par des pains frais. » Pourquoi le prêtre les lui donna-t-il ? Parce que David lui avait dit (v. 6) : Vehou dérekh hol, etc., verset obscur, que le Talmud développe ainsi : « Ces pains, étant retirés de la table sainte, sont devenus profanes en ce sens que les prêtres peuvent les consommer, Mais, eussent-ils encore toute leur sainteté, fussent-ils d’aujourd’hui même déposés devant le Seigneur, tu devrais encore nous les livrer : nous sommes en danger de mort ! » — Or, si les disciples de Jésus n’avaient pas été dans le même cas, les Pharisiens n’auraient pas manqué de lui répondre : « Que prouve l’exemple de David ? David et ses hommes mouraient de faim, non pas tes disciples. »
En légitimant, en cas de danger, la violation même d’un précepte mosaïque, la doctrine de Jésus est donc parfaitement conforme à celle du Talmud ; et, conformément encore au Talmud, il n’aurait nullement autorisé, dans un cas différent, la violation même d’une simple prescription rabbinique.
On m’opposera peut-être le v.8 de ce chapitre, où Jésus dit : « Le fils de l’homme est maître du sabbat… » Mais c’est le Talmud lui-même qui tient ce langage (Yôma, 85b) : « L’intérêt de la vie humaine prévaut sur celui du sabbat ; car il est écrit (Exode, XXXI, 14) : Observez le sabbat, c’est une sainteté pour vous (litt, à vous) ; c’est-à-dire que le sabbat a été donné à l’homme, et non l’homme au sabbat. » N’est-ce pas exactement le mot de Jésus ?
À mes frères israélites, je dirai donc : Jésus n’a jamais permis la violation du sabbat, si ce n’est en cas de danger, ce qui est en effet licite et même obligatoire ; et s’il a dit que l’homme est le maître même du sabbat, c’est qu’il estime avec le Talmud que, nonobstant la sainteté de ce jour, il y a une chose plus sainte encore, à savoir la vie humaine.
Et à mes frères chrétiens, je dirai : N’accusez pas les Juifs de n’avoir pas compris ces mots, car votre Eglise ne les a pas mieux compris. Elle s’est imaginée que l’homme pouvait traiter le sabbat selon son bon plaisir, le remplacer au besoin par un autre jour, tel que le dimanche ; ce qui n’était certainement pas la pensée de Jésus, et ce qu’il n’a jamais dit nulle part, Direz-vous que « Sabbat » signifie simplement le repos, le chômage, et ne s’applique pas forcément au samedi ? D’accord ; mais ce sabbat, cẹ chômage, a été fixé par la loi divine au septième jour, et dans la plupart des langues connues le septième jour de la semaine est le samedi. Le nom même de ce jour, dans l’usage immémorial des peuples, l’atteste clairement. En hébreu, en syriaque, en grec et en latin, Sabbat ou Sabbata, ce qui veut dire : Repos ; en polonais et en russe, Sobbota ; en anglais, Saturday, jour de Saturne (hébr. Sabbatai), cette planète si lente et pour ainsi dire stationnaire ; en allemand, Samstag, de sæumen, traîner, ne pas agir232 ; De plus, en allemand, le mercredi est appelé Mittwoch, « le milieu de la semaine » ; or, si le mercredi est le milieu de la semaine, le dimanche en est nécessairement le premier. jour, Enfin, le Nouveau comme l’Ancien Testament affirme que Dieu s’est reposé le septième jour, et la plupart des chrétiens comptent eux-mêmes le dimanche comme le premier jour de la semaine.
Donc, c’est le samedi qui est exclusivement consacré au repos, et c’est aussi ce jour-là que les premiers chrétiens ont constamment chômé comme tel : Voir Math., XXVIII, 1 ; Marc, XVI, 1 et 2 ; Luc, XXIII, 56, et XXIV, 1 ; Jean, XX, 1, 19, etc.
La primitive Eglise resta longtemps fidèle à cette observance ; et l’on sait que ce fut seulement dans le concile de Nicée, tenu l’an 328 [alias, 325] de l’ère vulgaire, que trois cent dix-huit évêques, réunis pour combattre la doctrine arienne, décrétèrent la translation du sabbat au dimanche. Voir la chronique Tsémach David, II partie, l. c.
Du reste, il y a à Londres une Eglise qui chôme le samedi comme faisaient les premiers chrétiens ; mais les adhérents sont peu nombreux, tant il est vrai que, suivant la parole d’un ancien sage, la vérité trouve peu d’amis !
3 Mais il leur dit : N’avez-vous pas lu ce que fit David, ayant faim, tant lui que ceux qui étaient avec lui ;
4 Comment il entra dans la maison de Dieu et mangea les pains de proposition, dont il n’était pas permis de manger, ni à lui, ni à ceux qui étaient avec lui, mais aux seuls sacrificateurs ?
5 Ou n’avez-vous pas lu dans la loi que les sacrificateurs, au jour du sabbat, violent le sabbat dans le temple, sans être coupables pour cela ?
6 Or, je vous dis qu’il y a ici quelqu’un qui est plus grand que le temple.
— En effet, la Loi permet, ordonne même de violer la majesté du sabbat, en offrant des sacrifices ce jour-là. Le sacrifice est donc supérieur au sabbat. Mais la charité est supérieure au sacrifice, comme va le dire le verset suivant (d’après Osée, VI, 6, cf. ci-dessus, IX, 13), et comme le Talmud le proclame (Pirké derabbi Eliezer). A plus forte raison est-il donc permis de violer le repos du sabbat en faveur d’une œuvre de miséricorde.
7 Que si vous saviez ce que signifie ceci : Je veux la miséricorde et non pas le sacrifice, vous n’auriez pas condamné ceux qui ne sont point coupables ;
8 Car le Fils de l’homme est maître même du sabbat.
9 Etant parti de là, il vint dans leur synagogue.
10 Et il s’y trouva un homme qui avait une main sèche ; et ils lui demandèrent, pour avoir lieu de l’accuser : Est-il permis de guérir dans les jours de sabbat ?
11 Et il leur dit : Qui sera celui d’entre vous qui, ayant une brebis, si elle tombe le jour du sabbat dans une fosse, ne la prenne et ne l’en retire ?
— En effet, traiter un malade le samedi n’est défendu que par le Talmud (hors le cas de danger) ; mais il est de règle parmi les docteurs que leurs défenses cessent d’être applicables, s’il devait en résulter un préjudice grave. C’est ce qui a lieu dans l’exemple du présent verset. Or, si cela est vrai d’une brebis, à plus forte raison d’un homme ; c’est ce que Jésus fait entendre en disant :
12 Et combien un homme ne vaut-il pas mieux qu’une brebis ? Il est donc permis de faire du bien dans les jours de sabbat.
13 Alors il dit à cet homme : Etends ta main. Et il l’étendit, et elle devint saine comme l’autre.
14 Là-dessus, les Pharisiens, étant sortis, délibérèrent entre eux comment ils le feraient périr.
15 Mais Jésus, connaissant cela, partit de là ; et une grande multitude le suivit, et il les guérit tous.
16 Et il leur défendit fortement de le faire connaître.
17 De sorte que ce qui avait été dit par Isaïe le prophète fut accompli :
18 Voici mon serviteur que j’ai élu, mon bien-aimé en qui mon âme a mis toute son affection ; je mettrai mon esprit sur lui, et il annoncera la justice aux nations.
19 Il ne contestera point, et ne criera point, et on n’entendra point sa voix dans les places.
20 Il ne rompra pas tout à fait le roseau froissé, et il n’éteindra pas le lumignon qui fume encore, jusqu’à ce qu’il ait rendu la justice victorieuse.
21 Et les nations espéreront en son nom.
— Les versets 18 à 21 se trouvent, avec quelques variantes, dans Isaïe (ch. XLII, 1 à 4) : le « serviteur élu » dont il y est question n’est autre que le peuple israélite, comme cela résulte évidemment de maint autre passage, tel que celui-ci (Is., XLV, 4) : « En faveur de Jacob, mon serviteur, et d’Israël, mon élu… » Jésus ne cite ce passage qu’en vue du v. 19 (2 d’Isaïe) : « Il ne criera point et on n’entendra point sa voix dans les places » ; parce que lui aussi, comme on vient de le voir (comp. aussi IX, 30), est ennemi de l’éclat et du retentissement, et ne veut pas qu’il se fasse trop de bruit autour de ses miracles. Il n’y a donc là qu’une nouvelle application de la méthode talmudique, dont nous avons parlé précédemment (ch. II, v. 23).
22 Alors on présenta à Jésus un démoniaque aveugle et muet, lequel il guérit ; de sorte que celui qui avait été aveugle et muet parlait et voyait.
— Fait analogue dans le Talmud (B. Bathra, 9b) : « Rab Achadboï bar Ammé demandait une règle de jurisprudence à Rab Schêscheth, qui ne lui répondit pas d’une manière exacte. L’autre se moqua de lui, ce qui contrista Rab Schêscheth et valut au railleur d’être frappé de mutisme. Mais Rab Schêscheth, sur les instances de sa mère, intercéda en sa faveur et il fut guéri. »
23 De quoi tout le monde fut étonné, et ils disaient : Cet homme ne serait-il point le fils de David ?
24 Mais les Pharisiens, entendant cela, disaient : Cet homme ne chasse les démons que par Béelzébul, le prince des démons.
25 Mais Jésus, connaissant leurs pensées, leur dit : Tout royaume divisé contre lui-même sera réduit en désert ; et toute ville ou toute maison divisée contre elle-même ne subsistera point.
26 Si donc Satan chasse Satan, il est divisé contre lui-même ; comment donc son royaume subsistera-t-il ?
27 Que si je chasse les démons par Béelzébul, vos fils par qui les chassent-ils ? C’est pourquoi ils seront eux-mêmes vos juges.
— Vos fils, c’est-à-dire vos disciples, car, en langage biblique, lės disciples s’appellent aussi les fils ; ainsi nous lisons (II Rois, II, 3) : « Et les fils des prophètes vinrent dire à Elisée… » — Les disciples des Pharisiens, comme je le prouverai plus loin, chassaient aussi les démons. C’est pourquoi Jésus leur dit : Si je chasse les démons par un pouvoir que je leur emprunte à eux-mêmes, on est en droit d’adresser le même reproche à vos disciples.
28 Mais si je chasse les démons par l’esprit de Dieu, il est donc vrai que le règne de Dieu est venu à vous.
— Mais si je chasse les démons par l’esprit de Dieu, vos disciples peuvent les chasser par le même moyen.
29 Et comment quelqu’un pourrait-il entrer dans la maison d’un homme fort et piller son bien, s’il n’avait auparavant lié cet homme fort ? Après quoi il pourrait piller sa maison.
— Voici le sens de son raisonnement. Si je ne chassais que les démons subalternes, vous pourriez supposer que j’agis par la vertu de Belzebuth ; mais si je chasse Belzébuth lui-même, il est évident que ce n’est pas lui qui m’en fournira les moyens, et que j’agis au nom d’un principe supérieur, principe que Dieu seul peut me fournir. C’est aussi ce que nous lisons dans le Talmud de Jérusalem (Péah, ch. VIII, hal. 9): « Rabbi Hanina b. Pappa distribuait ses aumônes pendant la nuit (pour ne pas humilier les pauvres). Une fois, le prince des démons le rencontra et lui dit : Ne connais-tu donc pas ce verset (Deutér., XIX, 14) : N’empiète pas sur le domaine d’autrui ? Or, la nuit est mon domaine, et il ne t’appartient pas de l’exploiter. — Le docteur lui répondit : Mais n’est-il pas écrit aussi (Proverbes, XXI, 14) : Qui donne en secret détourne la colère ? — Et le prince des démons, pris de peur, s’enfuit aussitôt. »
30 Celui qui n’est pas avec moi est contre moi, et celui qui n’assemble pas avec moi, disperse.
31 C’est pourquoi je vous dis que tout péché et tout blasphème sera pardonné aux hommes ; mais le blasphème contre l’Esprit ne leur sera point pardonné.
— Sens des deux versets : Quiconque m’accuse accuse l’esprit saint lui-même, puisque, comme je viens de l’établir, il lui dénie un pouvoir dont il est visiblement l’unique source, celui de commander non-seulement aux démons, mais à leur chef lui-même.
32 Et si quelqu’un a parlé contre le Fils de l’homme, il pourra lui être pardonné ; mais celui qui aura parlé contre le Saint-Esprit n’en obtiendra le pardon, ni dans ce siècle, ni dans celui qui est à venir.
— Qui aura parlé contre le saint esprit, en le confondant avec l’esprit impur des ténèbres, à celui-là il ne sera pardonné ni dans ce monde ni dans l’autre.
33 Ou dites que l’arbre est bon, et son fruit bon ; ou dites que l’arbre est mauvais et que son fruit est mauvais aussi ; car on connaît l’arbre par le fruit.
34 Race de vipères ! comment pourriez-vous dire de bonnes choses, étant méchants ? car c’est de l’abondance du cœur que la bouche parle.
— Il est des hommes qui ont toujours à la bouche des paroles de paix, tandis que leur cœur nourrit la malice et la haine. Leurs paroles sont empoisonnées, car la bouche est l’écho du cœur ; et si le cœur est mauvais, la parole ne peut manquer de l’être.
35 L’homme de bien tire de bonnes choses du bon trésor de son cœur ; mais le méchant tire de mauvaises choses du mauvais trésor de son cœur.
36 Or, je vous dis que les hommes rendront compte, au jour du jugement, de toutes les paroles vaines qu’ils auront dites.
— Non-seulement des paroles hypocrites (verset précédent), mais des paroles vaines et inutiles ; celles-là aussi sont indignes de l’homme, et l’homme en est responsable. Ainsi l’enseigne également le Talmud (Tr. Haghiga, 5b) : « Rabbi Ela, entendant un enfant réciter le verset (Amos, IV, 13) : «Car voici Celui qui forme les montagnes, qui crée le vent et qui interpelle l’homme sur sa propre parole233,» disait : Que signifient ces derniers mots ?— Ils signifient que même les paroles oiseuses échangées entre l’homme et sa femme dans l’intimité, leur sont rappelées après la mort, et qu’il leur en est demandé compte. »
37 Car tu seras justifié par tes paroles, et par tes paroles tu seras condamné.
— Il est écrit (Prov., XVIII, 21) : « La mort et la vie sont au pouvoir de la langue » ; ce que Raba explique ainsi : « La parole tue ou vivifie l’homme, selon l’usage qu’il en fait, selon qu’il la consacre au mal ou au bien. » (Talmud, tr. Arachin, 15b.)
38 Alors quelques-uns des Scribes et des Pharisiens lui dirent : Maître, nous voudrions te voir faire quelque miracle.
39 Mais lui, répondant, leur dit : La race méchante et adultère demande un miracle ; mais il ne lui en sera accordé aucun autre que celui du prophète Jonas.
40 Car, comme Jonas fut dans le ventre d’un grand poisson trois jours et trois nuits, ainsi le Fils de l’homme sera dans le sein de la terre trois jours et trois nuits.
— Communément on explique ainsi ce verset : Les ennemis de Jésus lui demandant un miracle, Jésus leur dit : Un seul miracle pourra vous convaincre, et celui-là vous ne l’aurez qu’après ma mort ; car pendant trois jours et trois nuits je resterai au tombeau. et ensuite je ressusciterai. (Voir Math., XXVIII, 16, 17.) À cette explication j’ai deux objections à faire :
1° Pourquoi demander un nouveau miracle à Jésus ? Les miracles précédents ne leur avaient donc pas suffi ? Les malades qu’il a guéris, les démons qu’il a chassés, le tout par un simple geste ou une seule parole, étaient donc pour eux choses sans importance ? Alors, qu’est-ce qu’un miracle de plus y aurait ajouté ?
2° A leur demande que répond-il ? « Lorsque je serai mort, je resterai trois jours et trois nuits dans le sein de la terre et ensuite je me relèverai ; alors vous serez convaincus que c’est bien l’esprit de Dieu qui m’anime… » Mais les événements sont contraires à cette prophétie. Tout le monde sait que Jésus fut mis à mort le vendredi et que le dimanche, au matin, il n’était plus dans le tombeau (Voir Math., ch. XXVIII, et Marc, ch. XVI). Il n’y resta donc en réalité que deux jours et deux nuits au plus. Mais admettons qu’il y soit resté effectivement trois jours et trois nuits : que lisons-nous dans Mathieu ? « Les onze disciples s’en allèrent en Galilée, sur la montagne où Jésus leur avait ordonné d’aller. Et quand ils le virent, ils l’adorèrent ; quelques-uns néanmoins doutèrent234. » (Math., XXVIII, 16, 17.) Dans ces conditions, que pouvait signifier un miracle pour les scribes et les Pharisiens ? Voilà des hommes qui n’ont pas cru à des miracles dont ils ont été témoins oculaires, et ils croiront à un miracle plus étonnant encore, uniquement sur la foi des disciples de Jésus ! Et cela lorsque plusieurs de ces disciples eux-mêmes ont conservé des doutes, ont hésité à croire, de l’aveu de Mathieu que je viens de citer ! Comment Jésus a-t-il pu sérieusement le penser ?
Mais voici, selon moi, le sens du présent passage. Les Pharisiens demandaient à Jésus un miracle supérieur aux précédents, un miracle céleste : ceux qu’il avait opérés jusqu’alors étaient peu de chose à leurs yeux, attendu qu’eux-mêmes savaient en faire de pareils. On a déjà vu et l’on verra encore, par maint passage du Talmud, que plusieurs docteurs avaient le pouvoir de chasser les démons (Cf. ci-dessus, v. 27), de guérir les malades, etc. C’est donc un prodige d’une nature supérieure qu’ils demandent ici à Jésus, comme d’ailleurs nous le lisons plus loin en propres termes (ch. XVI, v. 1) : « Alors des Pharisiens et des Saducéens, vinrent à lui, et ils lui demandèrent, en le tentant, qu’il leur fit voir quelque miracle du ciel. » Et Jésus leur répond : Je ne veux point faire de miracle pour vous. Que vous ai-je conseillé ? — De renoncer à votre méchanceté et de retourner à Dieu. Souvenez-vous de ce qui advint au prophète Jonas. Ce dernier, ayant refusé de remplir la mission que Dieu lui avait confiée, fut englouti par un grand poisson et y resta trois jours et trois nuits. Alors, corrigé, il accomplit sa mission, sans toutefois opérer aucun miracle devant les habitants de Ninive. Méditez l’aventure de Jonas ; car à vous aussi, fils de l’homme, quelque chose de semblable pourrait bien vous arriver qui vous obligera de revenir à l’Éternel, si vous n’y revenez spontanément.
41 Les Ninivites s’élèveront, au jour du jugement, contre cette nation et la condamneront, parce qu’ils s’amendèrent à la prédication de Jonas ; et il y a ici plus que Jonas.
— À la prédication de Jonas, bien qu’il n’eût produit chez eux aucun miracle comme signe de sa mission. Et il y a ici plus que Jonas. Ne vous ai-je pas fait voir plus de miracles que Jonas n’en fit voir aux habitants de Ninive, qui n’exigèrent point de prodiges pour faire pénitence ?
42 La reine du Midi s’élèvera, au jour du jugement, contre cette nation et la condamnera, car elle vint d’un pays éloigné pour entendre la sagesse de Salomon ; et il y a ici plus que Salomon.
— Plus que Salomon. Car elle est venue des extrémités de la terre pour entendre Salomon, tandis que vous ne venez pas à moi ; c’est moi, au contraire, qui viens à vous, qui, malgré peines et dangers, parcours le pays pour vous ramener à Dieu, et cela en pure perte ! Aussi, au jour du jugement, la conduite de la reine de Saba sera votre condamnation.
43 Lorsqu’un esprit immonde est sorti d’un homme, il va par des lieux arides, cherchant du repos, et il n’en trouve point.
— Ce passage et toute la tirade (43-45) s’éclairciront par la remarque suivante du Talmud (Tr. Soukkah, 52a) : « Le démon porte, dans la Bible, sept noms différents….. 3° David le nomme l’impur, car il est écrit (Psaumes, LI, 12) : « Seigneur, crée en moi un cœur pur » ; donc il existe un cœur impur….. 7° Joël le nomme Tsephôni235, car il dit (ch. II, v. 20) : « « J’éloignerai de vous le Tsephôni…. c’est-à-dire le démon, qui se cache dans le cœur de l’homme ; Et je le reléguerai dans un pays désert et aride… où il perdra toute sa puissance, car dans la solitude il ne trouve personne à séduire… » » etc. Or, c’est à peu près ce que dit Jésus à ses auditeurs : Fussiez-vous revenus au Seigneur, vous n’êtes pas encore sûrs, après cette conversion, d’être délivrés des attaques de l’« esprit immonde. » Exilé dans la solitude, il ne pourra pas s’y tenir tranquille, parce qu’il n’y trouvera pas de victimes et qu’il lui en faut toujours.
44 Alors il dit : Je retournerai dans ma maison d’où je suis sorti ; et étant revenu, il la trouve, vide, balayée et ornée.
— Le démon essaiera donc de recommencer ses assauts, une seconde fois il fera le siège de votre cœur ; mais il ne pourra rien contre lui, car il trouvera maison nette, c’est-à-dire votre cœur purifié et fortifié par la pénitence.
45 Alors il s’en va et prend avec lui sept autres esprits plus méchants que lui, lesquels, y étant entrés, habitent là ; et la dernière condition de cet homme-là est pire que la première. Il en arrivera ainsi à cette méchante race.
— Sept autres esprits, c’est-à-dire sept fois plus de moyens. En d’autres termes : Alors l’esprit du mal redouble d’efforts, de ruse et de violence pour triompher de votre résistance, et il en triomphe ; car plus vous êtes grand, plus vous êtes vulnérable. Et alors votre fin sera pire que n’a été votre commencement.
Eh bien ! il en sera de même de cette race, et dès-lors il est inutile que je lui fasse des miracles. Dieu seul peut en faire d’assez puissants pour vous ramener à lui, comme il a su le faire pour le prophète Jonas.
Cette théorie, que le démon peut toujours triompher de l’homme, à moins d’une assistance spéciale d’en haut, ne devait être neuve ni pour Jésus ni pour ses auditeurs. On lit dans le Talmud (Tr. Soukkah, l. c.) : « Abbaïé entendit un homme qui disait à une femme Demain matin, de bonne heure, nous nous mettrons en route. Abbaïé se dit : Je veux les sauver des tentations illicites ; et il les suivit à distance l’espace de trois milles. Au moment de se séparer pour prendre chacun une route différente, Abbaïé les entendit s’écrier : « Quel dommage que nous n’allions pas tous deux au même endroit ! la société eût été si agréable ! » Et Abbaïé de dire Ce n’est pas moi qui eusse résisté à la tentation (à la tentation d’être seul avec une femme et de la respecter). Et plein de douleur, mécontent de lui-même, il s’appuyait contre le battant d’une porte, quand vint un vieillard qui lui dit : Plus l’homme est grand, plus ses passions sont grandes ! »
46 Et comme Jésus parlait encore au peuple, sa mère et ses frères, qui étaient dehors, demandèrent à lui parler.
47 Et quelqu’un lui dit : Voilà, ta mère et tes frères sont là dehors, qui demandent à te parler.
48 Mais il répondit à celui qui lui avait dit cela : Qui est ma mère, et qui sont mes frères ?
49 Et étendant sa main sur ses disciples, il dit : Voici ma mère et mes frères.
50 Car quiconque fera la volonté de mon Père qui est aux cieux, c’est celui-là qui est mon frère, et ma sœur, et ma mère.
— L’obéissance à la volonté de Dieu, la pratique de ses commandements, c’est là le grand point, comme Jésus l’a déjà dit (VII, 21), et comme il le dira encore (XIX, 17).
Chapitre XIII.
1 Ce même jour, Jésus, étant sorti de la maison, s’assit au bord de la mer.
2 Et une grande foule de peuple s’assembla vers lui, en sorte qu’il monta dans une barque. Il s’y assit, et toute la multitude se tenait sur le rivage.
3 Et il leur dit plusieurs choses par des similitudes, et il leur parla ainsi : Un semeur sortit pour semer.
4 Et comme il semait, une partie de la semence tomba le long du chemin ; et les oiseaux vinrent et la mangèrent toute.
5 L’autre partie tomba sur des endroits pierreux, où elle n’avait que peu de terre ; et elle leva aussitôt, parce qu’elle n’entrait pas profondément dans la terre.
6 Mais le soleil étant levé, elle fut brûlée ; et parce qu’elle n’avait point de racine, elle sécha.
7 L’autre partie tomba parmi des épines, et les épines crûrent et l’étouffèrent.
8 Et l’autre partie tomba dans une bonne terre, et rapporta du fruit : un grain en rapporta cent, un autre soixante, et un autre trente.
9 Que celui qui a des oreilles pour ouïr, entende.
10 Alors les disciples, s’étant approchés, lui dirent : Pourquoi leur parles-tu par des similitudes ?
11 Il répondit, et leur dit : Parce qu’il vous est donné de connaître les mystères du royaume des cieux, mais cela ne leur est point donné.
12 Car on donnera à celui qui a déjà, et il aura encore davantage ; mais pour celui qui n’a pas, on lui ôtera même ce qu’il a.
13 C’est à cause de cela que je leur parle en similitudes, parce qu’en voyant ils ne voient point, et qu’en entendant ils n’entendent point et ne comprennent point.
— On donnera à celui qui a déjà, etc. « Dieu ne donne sa sagesse qu’à ceux qui ont déjà un cœur sage ; c’est ainsi que nous lisons (Daniel, II, 21) : Il donne la sagesse aux sages et l’intelligence à ceux qui sont intelligents236. » (Talm., tr. Berachoth, 55 a.)
— On lui ôtera même… Je traduis ceci comme une exclamation : « Celui qui n’a pas d’intelligence, on lui ôterait même le peu qu’il en a ! Je n’en veux rien faire, et c’est à cause de cela que je leur parle en similitudes, — afin d’aider à leur intelligence obtuse. »
14 Ainsi s’accomplit en eux la prophétie d’Esaïe, qui dit : Vous entendrez de vos oreilles, et vous ne comprendrez point ; vous verrez de vos yeux, et vous n’apercevrez point.
15 Car le cœur de ce peuple est appesanti ; ils ont ouï dur de leurs oreilles, ils ont fermé les yeux, afin qu’ils n’aperçoivent pas de leurs yeux, et qu’ils n’entendent pas de leurs oreilles, et qu’ils ne comprennent pas du cœur, et qu’ils ne se convertissent pas, et que je ne les guérisse pas.
— La citation de ces deux versets est tirée d’Isaïe, chapitre VI, versets 9 et 10.
16 Mais pour vous, vous êtes heureux d’avoir des yeux qui voient et des oreilles qui entendent.
17 Car je vous dis en vérité que plusieurs prophètes et plusieurs justes ont désiré de voir ce que vous voyez, et ne l’ont pas vu ; et d’entendre ce que vous entendez, et ne l’ont pas entendu.
18 Vous donc, écoutez ce que signifie la similitude du semeur :
19 Lorsqu’un homme entend la parole du royaume de Dieu, et qu’il ne la comprend point, le malin vient, et ravit ce qui est semé dans le cœur : c’est celui qui a reçu la semence le long du chemin.
20 Et celui qui a reçu la semence dans les endroits pierreux, c’est celui qui entend la parole, et qui la reçoit d’abord avec joie ;
21 Mais il n’a point de racine en lui-même : c’est pourquoi il n’est que pour un temps ; et lorsque l’affliction ou la persécution survient à cause de la parole, il se scandalise aussitôt.
22 Et celui qui a reçu la semence parmi les épines, c’est celui qui entend la parole ; mais les soucis de ce monde et la séduction des richesses étouffent la parole, et elle devient infructueuse.
23 Mais celui qui a reçu la semence dans une bonne terre, c’est celui qui entend la parole, et qui la comprend, et qui porte du fruit ; en sorte qu’un grain en produit cent, un autre soixante, et un autre trente.
— « Il y a, dit le Talmud (Tr. Aboth, ch. V, § 13), quatre espèces d’étudiants : les uns apprennent vite et oublient de même, ceux-là perdent plus qu’ils ne gagnent ; les autres apprennent lentement et oublient difficilement, ceux-là gagnent plus qu’ils ne perdent ; d’autres apprennent vite et oublient difficilement, ceux-là sont les meilleurs ; d’autres, enfin, sont lents à concevoir et prompts à oublier, ceux-là sont les plus mal partagés. » — Jésus, voyant le nombre de ses auditeurs s’accroître dans une grande proportion, et connaissant l’inégalité des intelligences humaines, leur dit sous forme de parabole : Je sais que chacun comprendra mes paroles ou en profitera suivant son degré d’intelligence. Donc, si vous oubliez ou si vous interprétez mal mon enseignement, ce n’est pas moi qui serai responsable de votre oubli ou de votre erreur ; car, sachez-le, il y a quatre catégories d’auditeurs : 1° Celui qui « entend la parole et ne la comprend pas ; l’esprit du mal vient ravir ce qui avait été semé dans son cœur ; il a « reçu sa semence le long du chemin » (v. 19) ; il a mal appris et vite oublié, c’est le mal partagé dont parle le Talmud. 2° Celui qui «reçoit d’abord la parole avec joie» (v. 20), mais qui, «n’ayant point de racines en lui-même, ne sait la garder que pour un temps» (v. 21) ; c’est celui qui apprend vite et oublie de même, et qui, selon l’expression du Talmud, perd ainsi plus qu’il ne gagne. 3° Celui «qui reçoit la semence» divine dans un terrain propice, mais envahi «par les ronces» et les mauvaises herbes, par les «soucis du monde,» qui étouffent souvent les meilleures dispositions (v. 22) ; celui-là est de ceux qui oublient difficilement, mais qui apprennent de même, et s’il gagne plus qu’il ne perd, toujours est-il qu’il perd, et que la bonne semence a peine à fructifier dans son cœur. 4° Enfin, celui «qui écoute la parole, la comprend et en profite,» appartient à la catégorie de ceux qui apprennent vite, qui oublient difficilement, et que le Talmud honore du nom de «sages» par excellence. Ainsi, l’efficacité des enseignements dépend moins de celui qui les donne que de ceux qui les reçoivent ; et telle est la pensée de Jésus, qui entend par là dégager sa responsabilité.
24 Jésus leur proposa une autre similitude, en disant : Le royaume des cieux est semblable à un homme qui avait semé de bonne semence en son champ.
25 Mais pendant que les hommes dormaient, son ennemi vint, qui sema de l’ivraie parmi le blé, et s’en alla.
— Le blé et l’ivraie ne forment pas, selon le Talmud (Tr. Kilayim, mischna première), un de ces mélanges, de ces semis hétérogènes défendus par la loi de Moïse (Lév., XIX, 19), attendu qu’ils sont de même famille, et qu’il serait permis, par conséquent, de les semer sur un même point. Jésus veut préserver le peuple des pièges de ces faux docteurs dont l’extérieur est respectable, mais dont le cœur est mauvais ; hommes d’autant plus dangereux qu’ils ont tous les dehors de la vertu et de la piété, comme l’ivraie, pour des yeux superficiels, ressemble au pur froment.
26 Et après que la semence eut poussé, et qu’elle eut produit du fruit, l’ivraie parut aussi.
— Comme nous venons de le dire, l’ivraie, au premier coup d’œil, ne se distingue pas du bon grain, non plus que le méchant de l’homme de bien. Mais tous deux on les reconnaîtra plus tard, l’une à ses fruits, l’autre aux résultats de ses doctrines ; car on juge l’arbre par son fruit, ainsi qu’il a été dit plus haut (XII, 33).
27 Alors les serviteurs du père de famille lui vinrent dire : Seigneur, n’as-tu pas semé de bonne semence dans ton champ ? D’où vient donc qu’il y a de l’ivraie ?
28 Et il leur dit : C’est un ennemi qui a fait cela. Et les serviteurs lui répondirent : Veux-tu donc que nous allions la cueillir ?
29 Et il leur dit : Non, de peur qu’il n’arrive qu’en cueillant l’ivraie vous n’arrachiez le froment en même temps.
30 Laissez-les croître tous deux ensemble jusqu’à la moisson ; et au temps de la moisson, je dirai aux moissonneurs Cueillez premièrement l’ivraie, et liez-la en faisceaux pour la brûler ; mais assemblez le froment dans mon grenier.
31 Il leur proposa une autre similitude, et il dit : Le royaume des cieux est semblable à un grain de moutarde que quelqu’un prend et sème dans son champ.
32 Ce grain est la plus petite de toutes les semences ; mais quand il est crû, il est plus grand que les autres légumes, et il devient un arbre, tellement, que les oiseaux du ciel y viennent, et font leurs nids dans ses branches.
33 Il leur dit une autre similitude : Le royaume des cieux est semblable à du levain qu’une femme prend et qu’elle met parmi trois mesures de farine, jusqu’à ce que la pâte soit toute levée.
— Pour développer le sens de ces deux paraboles, je citerai deux passages du Talmud. On lit dans le traité Sabbath (88b) : «Les paroles de la loi donnent la vie ou la mort la vie à ceux qui l’étudient de la main droite (c’est-à-dire avec énergie, avec intelligence et profit) ; la mort à ceux qui l’apprennent de la main gauche (c’est-à-dire mollement, superficiellement et sans en tirer des leçons utiles).» Le même talmudiste dit ailleurs à ses disciples (Tr. Yôma, 72b) : «Je vous en conjure, ne vous exposez pas à mériter un double enfer !» C’est-à-dire (comme explique Raschi) à étudier la loi sans la mettre en pratique ; car, sans cette pratique, vous encourrez les peines de l’enfer, et vous aurez, par-dessus le marché, l’enfer ici-bas, puisqu’en vous consumant dans l’étude vous vous sevrez de toutes les jouissances de ce monde.
Par ce qui précède, nous pouvons saisir la pensée de Jésus. Il avait recommandé à ses disciples : 1° de ne pas se méprendre sur le fond de sa doctrine ; 2° de faire choix, pour l’étude ultérieure, d’un guide loyal et pieux. Et maintenant il leur dit : Si vous étudiez la loi pour la pratiquer, si vous l’étudiez de la main droite, » pour parler comme le Talmud, alors vous serez comme le grain de sénevé qui, tout petit à sa naissance, devient peu à peu un arbre énorme ; mais si vous travaillez de la mauvaise manière, « de la main gauche, — la théorie sans la pratique, — vous ressemblerez alors à ce morceau de levain qui, introduit dans la pâte, la travaille sans relâche, tellement qu’à la fin elle fermente tout entière. Et non-seulement l’étude de la loi ne vous aura pas rendus meilleurs, mais elle vous aura valu l’enfer dans ce monde et dans l’autre.
34 Jésus dit toutes ces choses au peuple en similitudes, et il ne leur parlait point sans similitudes ;
35 De sorte que ce qui avait été dit par le prophète fut accompli : J’ouvrirai ma bouche en similitudes ; j’annoncerai les choses qui ont été cachées depuis la création du monde.
— Par le prophète, c’est-à-dire par le psalmiste (Ps. LXXVIII, 2). Voy. mes observations ci-dessus, ch. II, v. 23.
36 Alors Jésus, ayant renvoyé le peuple, s’en alla à la maison ; et ses disciples, étant venus vers lui, lui dirent : Explique-nous la similitude de l’ivraie du champ.
37 Il leur répondit et leur dit : Celui qui sème la bonne semence, c’est le Fils de l’homme.
— C’est le fils de l’homme, c’est moi, qui vous enseigne la morale la plus pure, franche de tout mélange adultère.
38 Le champ, c’est le monde ; la bonne semence, ce sont les enfants du royaume ; l’ivraie, ce sont les enfants du malin…
— Les enfants (litt. les fils) du royaume : expression analogue à celle de « fils de Dieu », dont nous avons déjà expliqué le véritable sens.
L’ivraie ceux qui se confieraient en des maîtres indignes, affichant des vertus qu’ils n’ont pas, et ne pouvant ainsi enseigner que l’hypocrisie, ceux-là ressemblent à l’ivraie qui a les apparences du blé, comme nous l’avons vu, mais qui en diffère essentiellement par ses produits.
39 L’ennemi qui l’a semée, c’est le diable ; la moisson, c’est la fin du monde ; et les moissonneurs sont les anges.
— Le diable, c’est-à-dire les faux apôtres, prêchant en mon nom, à qui voudra les entendre, des doctrines et des principes qui ne furent jamais les miens.
40 Comme donc on amasse l’ivraie, et qu’on la brûle dans le feu, il en sera de même à la fin du monde.
41 Le Fils de l’homme enverra ses anges, qui ôteront de son royaume tous les scandales et ceux qui font l’iniquité.
— Sens : Il viendra un temps où la doctrine de l’unité de Dieu, enseignée par moi et propagée par mes disciples, deviendra la doctrine universelle. Alors disparaîtront du monde ces funestes erreurs qui en sont le scandale (litt. la pierre d’achoppement), et leurs apôtres seront confondus.
42 Et ils les jetteront dans la fournaise ardente : c’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents.
43 Alors les justes luiront comme le soleil dans le royaume de leur Père. Que celui qui a des oreilles pour ouïr, entende.
44 Le royaume des cieux est encore semblable à un trésor caché dans un champ, qu’un homme a trouvé et qu’il cache ; et de la joie qu’il en a, il s’en va, et vend tout ce qu’il a, et achète ce champ-là.
— Un trésor caché dans un champ. « Que toutes tes actions soient faites en vue de la Divinité », dit le Talmud (Tr. Aboth, ch. II, 11). Dans toute action humaine, il y a deux parts à faire : celle du bien et celle du mal, la modération et l’excès, le but utile et le but vicieux. Prenons pour exemple le manger et le boire. Celui qui, dans ces jouissances corporelles, ne recherche que la jouissance, et, par suite, s’y livre sans mesure, celui-là fait mal ce n’est plus un homme, il se ravale au niveau de la brute. Mais celui qui n’y voit qu’un moyen de conserver sa santé, cette santé si nécessaire au but que Dieu nous assigne à tous ici-bas, celui-là fait bien, celui-là est l’homme religieux dont la conduite est louée par nos sages. De même pour les occupations professionnelles : ne se proposer d’autre but que d’amasser de l’argent pour en amasser ou pour satisfaire ses passions, c’est chose mauvaise ; mais si vous n’avez d’autre ambition que d’acquérir une honnête aisance, qui vous permette de suffire par vous-même à vos besoins physiques et moraux, de faire face à l’entretien de votre famille, à l’éducation de vos enfants, aux nobles devoirs de la charité, vous aurez réellement, selon le vœu du Talmud, « travaillé en vue de la Divinité ». Dans ces conditions, le sommeil lui-même est méritoire : vous ne le goûtez que comme un délassement nécessaire, dans la pensée de réparer vos forces et de vous livrer le lendemain avec une ardeur nouvelle à l’accomplissement de vos devoirs. C’est ainsi que toutes nos actions et jusqu’à nos heures inactives peuvent et doivent être un hommage à la Divinité, selon la juste parole de nos docteurs.
Or, que veut dire Jésus ? que celui qui aspire à Dieu est seul dans la bonne voie, et que cette voie est semblable à un trésor caché dans un champ. Ce champ, c’est le monde (comme l’a dit le v. 38) ; et ce trésor, qui nous ouvre l’accès de la vie future, s’appelle Obéissance à la loi divine, Pratique des œuvres, Justice, Charité, Miséricorde. N’est-ce pas encore là ce que disent nos sages ? (Tr. Aboth, ch. IV, 3 21.) « Ce bas monde est l’antichambre de la vie future ; prépare-toi dans l’antichambre, si tu veux mériter d’être reçu dans le salon. »
Et pour entrer dans ce salon de la béatitude céleste, il n’est pas nécessaire, selon le judaïsme, de renoncer aux intérêts humains, aux jouissances de la terre, et de s’astreindre à une abnégation impossible. Ces intérêts ont leur prix, ces jouissances sont légitimes, et, loin de vous ravir la félicité future, elles vous y conduiront sûrement, si vous en modérez l’usage par la raison, si vous en sanctifiez l’usage par la pensée de Dieu. En ce sens, la terre, qui recèle le trésor en question, est donc elle-même un trésor, et vous devez l’aimer, et vous devez vous empresser « d’acheter ce champ-là », comme l’homme de la parabole de Jésus.
45 Le royaume des cieux est encore semblable à un marchand qui cherche de belles perles,
46 Et qui, ayant trouvé une perle de grand prix, s’en va et vend tout ce qu’il a, et l’achète.
— Celui-là ne vent que la perle, il fait bon marché de tout le reste ; c’est-à-dire qu’il renonce à toutes les joies, à toutes les affections de la terre pour se consacrer exclusivement à la pratique de la Loi et des bonnes œuvres. — C’est la doctrine de Jean-Baptiste, qui prêche l’austérité et les mortifications ; c’est la doctrine de l’ascétisme, ce n’est pas la nôtre.
47 Le royaume des cieux est encore semblable à un filet qui, étant jeté dans la mer, ramasse toutes sortes de choses.
— Le filet prend tout ce qui lui vient, le bon et le mauvais, le poisson de choix comme le fretin. Tel est le méchant, ou plutôt l’homme sans conscience : au lieu de s’attacher exclusivement au bien, il fait le bien ou le mal selon l’occurrence, selon la passion ou l’intérêt du moment. Il recevra la récompense du bien qu’il a pu faire, comme aussi la punition du mal dont il n’a pas su s’abstenir.
48 Quand il est rempli, les pêcheurs le tirent sur le rivage ; et, s’étant assis, ils mettent ce qu’il y a de bon à part dans leurs vaisseaux, et ils jettent ce qui ne vaut rien.
49 Il en sera de même à la fin du monde : les anges viendront, et sépareront les méchants du milieu des justes ;
50 Et ils jetteront les méchants dans la fournaise ardente c’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents.
51 Et Jésus dit à ses disciples : Avez-vous compris toutes ces choses ? Ils lui répondirent : Oui, Seigneur !
52 Et il leur dit : C’est pour cela que tout docteur qui est bien instruit dans ce qui regarde le royaume des cieux, est semblable à un père de famille qui tire de son trésor des choses nouvelles et des choses vieilles.
— Tout docteur237, etc. Sens : Conservez donc avec soin mes enseignements, notez-les tous dans votre mémoire et au besoin sur vos tablettes, afin de n’en perdre aucun ; semblables à un père de famille qui inscrit avec soin tous ses comptes, sûr de retrouver, de la sorte, les plus anciens aussi aisément que les plus récents.
53 Et il arriva que quand Jésus eut achevé ces similitudes, il se retira de ce lieu-là.
54 Et étant venu en sa patrie, il les enseignait dans leur synagogue ; de sorte qu’ils étaient étonnés, et qu’ils disaient : D’où viennent à cet homme cette sagesse et ces miracles ?
55 N’est-ce pas le fils du charpentier ? Sa mère ne s’appelle-t-elle pas Marie ? et ses frères, Jacques, Josès, Simon et Jude ?
— Voir notre commentaire sur le chap. 1er, v. 25 (page 157).
56 Et ses sœurs ne sont-elles pas toutes parmi nous ? D’où lui viennent donc toutes ces choses ?
57 De sorte qu’ils se scandalisaient de lui. Mais Jésus leur dit Un prophète n’est méprisé que dans son pays et dans sa maison.
— Ainsi que je l’ai rapporté ci-dessus, un concile tenu à Jérusalem, en 338, décida que Jésus n’était pas Dieu, mais simplement prophète, comme il se qualifie lui-même ici. Il est probable que le présent verset a servi de base à la décision dont il s’agit.
58 Et il ne fit là que peu de miracles, à cause de leur incrédulité.
Chapitre XIV.
1 En ce temps-là, Hérode le tétrarque entendit ce qu’on publiait de Jésus…
— Hérode. Hérode Antipas, fils d’Hérode le Grand, et alors tétrarque de Galilée. Sous la domination romaine, la Palestine avait été divisée en quatre provinces ou tétrarchies ; l’une d’elles était la Judée, où nous trouverons plus tard Ponce-Pilate comme tétrar, que ou gouverneur.
2 Et il dit à ses serviteurs : C’est Jean-Baptiste ; il est ressuscité des morts, et c’est pour cela qu’il se fait des miracles par lui.
3 Car Hérode avait fait prendre Jean, et l’avait fait lier et mettre en prison, au sujet d’Hérodias, femme de Philippe, son frère ;
4 Parce que Jean disait à Hérode : Il ne t’est pas permis de l’avoir pour femme.
5 Et il aurait bien voulu le faire mourir ; mais il craignait le peuple, parce qu’on regardait Jean comme un prophète.
— L’historien Josèphe (Antiquités juives, liv. XVIII, ch. VII) rapporte également l’amour d’Hérode pour sa belle-sœur et leur mariage illégal ; mais il attribue à une autre cause l’incarcération de Jean-Baptiste, tout en la plaçant à la suite de cet événement.
6 Or, comme on célébrait le jour de la naissance d’Hérode, la fille d’Hérodias dansa au milieu de l’assemblée et plut a Hérode ;
7 De sorte qu’il lui promit avec serment de lui donner tout ce qu’elle demanderait.
8 Elle donc, étant poussée par sa mère, lui dit : Donne-moi ici, dans un plat, la tête de Jean-Baptiste.
9 Et le roi en fut fâché ; mais à cause du serment qu’il avait fait, et de ceux qui étaient à table avec lui, il commanda qu’on la lui donnât.
10 Et il envoya couper la tête à Jean dans la pri son.
11 Et on apporta sa tête dans un plat, et on la donna à la fille, et elle la présenta à sa mère.
12 Puis ses disciples vinrent, et emportèrent son corps et l’ensevelirent ; et ils vinrent l’annoncer à Jésus.
13 Et Jésus, ayant appris ce qu’Hérode disait de lui, se retira de là dans une barque, en un lieu écarté, à part. Et quand le peuple le sut, il sortit des villes et le suivit à pied.
14 Et Jésus, étant sorti de la barque, vit une grande multitude ; et il fut ému de compassion envers eux, et guérit leurs malades.
— Les malades d’esprit, et cela en leur inculquant la croyance au vrai Dieu.
15 Et comme il se faisait tard, ses disciples vinrent à lui et lui dirent : Ce lieu est désert, et l’heure est déjà passée ; renvoie ce peuple, afin qu’ils aillent dans les bourgades et qu’ils y achètent des vivres.
16 Mais Jésus leur dit : Il n’est pas nécessaire qu’ils y aillent ; donnez-leur vous-mêmes à manger.
17 Et ils lui dirent : Nous n’avons ici que cinq pains et deux poissons.
18 Et il leur dit : Apportez-les-moi ici.
19 Et après avoir commandé que le peuple s’assît sur l’herbe, il prit les cinq pains et les deux poissons, et levant les yeux au ciel, il rendit grâces ; et ayant rompu les pains, il les donna aux disciples, et les disciples les donnèrent au peuple.
— Il rendit grâces (litt. il bénit), c’est-à-dire qu’il prononça la bénédiction usitée chez les Israélites avant le repas, bénédiction qui consiste dans la formule suivante : « Sois loué, Éternel, notre Dieu, roi de l’univers, qui fais sortir le pain de la terre. » Voir le commentaire du docteur Biesenthal sur Luc, ch. IX, v. 16, passage où nous aurons occasion de revenir sur ce point.</p>
Ayant rompu les pains, conformément à la prescription talmudique (Tr. Berach., 39b) : « On prononce d’abord la bénédiction, ensuite on rompt le pain. »
20 Tous en mangèrent et furent rassasiés, et on emporta douze paniers pleins des morceaux qui restèrent.
21 Et ceux qui avaient mangé étaient environ cinq mille hommes, sans compter les femmes et les petits enfants.
22 Aussitôt après, Jésus obligea ses disciples d’entrer dans la barque, et de passer avant lui de l’autre côté, pendant qu’il renverrait le peuple.
23 Et après qu’il l’eut renvoyé, il monta sur une montagne pour être à part afin de prier ; et la nuit étant venue, il était là seul.
24 Cependant la barque était déjà au milieu de la mer, battue des flots ; car le vent était contraire.
25 Et à la quatrième veille de la nuit, Jésus alla vers eux, marchant sur la mer.
— À la quatrième veille, c’est-à-dire à la dernière ; car, d’après une opinion talmudique (Tr. Berach., 3b) : « La nuit est divisée en quatre veilles238 », — entre lesquelles, ajoute Raschi, se répartit aussi le service de la Cour céleste ou des anges, qui se relaient pour chanter les louanges de Dieu.
26 Et ses disciples, le voyant marcher sur la mer, furent troublés, et ils dirent : C’est un fantôme ! Et de la frayeur qu’ils eurent, ils s’écrièrent.
27 Mais aussitôt Jésus leur parla et leur dit : Rassurez-vous ; c’est moi, n’ayez point de peur.
28 Et Pierre, répondant, lui dit : Seigneur ! si c’est toi, ordonne que j’aille vers toi en marchant sur les eaux.
29 Jésus lui dit : Viens. Et Pierre, étant descendu de la barque, marcha sur les eaux pour aller à Jésus.
30 Mais voyant que le vent était fort, il eut peur ; et comme il commençait à enfoncer, il s’écria et dit : Seigneur ! sauve-moi.
31 Et aussitôt Jésus étendit la main, et le prit, lui disant Homme de peu de foi, pourquoi as-ta douté ?
32 Et quand ils furent entrés dans la barque, le vent cessa.
— J’ai eu occasion de citer un fait analogue, raconté par le Talmud. V. ci-dessus, p. 232.
33 Alors ceux qui étaient dans la barque vinrent et l’adorèrent, disant : Tu es véritablement le Fils de Dieu.
— Je me suis suffisamment, et à plusieurs reprises, expliqué sur le sens qu’il faut attacher à cette qualification : fils de Dieu.
34 Et ayant passé le lac, ils vinrent dans le pays de Génézareth.
35 Et quand les gens de ce lieu-là l’eurent reconnu, ils envoyèrent par toute la contrée d’alentour, et ils lui présentèrent tous les malades.
36 Et ils le priaient qu’ils pussent seulement toucher le bord de son habit ; et tous ceux qui le touchèrent furent guéris.
— Sur ce bord ou ce pan de l’habit israélite et sur sa haute signification, voir mes observations précédentes, p. 240.
Chapitre XV.
1 Alors des scribes et des Pharisiens vinrent de Jérusalem à Jésus, et lui dirent :
2 Pourquoi tes disciples transgressent-ils la tradition des anciens ? car ils ne se lavent point les mains lorsqu’ils prennent leurs repas.
— La tradition des anciens : « Se laver les mains avant de manger des choses profanes (profanes par opposition aux choses saintes, réservées aux prêtres), est aussi un devoir légal ; car c’en est un pour l’Israélite que d’obéir aux enseignements des docteurs239 » (Talm., tr. Houllin, 106b).
3 Mais il leur répondit : Et vous, pourquoi transgressez-vous le commandement de Dieu par votre tradition ?
4 Car Dieu a donné ce commandement : Honore ton père et ta mère ; et : Que celui qui maudira son père ou sa mère soit puni de mort.
5 Mais vous, vous dites : Celui qui aura dit à son père ou à sa mère : Tout ce dont je pourrais t’assister est un don consacré à Dieu, n’est pas coupable, quoiqu’il n’honore pas son père ou sa mère.
6 Et ainsi vous avez anéanti le commandement de Dieu par votre tradition.
7 Hypocrites ! Ésaïe a bien prophétisé de vous lorsqu’il a dit :
8 Ce peuple s’approche de moi de sa bouche et m’honore de ses lèvres : mais leur cœur est bien éloigné de moi.
9 Mais ils m’honorent en vain, en enseignant des doctrines qui ne sont que des commandements d’hommes.
10 Et ayant appelé le peuple, il leur dit : Ecoutez, et comprenez ceci :
11 Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme mais ce qui sort de la bouche, c’est ce qui souille l’homme.
12 Alors ses disciples, s’approchant, lui dirent : N’as-tu pas remarqué que les Pharisiens ont été scandalisés quand ils ont ouï ce discours ?
— Quand ils ont oui que tu disais : « Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme », ils ont cru que tu permettais de manger les aliments impurs défendus par la loi de Moïse.
13 Mais il leur répondit : Toute plante que mon Père céleste n’a point plantée, sera déracinée.
— Je respecte et je veux qu’on respecte, non-seulement les prescriptions mosaïques, mais celles même des docteurs, lorsqu’elles s’appuient sur quelque texte ou qu’elles dérivent indirectement d’une loi divine. Or, de l’ablution des mains avant le repas, il n’est question nulle part dans la Bible ; c’est donc une cérémonie sans importance réelle… C’est en ce sens qu’il faut interpréter la pensée de Jésus : « Toute plante que mon père céleste n’a point plantée, sera déracinée. »
14 Laissez-les ; ce sont des aveugles qui conduisent des aveugles : que si un aveugle conduit un autre aveugle, ils tomberont tous deux dans la fosse.
— « Lorsque le berger en veut à son troupeau, dit un proverbe cité par le Talmud (B. Kamma, 52a), il crève les yeux au bélier conducteur » (à celui qu’en économie rurale on appelle le clocheman et que le reste du troupeau suit toujours de confiance). Or, si le clocheman est aveugle, il ne manquera pas de se perdre et de perdre avec lui tous les autres. Ainsi (explique Raschi dans son commentaire), lorsque Dieu est mécontent d’une communauté, il lui suscite des chefs indignes ou incapables, qui tôt ou tard la conduisent aux abîmes.
15 Alors Pierre, prenant la parole, lui dit : Explique-nous cette parabole.
16 Et Jésus dit : Vous aussi, êtes-vous encore sans intelligence ?
17 Ne comprenez-vous pas que tout ce qui entre dans la bouche, s’en va dans le ventre et est jeté aux lieux secrets ?
18 Mais ce qui sort de la bouche vient du cœur ; c’est là ce qui souille l’homme.
— Talmud (Tr. Berach., 61a) : « Le cœur conçoit la pensée, la langue l’articule, la bouche la traduit. »
19 Car c’est du cœur que viennent les mauvaises pensées, les meurtres, les adultères, les fornications, les larcins, les faux témoignages, les blasphèmes.
20 Ce sont ces choses-là qui souillent l’homme ; mais de manger sans s’être lavé les mains, cela ne souille point l’homme.
— Manger sans s’être lavé les mains. Jésus répète et précise à dessein ce qu’il a déjà dit, de peur qu’on ne se trompe sur sa pensée. Lorsqu’il a dit : « Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme, » on a pu croire qu’il faisait bon marché des prohibitions relatives aux viandes impures : à Dieu ne plaise ! Ce qui est indifférent, selon lui, ce n’est pas de manger d’une viande ou d’une autre, mais « de manger sans s’être lavé les mains ». Le sens manifeste de sa phrase était donc simplement : Ce qui entre dans la bouche (sans ablution préalable), si c’est une viande pure, reste pur et conséquemment ne souille pas l’âme. C’est ce que nous trouvons également dans le Talmud (Ibid, 19a) : « Eléazar ben Hanoch négligeait la pratique de l’ablution des mains ». Nous reviendrons d’ailleurs sur ce sujet dans notre commentaire sur l’évangile de Marc (ch. VII).
21 Et Jésus, partant de là, se retira aux quartiers de Tyr et de Sidon.
22 Et une femme cananéenne, qui venait de ces quartiers-là, s’écria, et lui dit : Seigneur, Fils de David ! aie pitié de moi ! ma fille est misérablement tourmentée par le démon.
23 Mais il ne lui répondit rien. Sur quoi ses disciples, s’étant approchés, le prièrent, disant : Renvoie-la, car elle crie après nous.
24 Et il répondit : Je ne suis envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël.
25 Et elle vint et se prosterna, en disant : Seigneur ! aide-moi.
26 Et il répondit : Il n’est pas juste de prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens.
— Les enfants, ce sont les Israélites, appelés « enfants du Seigneur » (Deut., XIV, 1). Le pain, ici, c’est l’instruction, cette nourriture de l’intelligence, et c’est dans un sens analogue que Jésus, un peu plus loin (XVI, 6), appellera « levain » l’enseignement des Pharisiens. Ici donc, il apprend à cette femme que les miracles qu’il a faits n’ont qu’un seul objectif : les brebis égarées d’Israël, ces enfants de Dieu, et un seul but : les soustraire aux pièges d’une religion idolâtre et leur inculquer l’amour du seul et vrai Dieu.
27 Mais elle dit : Il est vrai, Seigneur ! cependant les petits chiens mangent des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres.
— En d’autres termes : Moi aussi je suis prête à croire au Dieu que tu annonces.
28 Alors Jésus, répondant, lui dit : Ô femme ! ta foi est grande ; qu’il te soit fait comme tu le désires. Et à cette heure même sa fille fut guérie.
— Ta foi est grande. Sens : Puisque tu crois au Dieu unique, c’est une grande et sainte croyance que celle-là, et elle mérite d’être récompensée.
29 Jésus, partant de là, vint près de la mer de Galilée ; et étant monté sur une montagne, il s’y assit.
30 Alors une grande multitude de peuple vint à lui, ayant avec eux des boiteux, des aveugles, des muets, des estropiés, et plusieurs autres, qu’ils mirent aux pieds de Jésus, et il les guérit ;
31 De sorte que le peuple était dans l’admiration, voyant que les muets parlaient, que les estropiés étaient guéris, que les boiteux marchaient, que les aveugles voyaient ; et ils glorifiaient le Dieu d’Israël.
32 Alors Jésus, ayant appelé ses disciples, leur dit : J’ai pitié de cette multitude ; car il y a déjà trois jours qu’ils ne me quittent point, et ils n’ont rien à manger ; et je ne veux pas les renvoyer à jeun, de peur que les forces ne leur manquent en chemin.
— Laisser partir un voyageur à jeun peut avoir, en effet, de graves conséquences. LeTalmud l’a bien compris, lorsqu’il nous enseigne (Tr. Synhédrin, 103b-104a) : « Que l’omission des devoirs d’hospitalité, fût-elle involontaire, est aussi blâmable que si elle eût eu lieu volontairement, à cause des malheurs qui peuvent s’en suivre. Si Jonathan avait donné à David (lorsqu’il fuyait du palais de Saül) seulement deux miches de pain, la population de Nob n’eût pas été exterminée, Doëg l’Iduméen n’aurait pas eu occasion de dénoncer Achimélech, Saül et ses trois fils n’eussent pas péri d’une mort tragique. » Tout le monde connaît la jalousie du roi Saül contre David, l’amitié qui unissait ce dernier à Jonathan, lequel, en l’engageant à s’enfuir de la cour du roi son père, oublia de lui donner des provisions de route. C’est cet oubli que le Talmud juge avec tant de sévérité, parce qu’il fut la cause indirecte de tous les malheurs qu’il énumère. David, harassé de fatigue, s’était réfugié à Nob, ville sacerdotale, où Achimélech le sustenta de vivres, — crime impardonnable aux yeux d’un ennemi et qui amena la dénonciation de Doëg, l’assassinat de tous les habitants, la bataille décisive de David et de Saül, la mort violente de ce dernier et de ses fils (Voir I Sam. , XXI, XXII, XXXI). Jésus se rappelait sans doute cette histoire, lorsqu’il ne voulut pas renvoyer à jeun toute cette multitude qui l’avait suivi.
33 Et ses disciples lui dirent : D’où pourrions-nous avoir, dans ce lieu désert, assez de pain pour rassasier une telle multitude ?
34 Et Jésus leur dit : Combien avez-vous de pains ? plaine ! couvre-toi de pièces d’or ! » pour qu’aussitôt la plaine se couvrît de pièces d’or. » Ils lui dirent : Nous en avons sept, et quelque peu de petits poissons.
35 Alors il commanda aux troupes de s’asseoir à terre.
36 Et ayant pris les sept pains et les poissons, et ayant rendu grâces, il les rompit et les donna à ses disciples, et les disciples les donnèrent au peuple.
— Ayant rendu grâces, il les rompit. Voir plus haut, sur le chapitre XIV, v. 19.
37 Et tous en mangèrent et furent rassasiés ; et on emporta sept corbeilles pleines des morceaux qui restèrent.
Chapitre XVI.
1 Alors des Pharisiens et des Sadducéens vinrent à lui, et ils lui demandèrent, en le tentant, qu’il leur fît voir quelque miracle du ciel.
— Un prodige supérieur à ceux qu’ils savaient faire eux-mêmes, ainsi que nous l’avons expliqué (p. 269-270).
2 Mais il leur répondit : Quand le soir est venu, vous dites : Il fera beau temps, car le ciel est rouge.
3 Et le matin vous dites : Il y aura aujourd’hui de l’orage, car le ciel est sombre et rouge. Hypocrites ! vous savez bien discerner l’apparence du ciel, et vous ne pouvez pas discerner les signes des temps !
4 Cette race méchante et adultère demande un miracle ; mais on ne lui en accordera aucun autre que celui du prophète Jonas. Et les laissant, il s’en alla.
— Du prophète Jonas. Les miracles sont inutiles pour vous, car si, à mon ordre, le jour remplaçait la nuit, vous diriez : « C’est que le ciel s’est rasséréné » ; si, au contraire, je fais apparaître la nuit en plein midi, votre incrédulité dira : « Ce sont des nuages qui nous cachent le soleil. » Dieu seul peut donc opérer sur votre cœur un miracle pareil à celui qui convertit Jonas. — Voy. ci-dessus, ch. XII, v. 40.
5 Et ses disciples, qui étaient allés à l’autre bord, avaient oublié de prendre des pains.
6 Et Jésus leur dit : Gardez-vous avec soin du levain des Pharisiens et des Sadducéens.
7 Sur quoi ils pensaient en eux-mêmes, et disaient : C’est parce que nous n’avons point pris de pains.
8 Et Jésus, connaissant cela, leur dit : Gens de peu de foi, pourquoi pensez-vous ainsi en vous-mêmes sur ce que vous n’avez point pris de pains ?
9 N’avez-vous point encore d’intelligence, et ne vous souvenez-vous plus des cinq pains des cinq mille hommes, et combien vous en remportâtes de paniers ;
10 Ni des sept pains des quatre mille hommes, et combien vous en remportâtes de corbeilles ?
11 Comment ne comprenez-vous pas que je ne vous parlais pas du pain, lorsque je vous ai dit de vous garder du levain des Pharisiens et des Sadducéens ?
12 Alors ils comprirent que ce n’était pas du levain du pain, mais que c’était du levain de la doctrine des Pharisiens et des Sadducéens qu’il leur avait dit de se garder.
— Des Pharisiens, qui étudient la loi de Moïse, mais n’en propagent point la morale ; des Sadducéens, qui nient l’immortalité de l’âme.
13 Et Jésus, étant arrivé dans le territoire de Césarée de Philippe, demanda à ses disciples : Qui disent les hommes que je suis, moi le Fils de l’homme ?
14 Et ils lui répondirent : Les uns disent que tu es Jean-Baptiste ; les autres, Elie ; et les autres, Jérémie ou l’un des prophètes.
15 Il leur dit : Et vous, qui dites-vous que je suis ?
16 Simon Pierre, prenant la parole, dit : Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant.
— Tu es le Christ, c’est-à-dire le Messie240. Or, voici ce que nous lisons dans le Talmud (Tr. Synhédrin, 94a) : « Dieu voulait d’abord faire du roi Ezéchias son Messie, mais il renonça à ce dessein. » Bien que les Talmuldistes soient des hommes éminents, les dépositaires et les interprètes de nos traditions religieuses, ce ne sont pas, après tout, des hommes inspirés. Qui donc leur a révélé ce dessein de Dieu ?… On ne peut donc prendre cette assertion à la lettre, et il est clair que le Talmud veut seulement faire ressortir, par une figure énergique, le rare mérite du roi Ézéchias. Telle était sa vertu et sa piété, qu’il eût mérité d’être le Messie ou l’Elu de Dieu, si d’autres considérations (indiquées par le Talmud) n’eussent prévalu à l’encontre. C’est précisément la pensée de Simon Pierre : « Par tes rares vertus, tu es véritablement Maschiach, l’Elu du Seigneur, et tu mériterais d’être appelé non pas fils de l’homme, mais fils de Dieu », expression qui, nous l’avons dit plus d’une fois, s’applique toujours dans l’un et l’autre Testament aux justes par excellence.
17 Et Jésus lui répondit : Tu es heureux, Simon, fils de Jona ; car ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais c’est mon Père qui est dans les cieux.
18 Et moi, je te dis aussi que tu es Pierre, et que sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle.
— Je bâtirai mon église. C’est toi qui en seras l’instituteur, qui lui inculqueras en mon nom la connaissance et l’amour du Dieu un, et grâce à ton enseignement, les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle ; c’est-à-dire, las fidèles seront préservés du châtiment de la géhenne.
19 Et je te donnerai les clefs du royaume des cieux ; et tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux.
— Les clefs du royaume des cieux. En d’autres termes : la route qui conduit au ciel et à la béatitude Éternelle, la doctrine du monothéisme et ses conséquences, c’est moi qui te les enseignerai, et alors tous tes actes, toutes tes décisions seront avoués de Dieu : ce que tu auras déclaré permis ou défendu241 le sera véritablement, et en conformité de la sagesse divine.
20 Alors il défendit à ses disciples de dire à personne que lui, Jésus, fût le Christ.
21 Dès lors Jésus commença à déclarer à ses disciples qu’il fallait qu’il allât à Jérusalem, et qu’il y souffrit beaucoup de la part des sénateurs, et des principaux sacrificateurs, et des scribes, et qu’il y fût mis à mort, et qu’il ressuscitât le troisième jour.
— Le troisième jour à compter de sa mort, et alors ils comprendront que la doctrine de l’immortalité de l’âme, enseignée par lui, est une vérité.
22 Alors Pierre, l’ayant pris à part, se mit à le reprendre et à lui dire : À Dieu ne plaise, Seigneur ! cela ne t’arrivera point.
23 Mais Jésus, se tournant, dit à Pierre : Retire-toi de moi, Satan ! tu m’es en scandale ; car tu ne comprends point les choses qui sont de Dieu, mais seulement celles qui sont des hommes.
24 Alors Jésus dit à ses disciples : Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à soi-même, et qu’il se charge de sa croix, et qu’il me suive.
— Si quelqu’un veut venir après moi, c’est-à-dire adopter ma doctrine, qu’il fasse le sacrifice de sa vie pour la plus grande gloire du Dieu un et unique.
25 Car quiconque voudra sauver sa vie, la perdra ; et quiconque perdra sa vie pour l’amour de moi, la trouvera
— Comparez ch. X, v. 39, et lisez nos réflexions sur ce pas sage.
26 Car que servirait-il à un homme de gagner tout le monde, s’il perdait son âme ? Ou que donnerait l’homme en échange de son âme ?
27 Car le Fils de l’homme doit venir dans la gloire de son père, avec ses anges ; et alors il rendra à chacun selon ses œuvres.
— Ici, Jésus ne proclame autre chose que la future récompense des justes. « Le fils de l’homme », c’est-à-dire l’homme en général, s’il a fait le bien, entrera dans la gloire de son Père céleste, jouira de l’ineffable contemplation des vertus divines. Il entrera dans cette gloire « avec ses anges », c’est-à-dire avec le bagage de ses bonnes œuvres, qui l’accompagnent jusqu’au ciel comme autant d’anges tutélaires, qui intercèdent pour lui devant la justice divine et lui obtiennent la rémunération qu’il a méritée. Et alors il (Dieu) rendra à chacun selon ses œuvres ; car, chacun le sait, le salaire se mesure à l’effort, et plus l’homme aura fait de bien, plus largement il jouira de cette possession spirituelle dont nous avons parlé.
28 Je vous dis en vérité qu’il y en a quelques-uns de ceux qui sont ici présents, qui ne mourront point qu’ils n’aient vu le Fils de l’homme venir en son règne.
— Qu’ils n’aient vu le fils de l’homme, etc. Dès ce bas monde ils reconnaîtront que l’âme de tout homme est immortelle, et que, loin de périr avec le corps, elle trouvera dans l’autre vie, si elle les a méritées, des félicités inénarrables. Ce sera là proprement, et dans la meilleure acception du mot, le « règne du fils de l’homme. »
Chapitre XVII.
1 Six jours après, Jésus prit Pierre, Jacques et Jean son frère, et les mena sur une haute montagne, à part.
2 Et il fut transfiguré en leur présence ; son visage devint resplendissant comme le soleil, et ses habits de vinrent éclatants comme la lumière.
— Il fut transfiguré, ainsi que l’explique la suite : son visage revêtit une expression nouvelle et radieuse.
3 En même temps Moïse et Elie apparurent, qui s’entretenaient avec lui.
— Nous trouvons dans le Talmud (Tr. Berachoth, 3a) un pendant à cette apparition d’Elie : « Un jour, raconte Rabbi José, j’entrai dans une des ruines de Jérusalem pour y prier ; et alors Elie apparut à l’entrée et y resta jusqu’à ce que j’eusse terminé ma prière. Après quoi il me dit : Salut, maître ! — Salut, répondis-je, maître vénéré ! Puis il poursuivit :. Quelle voix as tu entendue dans ces ruines ? — J’ai entendu une voix céleste, plaintive comme le roucoulement d’une colombe, qui gémissait ainsi : « Hélas ! ce sont les crimes de mes enfants qui m’ont contraint de ruiner mon temple, de brûler mon sanctuaire et de les exiler eux-mêmes parmi les nations ! » — Eh bien ! reprit le prophète, trois fois le jour elle exhale la même plainte ; et chaque fois qu’Israël s’assemble dans ses synagogues et rend gloire à son Dieu, celui-ci secoue la tête et dit : « Heureux le Roi qu’on adorait ainsi dans son palais ! Pourquoi a – t-il dû bannir ses fils, et pourquoi les fils se sont-ils fait bannir de la table paternelle ! »
4 Alors Pierre, prenant la parole, dit à Jésus : Seigneur ! il est bon que nous demeurions ici ; si tu veux, faisons-y trois tentes : une pour toi, une pour Moïse, et une pour Elie.
5 Comme il parlait encore, une nuée resplendissante les couvrit ; et tout d’un coup une voix sortit de la nuée, qui dit : C’est ici mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis toute mon affection ; écoutez-le.
— Faites comme lui, croyez fermement au dogme de l’unité divine, propagez-le de toutes vos forces, et chacun de vous sera mon fils bien-aimé. — Lire attentivement nos réflexions sur le chapitre IV, v. 3.
6 Ce que les disciples ayant entendu, ils tombèrent le visage contre terre et furent saisis d’une très grande crainte.
7 Mais Jésus, s’approchant, les toucha, et leur dit : Levez-vous, et n’ayez point de peur.
8 Alors, élevant les yeux, ils ne virent plus que Jésus seul.
9 Et comme ils descendaient de la montagne, Jésus leur fit cette défense : Ne dites à personne ce que vous avez vu, jusqu’à ce que le Fils de l’homme soit ressuscité des morts.
10 Et ses disciples l’interrogèrent, disant : Pourquoi donc les scribes disent-ils qu’il faut qu’Elie vienne premièrement ?
— Conformément à la prédiction de Malachie (III, 23) : « Voici, je vous enverrai le prophète Elie, avant qu’arrive le grand et redoutable jour du Seigneur. »
11 Et Jésus leur répondit : Il est vrai qu’Elie devait venir premièrement, et rétablir toutes choses.
— Sens : Quelle devait être la mission d’Elie ? D’inciter le monde à la pénitence. Il ne s’ensuit pas qu’Elie doive revenir en personne, mais qu’un homme viendra, chargé à son tour de l’apostolat d’Elie. Or, cet homme est venu, et cet homme est Jean-Baptiste.
12 Mais je vous dis qu’Elie est déjà venu, et ils ne l’ont point reconnu, mais ils lui ont fait tout ce qu’ils ont voulu c’est ainsi qu’ils feront aussi souffrir le Fils de l’homme.
13 Alors les disciples comprirent que c’était deJean-Baptiste qu’il leur avait parlé.
14 Et lorsqu’ils furent venus vers le peuple, un homme vint à lui, qui se jeta à genoux devant lui,
15 Et lui dit : Seigneur ! aie pitié de mon fils, car il est lunatique, et fort tourmenté ; et il tombe souvent dans le feu, et souvent dans l’eau.
16 Et je l’ai présenté à tes disciples, mais ils n’ont pu le guérir.
17 Et Jésus, répondant, dit : Ô race incrédule et perverse ! jusqu’à quand serai-je avec vous ? jusqu’à quand vous supporterai-je ? Amenez-le moi ici.
18 EtJésus reprit sévèrement le démon, qui sortit de cet enfant ; et dès cette heure-là l’enfant fut guéri.
19 Alors les disciples vinrent en particulier à Jésus, et lui dirent : Pourquoi n’avons-nous pu chasser ce démon ?
20 Et Jésus leur répondit : C’est à cause de votre incrédulité ; car je vous dis en vérité que, si vous aviez de la foi aussi gros qu’un grain de moutarde, vous diriez à cette montagne : Transporte-toi d’ici là, et elle s’y transporterait, et rien ne vous serait impossible.
21 Mais cette sorte de démons ne sort que par la prière et parle jeûne,
22 Et comme ils étaient dans la Galilée, Jésus leur dit : Le Fils de l’homme doit être livré entre les mains des hommes,
23 Et ils le feront mourir ; mais il ressuscitera le troisième jour. Et les disciples en furent fort attristés.
24 Et quand ils furent arrivés à Capernaum, ceux qui recevaient les didrachmes s’adressèrent à Pierre, et lui dirent : Votre maître ne paie-t-il pas les didrachmes ?
25 Il dit : Oui. Et quand il fut entré dans la maison, Jésus le prévint, et lui dit : Que t’en semble, Simon ? Les rois de la terre, de qui tirent-ils des tributs ou des impôts ? Est-ce de leurs enfants, ou des étrangers ?
26 Pierre dit : C’est des étrangers. Jésus lui répondit : Les enfants en sont donc exempts.
— Nous lisons de même dans le Talmud (B. Bathra, 8a) : « Rab Nachman, fils de Rab Hisda, voulait soumettre les docteurs à un impôt. Rab Nachman bar Isaac lui dit : Tu contreviens au vu de la Bible, car il est écrit (Esdras, VII, 24) : Nous vous faisons savoir que vous n’avez le droit d’imposer ni taille, ni tribut, ni d’autres charges sur aucun prêtre, lévite, ou autre des servant de la maison du Seigneur. »
Les enfants, etc. Cette expression prouve une fois de plus ce que j’ai avancé précédemment : que le nom d’enfants (mieux fils) est souvent appliqué, par le Nouveau-Testament, aux docteurs de la loi.
27 Mais afin que nous ne les scandalisions point, va-t’en à la mer, jette l’hameçon, et tire le premier poisson qui se prendra ; et quand tu lui auras ouvert la bouche, tu trouveras un statère ; prends-le, et le leur donne pour moi et pour toi.
— Tu trouveras un statère. Il y a quelque chose d’analogue et de plus fort encore dans le Talmud de Jérusalem (Tr. Berach., ch. IX, hal. 3) : « R. Siméon ben Yohaï (l’auteur présumé du livre cabalistique Zohar) n’avait qu’à prononcer : «Plaine ! plaine ! couvre-toi de pièces d’or !» pour qu’aussitôt la plaine se couvrît de pièces d’or. »
Chapitre XVIII.
1 En cette même heure-là les disciples vinrent à Jésus, et lui dirent : Qui est le plus grand dans le royaume des cieux ? C’est-à-dire, quel est le moyen le plus sûr de gagner le ciel ?
2 Et Jésus, ayant fait venir un enfant, le mit au milieu d’eux,
3 Et dit : Je vous le dis en vérité, que si vous ne changez, et si vous ne devenez comme des enfants, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux.
4 C’est pourquoi quiconque s’humiliera soi-même, comme cet enfant, celui-là est le plus grand dans le royaume des cieux.
— L’humilité, voilà, selon Jésus, le plus sûr moyen de gagner le ciel. Moïse avait un grand nombre de vertus, et pourtant son humilité seule est louée par l’Ecriture (Nombres, XII, 3). Mais comment peut-on atteindre à cette vertu si élevée et si précieuse ? Un tel degré de perfection exige de longs et persévérants efforts. C’est pourquoi Jésus recommande à ses disciples, dans le verset précédent, « de redevenir en quelque sorte petits enfants. » Qu’entend-il, au vrai, par cette expression ?
Pour toute réponse, je ne saurais mieux faire que de rapporter les excellentes paroles de R. Jonas le Pieux, dans son traité de la Pénitence.
Le prophète Ézéchiel (XVIII, 31) s’écrie : « Rejetez loin de vous tous vos méfaits, et faites vous un cœur neuf, un esprit nouveau. Pourquoi mourriez-vous, maison d’Israël ? » — ce que R. Jonas développe ainsi : « Celui qui a commis des péchés, qui s’en repent et veut revenir à Dieu, celui-là, pour entrer franchement dans les voies de la pénitence, que doit-il faire ? Il doit dépouiller le vieil homme, c’est-à-dire répudier son passé, faire abstraction de son individualité pervertie et se considérer comme un enfant nouveau-né, qui n’a ni vices ni vertus, qui débute dans le chemin de la vie et qui a devant lui toute une carrière de vertus et de piété à parcourir. De la sorte, il pourra faire une large, complète et efficace pénitence. Et qu’il ne dise pas : J’ai trop péché pour pouvoir me corriger, ou pour pouvoir compter sur la clémence divine. Non, la pénitence est toujours possible, la miséricorde de Dieu est infinie, et ses bras sont toujours ouverts au pécheur repentant. Aussi l’un des premiers actes de la pénitence est l’immersion dans une eau pure, symbole de la régénération de l’âme, de ce cœur nouveau et de ce nouvel esprit dont parle Ézéchiel. » Et c’est cela même qu’enseigne ici Jésus : Voulez-vous rentrer en grâce devant Dieu ? Redevenez enfants. Recommencez votre vie morale. Marchez, comme un enfant bien né, de progrès en progrès. Croissez en vertus, en piété, en bonnes œuvres. Vous arriverez ainsi à être « les plus grands dans le royaume des cieux », c’est-à-dire que vous aurez trouvé le plus sûr moyen de posséder ce royaume.
5 Et quiconque reçoit un tel enfant à cause de mon nom, me reçoit.
— À cause de mon nom, pour l’amour des principes que je vous ai enseignés et auxquels il désire, lui aussi, conformer sa conduite.
Me reçoit, — c’est comme s’il me recevait moi-même. Cela ne rappelle-t-il pas la belle parole du Talmud ? « Quiconque enseigne à un enfant la loi divine est considéré, par l’Ecriture, comme s’il lui avait donné la vie. » (Tr. Synhéd., 19b.)
6 Mais si quelqu’un scandalise un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu’on lui attachât au cou une meule d’âne, et qu’on le jetât au fond de la mer.
— Scandalise un de ces petits… en lui enseignant une doctrine autre que celle d’un Dieu unique, créateur et rémunérateur.
Il vaudrait mieux pour lui qu’on lui attachât au cou une meule. A peu près comme dit le Talmud (Tr. Synhédrin, 91b) : « Celui qui refuse la saine doctrine à un disciple, chacun le maudira, même le fœtus dans le sein de sa mère ! »
7 Malheur au monde à cause des scandales ! car il est nécessaire qu’il arrive des scandales ; mais malheur à l’homme par qui le scandale arrive !
— Malheur à l’homme par qui le scandale arrive ! « Le mal, comme le bien, est imputé à celui qui en est la cause première. » (Talmud, tr. Sabbath, 32a, et ailleurs.)
8 Que si ta main ou ton pied te fait tomber dans le péché, coupe-les, et jette-les loin de toi ; car il vaut mieux que tu entres boiteux ou manchot dans la vie, que d’avoir deux pieds ou deux mains, et d’être jeté dans le feu Éternel.
— Si ta main ou ton pied te fait tomber… Ta main, en retenant la charité que tu dois au pauvre ; ton pied, en te conduisant dans le chemin du vice ou de l’impiété.
9 Et si ton œil te fait tomber dans le péché, arrache-le, et jette-le loin de toi ; car il vaut mieux que tu entres dans la vie, n’ayant qu’un œil, que d’avoir deux yeux, et d’être jeté dans la géhenne du feu.
— Comparez chap. V, v.29 et 30. Voyez aussi notre commentaire sur le chapitre VII, 2 (p. 220), où l’on a vu que, par une sorte de talion de la Providence, Samson perdit la vue en expiation du péché où ses yeux l’avaient induit.
10 Prenez garde de ne mépriser aucun de ces petits ; car je vous dis que leurs anges voient sans cesse dans les cieux la face de mon Père qui est aux cieux.
11 Car le Fils de l’homme est venu pour sauver ce qui était perdu.
— Le fils de l’homme, c’est-à-dire tout homme, a pour mission ici-bas de sauver son prochain, de lui montrer le chemin de la vérité, et, par là, d’assurer son salut. Aussi Jésus insiste particulièrement sur la nécessité de donner l’instruction religieuse aux enfants et de leur inculquer la notion du Dieu un ; car ce qui a été inculqué dans la jeunesse ne s’oublie pas facilement dans l’âge mûr (Prov., XXII, 6) ; et le Talmud nous enseigne à son tour (B. Metsia, 85b) : « Quiconque donne l’instruction religieuse au fiis de son prochain gagne une place dans le ciel ; car il est dit (Jér., XV, 19) : Si tu me ramènes (des âmes), tu auras une place devant moi ; et quiconque enseigne la loi au fils d’un ignorant, la sentence divine fût-elle déjà prononcée, a le pouvoir de la faire révoquer, car il est écrit (Ibid.) : Si de l’abjection tu fais sortir la grandeur, tu seras comme ma propre bouche. »
12 Que vous en semble ? Si un homme a cent brebis et qu’il y en ait une égarée, ne laisse-t-il pas les quatre-vingt-dix-neuf pour s’en aller par les montagnes chercher celle qui s’est égarée ?
13 Et s’il arrive qu’il la trouve, je vous dis en vérité qu’il en a plus de joie que des quatre-vingt-dix-neuf qui ne se sont point égarées.
14 Ainsi la volonté de votre Père qui est aux cieux n’est pas qu’aucun de ces petits périsse.
15 Si ton frère a péché contre toi, va, et reprends-le entre toi et lui seul ; s’il t’écoute, tu auras gagné ton frère.
— Entre toi et lui seul. Nous lisons dans le Talmud (Tr. Arachin, 16b) : « Il est écrit (Lévit., XIX, 17) : Tu dois résolument reprendre ton prochain. Serait-il permis, d’après cela, de le reprendre publiquement et de manière à le faire rougir ? Nullement, car la Loi ajoute aussitôt : Tu ne dois pas le faire d’une manière coupable. »
Tu auras gagné ton frère. Cette pensée remonte à Salomon : « Réprimande l’homme sensé, et il t’en aimera davantage. » (Prov., IX, 8.)
16 Mais s’il ne t’écoute pas, prends avec toi encore une ou deux personnes, afin que tout soit confirmé sur la parole de deux ou de trois témoins.
17 Que s’il ne daigne pas les écouter, dis-le à l’Eglise ; et s’il ne daigne pas écouter l’Eglise, regarde-le comme un païen et un péager.
18 Je vous dis en vérité que tout ce que vous aurez lié sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que vous aurez délié sur la terre sera délié dans le ciel.
19 Je vous dis encore que, si deux d’entre vous s’accordent sur la terre pour demander quelque chose, tout ce qu’ils demanderont leur sera accordé par mon Père qui est aux cieux.
20 Car où il y a deux ou trois personnes assemblées en mon nom, j’y suis au milieu d’elles.
— C’est l’explication du verset précédent : Pourquoi deux personnes, unies dans une fervente prière, verront elles leur prière exaucée de Dieu ? Parce que Dieu lui-même l’a assuré par l’organe de Moïse (Exod., XX, 24) : « En quelque lieu que je voie invoquer mon nom, je viendrai vers toi et te bénirai. » Ce même point de vue est celui du Talmud, où on lit (Tr. Berachoth, 6a) : « Lorsque deux personnes s’occupent ensemble de l’étude de la Loi, Dieu est présent au milieu d’elles, car il est écrit (Malachie, III, 16) : Quand ceux qui révèrent l’Éternel parlent l’un à l’autre (de sa loi), le Seigneur est attentif à leurs paroles. Et lors même qu’un homme seul s’occupe de la Loi, Dieu est encore avec lui, car il est écrit (Exode, l. c.) : Partout où je verrai invoquer mon nom, je viendrai vers toi et je te bénirai. »
21 Alors Pierre, s’étant approché, lui dit : Seigneur ! combien de fois pardonnerai-je à mon frère lorsqu’il m’aura offensé ? Sera-ce jusqu’à sept fois ?
22 Jésus lui répondit : Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à septante fois sept fois.
23 C’est pourquoi ce qui arrive dans le royaume des cieux est comparé à ce que fit un roi qui voulut faire compte avec ses serviteurs.
24 Quand il eut commencé à compter, on lui en présenta un qui lui devait dix mille talents ;
25 Et parce qu’il n’avait pas de quoi payer, son maître commanda qu’il fût vendu, lui, sa femme et ses enfants, et tout ce qu’il avait, afin que la dette fût payée ;
26 Et ce serviteur, se jetant à terre, le suppliait, en lui disant : Seigneur, aie patience envers moi, et je te paierai tout.
27 Alors le maître de ce serviteur, ému de compassion, le laissa aller, et lui quitta la dette.
28 Mais ce serviteur, étant sorti, rencontra un de ses compagnons de service qui lui devait cent deniers, et l’ayant saisi, il l’étranglait, en lui disant : Paie-moi ce que tu me dois ;
29 Et son compagnon de service, se jetant à ses pieds, le suppliait, en lui disant : Aie patience envers moi, et je te paierai tout.
30 Mais il n’en voulut rien faire ; et s’en étant allé, il le fit mettre en prison, pour y être jusqu’à ce qu’il eût payé la dette.
31 Ses autres compagnons de service, voyant ce qui s’était passé, en furent fort indignés ; et ils vinrent rapporter à leur maître tout ce qui était arrivé.
32 Alors son maître le fit venir, et lui dit : Méchant serviteur, je t’avais quitté toute cette dette, parce que tu m’en avais prié.
33 Ne te fallait-il pas aussi avoir pitié de ton compagnon de service, comme j’avais eu pitié de toi ?
34 Et son maître, étant irrité, le livra aux sergents, jusqu’à ce qu’il lui eût payé tout ce qu’il lui devait.
35 C’est ainsi que vous fera mon Père céleste, si vous ne pardonnez pas, chacun de vous, de tout son cœur, à son frère ses fautes.
— Nous lisons dans le Talmud (Tr. Rosch Haschanah, 17a) : « Il est écrit (Michée, VII, 18) : Qui est comme toi, Seigneur, miséricordieux pour l’iniquité, indulgent pour l’offense !…. À qui Dieu pardonne-t-il l’iniquité ? À celui qui lui-même est indulgent pour les offenses d’autrui. Rab Houna, fils de Rab Josué, étant malade, Rab Pappa alla lui rendre visite, et, le jugeant à l’extrémité, ordonna de préparer les vêtements mortuaires. Cependant le malade se rétablit. Rab Pappa n’osait lever les yeux vers lui, mais Rab Houna lui dit : Oui, Dieu avait effectivement décrété ma mort, mais il a dit aux ministres de sa justice : Puisqu’il n’est pas rigoureux avec ses frères, ne le poursuivez pas lui-même avec rigueur. »
Chapitre XIX.
1 Quand Jésus eut achevé ces discours, il partit de Galilée, et s’en alla dans les quartiers de la Judée, au delà du Jourdain ;
2 Et beaucoup de peuple l’y suivit, et il guérit là leurs malades.
3 Des Pharisiens y vinrent aussi pour le tenter, et ils lui dirent : Est-il permis à un homme de répudier sa femme pour quelque sujet que ce soit ?
4 Et il leur répondit : N’avez-vous pas lu que celui qui créa l’homme, au commencement du monde, fit un homme et une femme ;
5 Et qu’il est dit : C’est à cause de cela que l’homme quittera son père et sa mère, et qu’il s’attachera à sa femme ; et les deux ne seront qu’une seule chair ?
6 Ainsi ils ne sont plus deux, mais ils sont une seule chair. Que l’homme ne sépare donc point ce que Dieu a uni.
7 Ils lui dirent : Pourquoi donc Moïse a-t-il commandé de donner la lettre de divorce, et de répudier sa femme ?
8 Il leur dit : C’est à cause de la dureté de votre cœur que Moïse vous a permis de répudier vos femmes ; mais il n’en était pas ainsi au commencement.
9 Mais je vous dis, moi, que quiconque répudiera sa femme, si ce n’est pour cause d’adultère, et en épousera une autre, commet un adultère ; et celui qui épousera celle qui a été répudiée commet aussi un adultère.
— V. mon commentaire sur le ch. V, v. 32, où se trouve exposée la même doctrine, et où j’ai montré que les principes de Jésus ne diffèrent en rien de ceux de nos docteurs.
10 Ses disciples lui dirent : Si telle est la condition de l’homme avec la femme, il ne convient pas de se marier.
— Sens : Si l’on ne peut divorcer qu’en cas d’adultère, mieux vaut encore ne pas prendre femme ; car celle dont vous ferez votre compagne peut être une créature acariâtre ou entachée de tel vice qui vous rendrait la vie commune insupportable. De sorte que votre existence entière sera empoisonnée, sans autre remède que la mort.
11 Mais il leur dit : Tous ne sont pas capables de cela, mais ceux-là seulement à qui il a été donné.
— Tous n’en sont pas capables, c’est-à-dire : Je ne puis cependant, en thèse générale, autoriser le célibat, car c’est un grave péché que de négliger la loi du mariage… Ce point sera traité en son lieu. En attendant, rappelons ici la pensée analogue du Talmud (Tr. Yebamoth, 62b) : « Celui qui renonce au mariage renonce à la joie, à la bénédiction et au bonheur. À la joie, car il est dit (Deut., XIV, 26) : Tu te réjouiras avec ta famille. À la bénédiction, car il est dit (Ezéch., XLIV, 30) : Pour faire reposer la bénédiction sur ta famille. Au bonheur, car il est dit (Gen., II, 18) : Il n’est pas bon que l’homme soit seul. »
12 Car il y a des eunuques qui sont nés tels dès le sein de leur mère ; il y en a qui ont été faits eunuques par les hommes ; et il y en a qui se sont faits eunuques eux-mêmes pour le royaume des cieux. Que celui qui peut comprendre ceci le comprenne.
— En d’autres termes : Peu sont assez forts pour se passer du mariage, ou assez absorbés par l’étude religieuse pour avoir le droit de s’en dispenser. « Ben-Azzaï démontrait admirablement, par des textes, l’obligation religieuse du mariage. Ses collègues lui objectèrent : Tel prêche bien et agit de même ; tel autre agit bien, quoique inhabile à bien dire. Toi, Ben-Azzaï, tu parles d’or, mais tu ne pratiques pas ce que tu enseignes. — Qu’y puis-je, hélas ! l’étude de la loi accapare toute mon existence ; d’ailleurs, si je ne m’occupe pas de la propagation de l’espèce, assez d’autres s’en occupent sans moi, et le monde n’est pas près de finir. » (Ibid., 63b.) De ce passage, il résulte clairement que le mariage, en principe, est chose obligatoire. Du reste, comme je l’ai dit, j’aurai à revenir plus amplement sur ce point.
13 Alors on lui présenta de petits enfants, afin qu’il leur imposât les mains et qu’il priât pour eux ; mais les disciples reprenaient ceux qui les présentaient.
14 Mais Jésus leur dit : Laissez ces petits enfants, et ne les empêchez point de venir à moi ; car le royaume des cieux est pour ceux qui leur ressemblent.
— « Rêsch Lakisch dit au nom de R. Juda le Patriarche : C’est l’haleine des jeunes disciples, c’est la pure atmosphère de l’école, qui fait subsister le monde. — Quoi ! dit Rab Pappa à Abbaïe, et nous deux, n’y sommes-nous pour rien ? — Ah ! répondit l’autre, qu’est-ce que l’influence d’hommes sujets au péché, en comparaison de celle de l’innocence ? » (Talmud, tr. Sabbath, 119b.)
15 Et leur ayant imposé les mains, il partit de là.
16 Et voici, quelqu’un s’approchant lui dit : Mon bon maître que dois-je faire pour avoir la vie Éternelle ?
17 Il lui répondit : Pourquoi m’appelles-tu bon ? Il n’y a qu’un seul bon : c’est Dieu. Que si tu veux entrer dans la vie, garde les commandements.
— Il n’y a qu’un seul bon, c’est Dieu. Oui, Dieu est toujours bon, infiniment bon, et « le mal ne saurait sortir de la bouche du Très-Haut » (Lament., III, 38). Quand donc il arrive malheur à l’homme, c’est toujours le résultat de ses propres fautes, et il ne doit s’en prendre qu’à lui-même. C’est à ce point de vue que j’explique un verset difficile des Psaumes (LXXV, 9), qui doit se traduire ainsi : « Car le Seigneur tient en sa main une coupe pleine d’un vin généreux, liqueur extraite par lui-même ; mais la lie (restée au fond du vase), ce sont les méchants qui la boivent. » En effet, le vin n’acquiert toutes ses qualités que lorsqu’il a déposé sa lie ; mais il faut bien se garder alors de toucher à cette dernière. L’homme intelligent plongera le chalumeau en pleine liqueur et n’aspirera qu’un vin pur ; mais l’insensé enfoncera son tube jusqu’au fond du tonneau, et, au lieu de bon vin, il n’aura que la lie. Cette lie, c’est le mal ; il existe sans doute, mais l’homme est libre de n’y pas toucher ; et quand ce sédiment amer arrive à ses lèvres, c’est la faute de sa sottise… c’est-à-dire de sa méchanceté !
18 Il lui dit : Quels commandements ? Et Jésus lui répondit : Tu ne tueras point ; tu ne commettras point d’adultère ; tu ne déroberas point ; tu ne diras point de faux témoignage…
— Voir le Décalogue : Exode, XX, 13-16.
19 Honore ton père et ta mère ; et Tu aimeras ton prochain comme toi-même.
— Voir ibid., v. 12, et Lévit., ch. XIX, v. 19. A propos de ce dernier commandement, citons un passage du Talmud (Tr. Sabbath, 31a) : « Un idolâtre vînt un jour trouver Schammaï et lui dit : Je veux me convertir à votre loi, si tu peux me l’enseigner tout entière pendant que je me tiendrai debout sur un pied, Schammaï le rudoya et l’éconduisit. L’autre alla faire la même proposition à Hillel, qui lui dit : Ne fais point à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fit à toi-même, c’est là toute la Loi, le reste n’en est que le commentaire. » Hillel croyait que la Loi tout entière, y compris les devoirs envers Dieu, était renfermée dans ce verset : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » On a diversement expliqué son opinion. Mais, quoi qu’il en soit, pourquoi ne donne-t-il au païen que la paraphrase de ce verset, au lieu d’en citer simplement le texte même ? Si je ne me trompe, en voici la raison.
J’ai déjà parlé antérieurement de la divergence d’opinions qui régnait entre les Pharisiens et les Esséniens, secte à laquelle appartenait Jésus. Un de leurs principaux dissentiments, c’est qu’en toutes choses, hormis une seule (ci-dessus p. 190 et 191), les Pharisiens recommandaient la modération, le juste-milieu, tandis que les Esséniens exaltaient le devoir jusqu’à ses conséquences extrêmes. Nous en voyons, ici même, un exemple remarquable. La Loi nous ordonne d’aimer notre prochain « comme nous-mêmes. » Si vous prenez ce verset au pied de la lettre, voici ce qui peut arriver. « Vous êtes Israélite ? » me demandera un coreligionnaire. — Oui. — En ce cas, donnez-moi votre fortune, vous me la devez en vertu du précepte : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. — D’accord, lui répondrai-je, et je vous la donne ; mais à présent que j’en ai besoin à mon tour, rendez-la moi en vertu de ce même précepte. » Pris au pied de la lettre, ce verset annulerait donc toute œuvre de charité. Voilà pourquoi les Pharisiens, les docteurs du Talmud, disent à cet homme qui vient me demander ma fortune : « Si tu étais dans sa position et lui dans la tienne, lui donnerais-tu ta fortune entière ? — Assurément non ! — En ce cas, n’exige point d’autrui ce que tu ne ferais pas toi même. Toi, par charité, tu lui donnerais une partie de ta fortune ; tu n’as donc pas le droit de lui en demander davantage. » Voilà le juste-milieu des Pharisiens. Mais les Esséniens ne l’entendent pas ainsi, et ils nous disent : « Voulez-vous accomplir dans toute sa teneur le précepte de la charité ? Voulez-vous gagner les biens Éternels de la vie future ? Abandonnez à votre prochain, s’il les réclame, tous vos biens terrestres. » Et c’est précisément ainsi que nous allons voir Jésus répondre au jeune homme qui l’interroge.
20 Le jeune homme lui dit : J’ai observé toutes ces choses-là dès ma jeunesse ; que me manque-t-il encore ?
21 Jésus lui dit : Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu as, et le donne aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel ; après cela, viens et suis-moi.
22 Mais quand le jeune homme eut entendu cette parole, il s’en alla tout triste ; car il possédait de grands biens.
23 Alors Jésus dit à ses disciples : Je vous dis en vérité qu’un riche entrera difficilement dans le royaume des cieux ;
24 Et je vous dis encore : Il est plus aisé qu’un chameau passe par le trou d’une aiguille, qu’il ne l’est qu’un riche entre dans le royaume de Dieu.
25 Ses disciples, ayant entendu cela, furent fort étonnés, et ils disaient : Qui peut donc être sauvé ?
26 Et Jésus, les regardant, leur dit : Quant aux hommes, cela est impossible ; mais quant à Dieu, toutes choses sont possibles.
— Sens : Cela est impossible, en effet, à l’homme en tant qu’homme, c’est-à-dire à ceux qui ne suivent que leurs penchants terrestres ; mais non pas à ceux qui marchent avec Dieu, c’est-à-dire dans la voie divine de la justice et de la vérité, comme firent Hénoch et Noé (Gen., V, 24, et VI, 9.)
27 Alors Pierre, prenant la parole, lui dit : Voici, nous avons tout quitté, et nous t’avons suivi ; que nous en arrivera-t-il donc ?
28 Et Jésus leur dit : Je vous dis en vérité, à vous qui m’avez suivi, que lorsque le Fils de l’homme sera assis sur le trône de sa gloire, dans le renouvellement qui doit arriver, vous aussi serez assis sur douze trônes, jugeant les douze tribus d’Israël.
— Dans le renouvellement qui doit arriver, c’est-à-dire dans le monde futur, où tous les justes sont assis devant Dieu, parés de leurs œuvres comme d’une couronne immortelle (Talm., Berach., 17a). Là aussi chacun de vous trouvera la place que ses œuvres personnelles lui auront assurée.
29 Et quiconque aura quitté des maisons, ou des frères, ou des sœurs, ou son père, ou sa mère, ou sa femme, ou ses enfants, ou des champs, à cause de mon nom, il en recevra cent fois autant, et héritera la vie Éternelle.
— À cause de mon nom, c’est-à-dire de la doctrine que je vous ai prêchée, celle de la croyance au Dieu véritable et unique.
30 Mais plusieurs de ceux qui étaient les premiers seront les derniers, et ceux qui étaient les derniers seront les premiers.
Chapitre XX.
1 Car le royaume des cieux est semblable à un père de famille qui sortit dès la pointe du jour afin de louer des ouvriers pour travailler à sa vigne.
— Ce verset et toute la tirade ne sont que l’amplification, sous forme allégorique, de la pensée du verset qu’on vient de lire, ainsi que Jésus le dira v. 16.
2 Et ayant accordé avec les ouvriers à un denier par jour, il les envoya à sa vigne.
3 Il sortit encore environ la troisième heure du jour, et il en vit d’autres qui étaient dans la place sans rien faire,
4 Auxquels il dit : Allez-vous-en aussi à ma vigne, et je vous donnerai ce qui sera raisonnable ;
5 Et ils y allèrent. Il sortit encore environ la sixième et la neuvième heure, et il fit la même chose.
6 Et vers la onzième heure il sortit, et il en trouva d’autres qui étaient sans rien faire, auxquels il dit : Pourquoi vous tenez-vous ici tout le jour sans rien faire ?
7 Et ils lui répondirent : Parce que personne ne nous a loués. Et il leur dit : Allez-vous-en aussi à ma vigne, et vous recevrez ce qui sera raisonnable.
8 Quand le soir fut venu, le maître de la vigne dit à celui qui avait le soin de ses affaires : Appelle les ouvriers, et leur paie leur salaire, en commençant depuis les derniers jusqu’aux premiers ;
9 Et ceux qui avaient été loués sur la onzième heure étant venus, reçurent chacun un denier.
— La onzième heure. Une heure suffit parfois pour nous faire gagner la vie future, témoin ce fait rapporté par le Talmud (Ab. Zarah, 10b) : « Un prince, ennemi des Juifs, demanda un jour aux principaux de sa cour : Quand on a une plaie au pied, lequel est préférable : la couper et guérir, ou la garder et souffrir ? Ils lui répondirent : Il vaut mieux la couper. — Alors Ketïa bar Schalom leur dit : Vous ne pourrez jamais les tuer tous, car il est écrit (Zacharie, II, 10) : «Je vous ai répandus comme les quatre vents du ciel : «De même que le monde ne peut subsister sans les vents, de même il ne peut subsister sans Israël. — Le roi répondit à son ministre : Tu as raison ; mais celui qui a raison contre le roi encourt la peine de mort ; et, en effet, il fut jeté dans la fosse aux cendres. Au moment de subir son supplice, il déclara léguer tous ses biens à R. Akiba et à ses collègues. Alors une voix divine se fit entendre, disant : « Ketïa bar Schalom est appelé à la félicité Éternelle ! Il y a donc des gens, s’écria Rabbi (Juda le Saint), qui gagnent le ciel en une seule heure, tandis que d’autres ne le gagnent qu’après de longues années d’efforts ! »
10 Or, quand les premiers furent venus, ils s’attendaient à recevoir davantage ; mais ils reçurent aussi chacun un denier ;
11 Et l’ayant reçu, ils murmuraient contre le père de famille,
12 Disant : Ces derniers n’ont travaillé qu’une heure, et tu les as égalés à nous qui avons supporté la fatigue de tout le jour et la chaleur.
13 Mais il répondit à l’un d’eux, et lui dit : Mon ami, je ne te fais point de tort ; n’as-tu point accordé avec moi à un denier par jour ?
14 Prends ce qui est à toi, et t’en va ; mais je veux donner à ce dernier autant qu’à toi.
15 Ne m’est-il pas permis de faire ce que je veux de ce qui est à moi ? Ton œil est-il malin de ce que je suis bon ?
16 Ainsi les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers ; car il y en a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus.
— « Hizkia dit au nom de R. Jérémie, qui le tenait lui-même de R. Simon ben Yochaï : Je puis juger qu’il sera bien petit le nombre des élus. Y en aura-t-il mille ? Mon fils et moi nous en serons. Cent ? Mon fils et moi nous en serons. Deux seulement ? Ce sera mon fils et moi. » (Talm., tr. Soukka, 45b.)
17 Et Jésus, montant à Jérusalem, prit à part sur le chemin ses douze disciples, et leur dit :
18 Nous montons à Jérusalem, et le Fils de l’homme sera livré aux principaux sacrificateurs et aux scribes, et ils le condamneront à la mort ;
19 Et ils le livreront aux Gentils pour être exposé à la moquerie, et pour être fouetté et crucifié ; mais il ressuscitera le troisième jour.
— Voyez notre commentaire ci-après, ch. XXVIII, v. 17.
20 Alors la mère des fils de Zébédée s’approcha de lui avec ses fils, et se prosterna, pour lui demander quelque chose ;
21 Et il lui dit : Que veux-tu ? Elle lui dit : Ordonne que mes deux fils, qui sont ici, soient assis l’un à ta droite, et l’autre à ta gauche, dans ton royaume.
— C’est-à-dire au même rang que tu dois occuper toi-même dans la vie future. On lit dans le Talmud (B. Metsia, 85b) : « Rabbi Zira raconte : Cette nuit, R. José, fils de R. ‘Hanina, m’est apparu en songe, et je lui ai demandé : Auprès de quel personnage es-tu assis là-haut ? — Il me répondit : Auprès de R. Johanan. — Et R. Johanan, auprès de qui ? Auprès de R. Jannée. — Et R. Jannée ? — Près de R. ‘Hanina. — Et R. ‘Hanina ? Près de R. ‘Hiya, — Quoi ! me suis-je écrié, R. Johanan n’est pas au même rang que R. « Hiya ? — Il me répondit : Comment veux-tu que dans cet Empyrée aux flammes ardentes on introduise un Bar-Napcha (qui ne pourrait les attiser ! — Le nom complet de ce docteur est Johanan bar-Napcha, littér. le Fils du Forgeron).
22 Mais Jésus, répondant, leur dit : Vous ne savez ce que vous demandez. Pouvez-vous boire la coupe que je dois boire, et être baptisés du baptême dont je dois être baptisé ? Ils lui dirent : Nous le pouvons.
— Pouvez-vous boire la coupe, etc. — Etes-vous capables de souffrir les épreuves avec résignation, avec amour, comme je le fais moi-même ?
23 Et il leur dit : il est vrai que vous boirez ma coupe, et que vous serez baptisés du même baptême dont je serai baptisé ; mais d’être assis à ma droite ou à ma gauche, ce n’est pas à moi de l’accorder, si ce n’est à ceux pour qui mon Père l’a préparé.
24 Les dix autres, ayant ouï cela, furent indignés contre ces deux frères ;
25 Et Jésus, les ayant appelés, leur dit : Vous savez que les princes des nations les dominent, et que les grands leur commandent avec autorité.
26 Mais il n’en doit pas être ainsi parmi vous ; au contraire, quiconque voudra être le plus grand parmi vous, qu’il soit votre serviteur ;
27 Et quiconque voudra être le premier entre vous, qu’il soit votre esclave…
— « Rabban Gamaliel et R. Josué voyageaient sur mer ; le premier avait emporté une provision de pain, le second du pain et de la farine. Gamaliel, ayant épuisé sa provision, eut recours à celle de son collègue. Tu savais donc, lui dit-il, que la traversée serait plus longue qu’à l’ordinaire, pour t’être muni d’un supplément de vivres ! Comment as-tu pu le prévoir ? — Il est une étoile, répondit Josué, qui apparaît tous les soixante-dix ans, et qui (par sa ressemblance avec l’étoile polaire), trompe le navigateur sur la direction à suivre. Or, il y avait lieu de craindre, pour cette année, l’apparition de l’astre en question. Quoi tu es si savant, et tu as besoin de traverser les mers pour trouver des moyens d’existence ! — Cela t’étonne, Gamaliel ? Et toi-même, n’as-tu pas quelque part deux disciples, R. Eleazar Hisma et R. Johanan ben Goudgada, qui pourraient dire le nombre de gouttes contenues dans la mer, et qui cependant n’ont pas de pain à manger, pas d’habit pour se vêtir! — Frappé de ces paroles, R. Gamaliel (qui était prince et président du Sanhédrin) résolut de placer ces deux hommes à la tête de la communauté. (Cette fonction, étant rétribuée, leur aurait assuré des moyens d’existence.) Dès son retour, il les manda à cet effet, mais ils ne vinrent pas ; il dut leur envoyer un second message, et cette fois ils se résignèrent à obéir. — Croyez-vous donc, leur dit-il, que ce soit une dignité que je prétende vous confier ? Non, c’est une servitude que je vous impose. » (Talmud, tr. Horaïôth, 10a.)
28 Comme le Fils de l’homme est venu, non pour être servi, mais pour servir, et donner sa vie pour la rançon de plusieurs.
— Le fils de l’homme, c’est-à-dire l’homme en général (v. note p. 247 ci-dessus), est, en ce monde, non pour être servi, mais pour servir ses frères, en contribuant, dans la mesure de ses forces, au bonheur généra.
Et donner sa vie, etc. L’homme ne doit pas travailler seulement à son propre salut, mais aussi au salut commun. C’est ce que nous voyons également dans le Talmud (Tr. Peçachim, 50a) : « Rab Joseph, fils de Rab Josué ben Lévi, était tombé en léthargie. Revenu à lui, son père lui demanda : Qu’as-tu vu (dans le ciel) ? — Il répondit : J’ai vu le monde renversé : les plus puissants étaient au dernier rang, les plus humbles au premier. — Ce n’est pas le monde renversé que tu as vu, mon fils, c’est le monde normal… — J’y ai aussi entendu déclarer que nul, parmi les élus, n’occupe une place aussi glorieuse que les martyrs. « Ces martyrs, selon le Talmud, sont ceux de Lydda, c’est-à-dire les deux frères Lollianus et Pappus. Voici le fait. Une princesse, dit-on, ayant été trouvée assassinée, les Juifs furent soupçonnés de ce meurtre, et leur exécution en masse fut décidée par Turnus Rufus (ci-dessus, p. 181, note 2). C’est alors que les deux frères en question, bien qu’innocents, se dénoncèrent eux-mêmes et sauvèrent les autres par leur propre supplice. (Voir Talm., tr. Taanith, 18b, et Raschi, ibid.) De tels hommes, assurément, occupent le premier degré dans la béatitude céleste, parce que, selon la parole de Jésus, ils ont «donné leur vie pour la rançon de plusieurs.»
29 Et comme ils partaient de Jéricho, une grande foule le suivit ;
30 Et deux aveugles qui étaient assis près du chemin, ayant entendu que Jésus passait, crièrent, en disant : Seigneur, Fils de David ! aie pitié de nous ;
31 Et le peuple les reprit pour les faire taire ; mais ils criaient encore plus fort : Seigneur, Fils de David ! aie pitié de nous ;
32 Et Jésus, s’arrêtant, les appela, et leur dit : Que voulez-vous que je vous fasse ?
33 Ils lui dirent : Seigneur ! que nos yeux soient ouverts ;
34 Et Jésus, étant ému de compassion, toucha leurs yeux ; et aussitôt ils virent, et ils le suivirent.
Chapitre XXI.
1 Comme ils approchaient de Jérusalem, et qu’ils étaient déjà à Bethphagé, près du mont des Oliviers, Jésus envoya deux disciples,
2 Leur disant : Allez à la bourgade qui est devant vous ; vous y trouverez d’abord une ânesse attachée,. et son ânon avec elle ; détachez-les, et amenez-les-moi ;
3 Et si quelqu’un vous dit quelque chose, vous direz que le Seigneur en a besoin ; et aussitôt il les enverra.
4 Or, tout cela se fit afin que ces paroles du prophète fussent accomplies :
5 Dites à la fille de Sion : Voici ton roi qui vient à toi, débonnaire, et monté sur un âne, sur le poulain de celle qui porte le joug.
— C’est le passage de Zacharie (IX, 9), légèrement modifié et détourné de son vrai sens. Sur ces licences talmudico-évangéliques, voir mon commentaire ci-dessus, II, 23, et ci-après, XXIV, 30.
6 Les disciples s’en allèrent donc et firent comme Jésus leur avait ordonné ;
7 Et ils amenèrent l’ânesse et l’ânon ; et ayant mis leurs vêtements dessus, ils l’y firent asseoir.
8 Alors des gens, en grand nombre, étendaient leurs vêtements par le chemin ; et d’autres coupaient des branches d’arbres, et les étendaient par le chemin ;
9 Et ceux qui allaient devant, et ceux qui suivaient, criaient, disant : Hosanna au Fils de David!Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! Hosanna dans les lieux très-hauts !
— Béni soit celui qui vient à nous, pénétré de la croyance au Dieu unique, et prêchant cette croyance à tous !
10 Et quand il fut entré dans Jérusalem, toute la ville fut émue, et on disait : Qui est celui-ci ?
11 Et le peuple disait : C’est Jésus le prophète, de Nazareth de Galilée.
12 Et Jésus entra dans le temple de Dieu, et il chassa. tous ceux qui vendaient et qui achetaient dans le temple ; et il renversa les tables des changeurs, et les siéges de ceux qui vendaient des pigeons.
13 Et il leur dit : Il est écrit : Ma maison sera appelée une maison de prière ; mais vous en avez fait une caverne de voleurs.
— Double réminiscence : Voir Isaïe, LVI, 7, et Jérémie, VII, 11.
14 Alors des aveugles et des boiteux vinrent à lui dans le temple, et il les guérit.
15 Mais les principaux sacrificateurs et les scribes, voyant les merveilles qu’il avait faites, et que les enfants criaient dans le temple, et disaient : Hosanna au Fils de David en furent fort indignés ;
16 Et ils lui dirent : Entends-tu ce que ces enfants disent ? Et Jésus leur dit : Oui. N’avez-vous jamais lu ces paroles : Tu as tiré une parfaite louange de la bouche des enfants et de ceux qui tètent ?
— Tu as tiré, etc. Ces paroles sont du psaume VIII, v. 3. Comparez le Talmud (B. Bathra, 12b) : «Depuis la destruction du temple, l’inspiration a été retirée aux prophètes pour passer aux fous et aux enfants.»
17 Et les ayant laissés, il sortit de la ville, et s’en alla à Béthanie, où il passa la nuit.
18 Le matin, comme il retournait à la ville, il eut faim ;
19 Et voyant un figuier sur le chemin, il y alla ; mais il n’y trouva que des feuilles, et il lui dit : Qu’il ne naisse à jamais aucun fruit de toi ; et aussitôt le figuier sécha.
— Le figuier sécha. Un personnage cité par le Talmud déploya la même puissance, mais dans le sens du bien. Nous y lisons en effet (Tr. Taanith, 24a) : « R. José de Yokéreth avait des ouvriers dans les champs. Comme leur manger tardait à arriver de la ville, ils dirent au fils de R. José « Nous avons faim ! » Ils étaient assis à l’ombre d’un figuier. Le fils du docteur dit alors : Figuier figuier ! donne tes fruits, pour que les ouvriers de mon père aient à manger. Et le figuier produisit des figues et ils en mangèrent. »
20 Les disciples, ayant vu cela, s’étonnèrent, et dirent : Comment est-ce que ce figuier est devenu sec à l’instant ?
21 Jésus, répondant, leur dit : Je vous dis en vérité que si vous aviez la foi, et que vous ne doutassiez point, non-seulement vous feriez ce qui a été fait au figuier, mais aussi si vous disiez à cette montagne : Ote-toi de là, et te jette dans la mer, cela se ferait ;
22 Et tout ce que vous demanderez en priant, si vous croyez, vous le recevrez.
23 Quand Jésus fut venu dans le temple, les principaux sacrificateurs et les sénateurs du peuple vinrent à lui, comme il enseignait, et lui dirent : Par quelle autorité fais-tu ces choses ? et qui est-ce qui t’a donné cette autorité ?
24 Jésus, répondant, leur dit : Je vous ferai aussi une question ; et si vous m’y répondez, je vous dirai aussi par quelle autorité je fais ces choses :
25 Le baptême de Jean, d’où venait-il ? Du ciel, ou des hommes ? Or, ils raisonnaient ainsi en eux-mêmes : Si nous disons : Du ciel, il nous dira : Pourquoi donc n’y avez-vous pas cru ?
26 Et si nous disons : Des hommes, nous craignons le peuple ; car tous regardent Jean comme un prophète.
27 Ainsi ils répondirent à Jésus : Nous n’en savons rien. Et moi, leur dit-il, je ne vous dirai pas non plus par quelle autorité je fais ces choses.
28 Mais que vous semble-t-il de ceci ? Un homme avait deux fils, et s’adressant au premier, il lui dit : Mon fils, va, et travaille aujourd’hui dans ma vigne.
29 Mais il répondit : Je n’y veux point aller ; cependant, s’étant repenti ensuite, il y alla.
— « Dieu, dit une légende talmudique (Ab. Zarah, 2b), avait proposé successivement sa loi à tous les peuples, mais aucun n’avait voulu l’accepter. Il s’adressa enfin à Israël, qui l’accepta. » Inspiré par cette pensée, Jésus s’adresse aux Juifs et leur dit : «Eh quoi les autres peuples font pénitence, eux qui n’ont pas reçu la Loi ; et vous, vous qui l’avez reçue, vous ne l’observez pas, et vous n’expiez point ce tort par la pénitence !»
30 Puis il vint à l’autre, et lui dit la même chose. Celui-ci répondit : J’y vais, seigneur ; mais il n’y alla pas.
31 Lequel des deux fit la volonté de son père ? Ils lui dirent : C’est le premier. Jésus leur dit : Je vous dis en vérité que les péagers et les femmes de mauvaise vie vous devancent au royaume de Dieu.
32 Car Jean est venu à vous dans la voie de la justice, et vous ne l’avez point cru ; mais les péagers et les femmes de mauvaise vie l’ont cru ; et vous, ayant vu cela, vous ne vous êtes point repentis ensuite pour le croire.
— Les péagers et les femmes de mauvaise vie l’ont cru, et ils ont fait pénitence ; aussi seront-ils mieux partagés que vous dans le monde futur. Même pensée dans le Talmud (Tr. Berachoth, 34b) : «Les hommes qui ont fait pénitence auront une meilleure place dans le ciel, que les justes qui n’ont jamais failli.»
33 Ecoutez une autre similitude : Il y avait un père de famille qui planta une vigne ; il l’environna d’une haie, il y creusa un pressoir, et il y bâtit une tour ; puis il la loua à des vignerons, et s’en alla faire un voyage.
34 La saison des fruits étant proche, il envoya ses serviteurs vers les vignerons, pour recevoir les fruits de sa vigne.
35 Mais les vignerons, s’étant saisis des serviteurs, battirent l’un, tuèrent l’autre, et en lapidèrent un autre.
36 Il envoya encore d’autres serviteurs, en plus grand nombre que les premiers, et ils les traitèrent de même.
37 Enfin, il envoya vers eux son propre fils, disant : Ils auront du respect pour mon fils.
38 Mais quand les vignerons virent le fils, ils dirent entre eux : C’est ici l’héritier ; venez, tuons-le, et nous nous saisirons de son héritage.
39 Et l’ayant pris, ils le jetèrent hors de la vigne, et le tuèrent.
40 Quand donc le maître de la vigne sera venu, que fera-t-il à ces vignerons ?
41 Ils lui répondirent : Il fera périr misérablement ces méchants, et il louera sa vigne à d’autres vignerons, qui lui en rendront les fruits en leur saison.
42 Et Jésus leur dit : N’avez-vous jamais lu dans les Ecritures ces paroles : La pierre que ceux qui bâtissaient ont rejetée est devenue la principale pierre de l’angle ; ceci a été fait par le Seigneur, et c’est une chose merveilleuse devant nos yeux ?
— Psaume CXVIII, 22, 23.
43 C’est pourquoi je vous dis que le royaume de Dieu vous sera ôté, et qu’il sera donné à une nation qui en rendra les fruits.
— Le païen qui accomplit la loi divine est aussi éminent que le grand-prêtre d’Israël ; car il est dit (Lévitique, XVIII, 5) : «L’homme qui accomplira mes préceptes vivra par eux.» Ainsi, l’homme en général, et non pas seulement l’Israélite, fût-il prêtre et grand-prêtre » (Talm., Ab. Zarah, 3a).
44 Celui qui tombera sur cette pierre sera brisé, et celui sur qui elle tombera en sera écrasé,
45 Et quand les principaux sacrificateurs et les Pharisiens eurent entendu ces similitudes, ils reconnurent qu’il parlait d’eux.
46 Et ils cherchaient à se saisir de lui ; mais ils craignirent le peuple, parce qu’il regardait Jésus comme un prophète.
Chapitre XXII.
1 Jésus, prenant la parole, continua à leur parler en paraboles, et leur dit :
2 Le royaume des cieux est semblable à un roi qui fit les noces de son fils.
3 Et il envoya ses serviteurs pour appeler ceux qui avaient été invités aux noces ; mais ils n’y voulurent point venir.
4 Il envoya encore d’autres serviteurs, avec cet ordre : Dites à ceux qui ont été invités : J’ai fait préparer mon dîner ; mes taureaux et mes bêtes grasses sont tués, et tout est prêt ; venez aux noces.
5 Mais eux, n’en tenant compte, s’en allèrent, l’un à sa métairie et l’autre à son trafic.
6 Et les autres prirent ses serviteurs, et les outragèrent, et les tuèrent.
7 Le roi, l’ayant appris, se mit en colère, et y ayant envoyé ses troupes, il fit périr ces meurtriers, et brûla leur ville.
8 Alors il dit à ses serviteurs : Le festin des noces est prêt ; mais ceux qui étaient invités n’en étaient pas dignes.
9 Allez donc dans les carrefours des chemins, et invitez aux noces tous ceux que vous trouverez.
10 Et ses serviteurs, étant allés dans les chemins, assemblèrent tous ceux qu’ils trouvèrent, tant mauvais que bons, en sorte que la salle des noces fut remplie de gens qui étaient à table.
11 Et le roi, étant entré pour voir ceux qui étaient à table, aperçut un homme qui n’avait pas un habit de noces.
12 Et il lui dit : Mon ami, comment es-tu entré ici sans avoir un habit de noces ? Et il eut la bouche fermée.
13 Alors le roi dit aux serviteurs : Liez-le pieds et mains, emportez-le, et le jetez dans les ténèbres de dehors c’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents.
14 Car il y en a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus.
— « Salomon a dit dans sa sagesse (Ecclésiaste, IX, 8) : Qu’en tout temps ta robe soit blanche et nette (ta robe, c’est-à-dire ta conscience). En effet, dit R. Johanan ben Zakkaï, nous ressemblons à des convives qu’un roi puissant aurait invités à un festin, sans leur fixer le jour. Les invités intelligents font immédiatement leur toilette et attendent à la porte du palais, sachant qu’à tout instant on peut les mander. Les autres se disent : Tout festin nécessite des préparatifs, nous aurons toujours le temps de nous habiller ; et ils s’en vont à leurs affaires. Soudain, le roi les fait tous appeler ; les bien avisés, toujours prêts, entrent avec leurs habits de fête ; les autres, avec leurs habits de tous les jours. Le roi sourit aux premiers, lance aux seconds des regards sévères, et dit : Vous qui vous êtes parés pour le festin, asseyez-vous à ma table, mangez et buvez ; et vous autres, qui êtes venus avec une mise si négligée, restez ici, mais pour regarder vos frères manger et boire… « Mes serviteurs mangeront et boiront, et vous, vous aurez faim et soif ; mes serviteurs seront joyeux, et vous serez confus ; mes serviteurs entonneront des chants d’allégresse, et vous pousserez des hurlements de douleur. » (Isaïe, LXV, 13-14. — Talm., tr. Sabbath, 153 a.)
15 Alors les Pharisiens, s’étant retirés, consultèrent pour le surprendre dans ses discours.
16 Et ils lui envoyèrent de leurs disciples, avec des Hérodiens, qui lui dirent : Maître nous savons que tu es sincère et que tu enseignes la voie de Dieu selon la vérité, sans avoir égard à qui que ce soit ; car tu ne regardes point à l’apparence des hommes.
17 Dis-nous donc ce qu’il te semble de ceci : Est-il permis de payer le tribut à César, ou non ?
18 Mais Jésus, connaissant leur malice, leur dit : Hypocrites ! pourquoi me tentez-vous ?
19 Montrez-moi la monnaie dont on paie le tribut. Et ils lui présentèrent un denier.
20 Et il leur dit : De qui est cette image et cette inscription ?
21 Ils lui dirent : De César. Alors il leur dit : Rendez donc à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu.
— Dans le Cantique des Cantiques se trouve trois fois l’expression : « Je vous adjure. » (II, 7; III, 5; V, 8.) L’une de ces adjurations, dit le Talmud (Tr. Kethouboth, 111 a), est une invitation indirecte faite aux Israélites d’obéir aux lois des pays qu’ils habitent.
22 Et ayant entendu cette réponse, ils l’admirèrent ; et le laissant, ils s’en allèrent.
23 Ce jour-là les Sadducéens, qui disent qu’il n’y a point de résurrection, vinrent à Jésus, et lui firent cette question :
— Qu’il n’y a point de résurrection. Nous avons déjà dit (ch. XIII) que le dogme de la « résurrection » comprend deux croyances distinctes. La première, c’est qu’à une époque fixée par le Créateur et connue de lui seul, les morts seront rap. pelés à la vie. Quel sera le mode de cette résurrection ? quelles seront les conditions de cette seconde existence ? Les théologiens ne sont pas d’accord sur ces questions, et nous n’avons pas à nous y appesantir. La seconde croyance, c’est que l’âme humaine est immortelle, c’est-à-dire qu’elle survit à la dissolution des organes corporels, et qu’elle est appelée à jouir, dans un monde meilleur, d’une félicité sans fin, proportionnée à son mérite et à ses œuvres. Chrétiens et juifs, nous avons tous adopté ces deux croyances, qui font partie intégrante de notre loi commune, la loi de Moïse. Mais les Sadducéens, infidèles à nos saintes traditions, repoussent l’une et l’autre croyance, et c’est ce qui explique la question captieuse qu’ils posent ci-après à Jésus.
24 Maître Moïse a dit : Si quelqu’un meurt sans enfants, son frère épousera sa veuve, et suscitera lignée à son frère.
25 Or, il y avait parmi nous sept frères, dont le premier, s’étant marié, mourut ; et n’ayant point eu d’enfants, il laissa sa femme à son frère.
26 De même aussi le second, puis le troisième, jusqu’au septième.
27 Or, après eux tous, la femme mourut aussi.
28 Duquel donc des sept sera-t-elle femme dans la résurrection ? car tous les sept l’ont eue.
29 Mais Jésus, répondant, leur dit : Vous êtes dans l’erreur, parce que vous n’entendez pas les Ecritures, ni quelle est la puissance de Dieu.
30 Car, après la résurrection, les hommes ne prendront point de femmes, ni les femmes de maris ; mais ils seront comme les anges de Dieu qui sont dans le ciel.
— Sens : Vous demandez duquel des sept elle sera la femme ? — De personne, car à l’époque de la résurrection, le corps n’aura plus besoin de jouissances matérielles, celles de l’esprit lui suffiront. Ainsi s’exprime le Talmud (Tr. Synhédrin, 92b) : « Dans la période où Dieu renouvellera le monde, il donnera des ailes aux justes et ils planeront dans les hauteurs. »
31 Et quant à la résurrection des morts, n’avez-vous point lu ce que Dieu vous a dit :
32 Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob ? Dieu n’est pas le Dieu des morts, mais il est le Dieu des vivants.
— Quant à la résurrection des morts, c’est-à-dire quant au dogme de l’immortalité de l’âme, que vous repoussez sous prétexte qu’il n’est pas écrit dans le Pentateuque, n’avez-vous pas lu cette phrase (Exode, III, 6) : « Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ? » Dieu parle ainsi à Moïse, longtemps après la mort des patriarches, et il dit : « Je suis leur Dieu » ; donc ils vivent encore, car le Dieu d’Israël est le Dieu des vivants.
Nous lisons également dans le Talmud (Tr. Synhédrin, 90a) : « Ceux-ci n’auront point part à la vie future : Celui qui prétend que le dogme de l’immortalité ne se trouve pas dans le Pentateuque…, etc. — Pourquoi cela ? Parce que Dieu a coutume de rendre mesure pour mesure. Or, cet homme nie la vie future, parlant il n’en mérite pas les jouissances. » Ces jouissances, je l’ai déjà dit d’après nos docteurs, consistent dans la contemplation des perfections divines ; contemplation extatique, toute spirituelle, et proportionnée au degré de perfection que l’âme a su acquérir ici-bas. Mais cette perfection elle-même de l’âme suppose, à un degré quelconque, la croyance à ses hautes destinées ; et, réciproquement, l’absence de cette foi a pour résultat l’inculture de l’âme et par suite sa déchéance finale.
33 Et le peuple, entendant cela, admirait sa doctrine.
34 Les Pharisiens, ayant appris qu’il avait fermé la bouche aux Sadducéens, s’assemblèrent.
35 Et l’un d’entre eux, qui était docteur de la loi, l’interrogea pour l’éprouver, et lui dit :
36 Maître quel est le plus grand commandement de la loi ?
37 Jésus lui dit : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée.
— Ce verset se trouve ainsi formulé dans le Pentateuque (Deut., VI, 5) : « Tu aimeras l’Éternel ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes facultés. » Pourquoi donc Jésus a-t il remplacé ces derniers mots par : de toute ton intelligence ? C’est à cause de ce qu’on lit dans le Talmud (Tr. Berachoth, 61b) : « R. Eliézer dit : Puisqu’il est écrit : « De toute ton âme », à quoi bon ajouter encore : Et de toutes tes facultés ? Et puisqu’il est écrit : «De toutes les facultés», pourquoi dire d’abord : « De toute ton âme ? » — C’est que la loi prévoit toutes les hypothèses, et que tel individu tient plus à sa personne qu’à ses, biens, tel autre plus à ses biens qu’à sa personne. Préfères-tu ta vie à ta fortune, tu dois lui sacrifier jusqu’à ta vie. Préfères-tu ta fortune à ta vie, tu dois lui sacrifier jusqu’à ta fortune. En un mot, tu dois être prêt, pour l’amour de Dieu, à sacrifier ce que tu as de plus cher. »
C’est dans le même esprit que Jésus modifie la phrase de Moïse : « Tu aimeras le Seigneur… avec ton intelligence » ; c’est-à-dire en réfléchissant, d’une part, à tes diverses affections terrestres, et, d’autre part, aux exigences de l’amour divin qui doit les dominer toutes. Quel que soit, à tes yeux, le plus précieux des biens, tu dois y renoncer plutôt que de renier le vrai Dieu.
38 C’est le premier et le grand commandement ;
39 Et voici le second qui lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même.
40 Toute la loi et les prophètes se rapportent à ces deux commandements.
— Il n’y a en effet pour l’homme que deux sortes d’obligations, les unes relatives à ses devoirs envers Dieu (tels que la défense de l’idolâtrie, l’observance du sabbat, etc.), les autres relatives à ses rapports avec ses semblables. Quiconque aime Dieu de tout son cœur, ne fera rien contre la volonté de Celui qu’il aime ; quiconque aime sincèrement son prochain, lui fera tout ce qu’il voudrait qu’on lui fît à lui-même. En accomplissant ainsi ce double devoir, il aura donc observé toute la Loi.
Nous nous sommes expliqué précédemment sur le sens du précepte relatif à l’amour du prochain.
41 Et les Pharisiens étant assemblés, Jésus les interrogea.
42 Et leur dit : Que vous semble-t-il du Christ ? De qui doit-il être fils ? Ils lui répondirent : De David.
43 Et il leur dit : Comment donc David l’appelle-t-il par l’Esprit son Seigneur, en disant :
44 Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Assieds-toi à ma droite, jusqu’à ce que j’aie mis tes ennemis pour te servir de marche-pied ?
— C’est le premier verset du psaume CX (CIX, selon les Septante et la Vulgate).
45 Si donc David l’appelle son Seigneur, comment est-il son fils ?
— Jésus n’a nullement pour but, selon moi, de prouver que le Messie doit être Dieu, et son argumentation avec les Pharisiens a un tout autre sens. Voyons, en effet, comment ces derniers expliquent les paroles du célèbre psaume. D’après leur opinion, consignée dans le Talmud (Tr. Nedarim, 32b, et Synhédrin, 108b), ces paroles ne se rapportent pas au Messie, mais au patriarche Abraham. « L’Éternel a dit à mon Seigneur (ou Maître) », c’est-à-dire à Abraham, au moment où il allait combattre les rois alliés contre Sodome : « Reste à ma droite jusqu’à ce que j’aie réduit tes ennemis à s’humilier devant toi… » Cette application, il faut en convenir, n’est peut-être pas très-naturelle ; mais on remarquera que ce psaume est attribué à David, et il serait encore moins naturel que David appelât le Messie son « Seigneur et Maître », alors que le Messie devait être son propre descendant d’après la croyance universelle de la Synagogue, croyance conservée par l’Eglise. Voilà pourquoi les docteurs du Talmud préfèrent rapporter tout le psaume à Abraham, ce chef vénéré de toute notre race. — A quoi Jésus répond (et cela explique son affectation à répéter le nom de David, versets 43 et 45) : « Vous croyez que David est l’auteur de ce psaume ? L’épigraphe porte, il est vrai Le-David Mizmor (traduction ordinaire : Psaume de David) ; mais le psaume LXXII porte aussi pour titre : Li-Schlomoh, qui semble signifier : «De Salomon», et que pourtant tout le monde traduit : « Dédié à Salomon ». De même le psaume en litige est adressé « à David » par un poète inconnu, par quelque lévite, qui l’appelle très-légitimement son «Seigneur», sans compter que David porte, lui aussi, le nom glorieux de Messie du Dieu de Jacob (II Sam., XXIII, 1), c’est-à-dire son Oint et son Elu. Et il n’y a pas lieu de relever l’épithète de prêtre (v. 4), qui en hébreu ne s’applique pas toujours au sacerdoce, mais à toute position éminente dans l’Etat. (Voir, par exemple, II Sam., VIII, 18.)
Donc, en définitive, le Psaume CX n’a pas été composé par David, mais dédié à David, et tout le discours s’adresse soit à ce prince, soit à l’homme qui doit naître de lui. Telle est l’opinion de Jésus, et rien ne nous empêche de l’adopter.
46 Et personne ne put lui répondre un seul mot ; et depuis ce jour-là personne n’osa plus l’interroger.
Chapitre XXIII.
1 Alors Jésus parla au peuple et à ses disciples…
— Dans ce discours, jusqu’au verset 13, Jésus donne ses instructions aux chefs des communautés et à ces communautés elles-mêmes, leur enseignant la conduite qu’ils doivent tenir après sa mort.
2 Et leur dit : Les scribes et les Pharisiens sont assis sur la chaire de Moïse.
— Sens : De même que vous avez obéi à la voix de Moïse, de même vous devez vous conformer aux enseignements de ses successeurs, les docteurs d’Israël, dépositaires de ses traditions. Nous lisons pareillement dans le Talmud (Tr. Rosch Haschanah, 25b) : « Il est écrit (Deut., XVII, 8-9) : Lorsque tu seras impuissant à statuer sur un cas légal…, tu iras consulter les prêtres, les lévites, le juge qui fonctionnera à cette époque. » Mais cela va sans dire : pouvez-vous consulter un juge qui ne soit pas votre contemporain ? Cette phrase signifie donc autre chose, à savoir que nous devons nous en rapporter aux décisions du magistrat de notre temps, quel qu’il soit, eût-il beaucoup moins de mérite que tel de ses prédécesseurs : Jephté, dans son siècle, valait autant que Samuel dans le sien » ; c’est-à-dire qu’investi d’une autorité égale, il avait droit au même respect et à la même obéissance.
3 Observez donc et faites tout ce qu’ils vous diront d’observer ; mais ne faites pas comme ils font, parce qu’ils disent et ne font pas.
— Tout ce qu’ils vous diront d’observer conformément à la loi de Moïse, dont ils sont les interprètes autorisés. Mais s’ils ne l’observent pas eux-mêmes, ils auront à rendre compte de leur conduite, et vous n’avez pas le droit de vous prévaloir de leur exemple.
4 Car ils lient des fardeaux pesants et insupportables, et les mettent sur les épaules des hommes ; mais ils ne voudraient pas les remuer du doigt.
— Tel ne fut pas, au dire du Talmud (Tr. Sotah, 10a), le caractère de Samson. Nous y lisons en effet : Il est écrit (Juges, XVI, 28) : Samson invoqua l’Éternel et dit : Seigneur, souviens-toi de moi… C’est-à-dire, explique Rab : « Maître de l’univers, souviens-toi des vingt années de ma judicature pendant lesquelles je n’ai jamais exigé de qui que ce fût le moindre service personnel. »
5 Et ils font toutes leurs actions afin que les hommes les voient ; car ils portent de larges phylactères, et ils ont de plus longues franges à leurs habits.
6 Ils aiment à avoir les premières places dans les festins, et les premiers sièges dans les synagogues ;
7 Et à être salués dans les places publiques, et à être appelés par les hommes : Maître maître !
— « Parmi les abus qui abrègent la vie humaine, il faut compter, dit R. Yehouda, celui qui consiste à aimer le pouvoir pour lui-même. » (Tr. Berachoth, 55a.)
8 Mais vous, ne vous faites point appeler : Maître ; car vous n’avez qu’un Maître, qui est le Christ ; et pour vous, vous êtes tous frères.
— Sens : Vous ne pouvez tous prétendre à la dignité de docteur. Choisissez donc le plus méritant d’entre vous, le plus capable de guider et d’instruire ses frères ; celui-là sera votre maître et votre Christ ou Messie, — en hébreu Maschiach, littéralement l’Oint, et par extension l’Elu, celui qui est investi de la puissance temporelle ou morale. C’est ainsi qu’Isaïe a dit (Isaïe, LXI, 1) : « Dieu m’a oint (Maschiach), a fait de moi son Messie, pour annoncer la bonne nouvelle aux humbles », etc.
9 Et n’appelez personne sur la terre votre père ; car vous n’avez qu’un seul Père, savoir : celui qui est dans les cieux.
— Et n’appelez personne… votre père. Ce titre honorifique, vous ne devez pas même le donner à celui que vous aurez élu, car il ne convient qu’à notre Père céleste. Celui qui vous enseigne ne peut prétendre qu’au nom de Docteur.
10 Et ne vous faites point appeler docteurs ; car vous n’avez qu’un seul Docteur, qui est le Christ.
— Vous n’aurez qu’un seul docteur, ce sera le Christ (l’Elu), que son mérite aura désigné à vos suffrages. Chaque siècle a son guide ; il n’y en a pas deux pour une même génération. Synhédrin, 8a.)
11 Mais que le plus grand d’entre vous soit votre serviteur.
— Pensée déjà exprimée ch. XX, v. 26 et 27. Voir notre commentaire à cet endroit.
12 Car quiconque s’élèvera sera abaissé, et quiconque s’abaissera sera élevé.
— Comparez Talmud (Tr. Eroubin, 13b) : « Celui qui s’abaisse, Dieu l’élève ; celui qui s’élève, Dieu l’abaisse. Qui cherche les honneurs, les honneurs lui échappent ; qui les fuit, ils viennent le trouver. »
13 Mais malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites ! parce que vous fermez aux hommes le royaume des cieux ; vous n’y entrez point, et vous n’y laissez point entrer ceux qui voudraient y entrer.
14 Malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites ! car vous dévorez les maisons des veuves, en affectant de faire de longues prières ; à cause de cela vous serez punis d’autant plus sévèrement.
15 Malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites ! car vous courez la mer et la terre pour faire un prosélyte ; et quand il l’est devenu, vous le rendez digne de la géhenne deux fois plus que vous.
— Digne de la Géhenne. « Tout hypocrite, dit R. Eléazar (Tr. Sotah, 41b), est voué à la Géhenne ; car ainsi s’exprime Isaïe (V, 20, 24) : « Malheur à vous, qui appelez le mal un bien et le bien un mal, qui transformez la lumière en ténèbres et les ténèbres en lumière, proclamez doux ce qui est amer et amer ce qui est doux !… Comme la flamme dévore le chaume, ainsi votre racine sera dévorée, et vos fleurs s’en iront en poussière. » »
Deux fois plus que vous, car le prosélyte, en voyant vos œuvres mauvaises, les imite et fait pis encore, de sorte qu’il devient, par votre faute, encore plus coupable que vous.
16 Malheur à vous, conducteurs aveugles ! qui dites : Si quelqu’un jure par le temple, cela n’est rien ; mais celui qui aura juré par l’or du temple, est obligé de tenir son serment.
17 Insensés et aveugles ! car lequel est le plus considérable, ou l’or, ou le temple qui rend cet or sacré ?
18 Et si quelqu’un, dites-vous, jure par l’autel, cela n’est rien ; mais celui qui aura juré par le don qui est sur l’autel, est obligé de tenir son serment.
19 Insensés et aveugles ! car lequel est le plus grand, le don, ou l’autel qui rend ce don sacré ?
20 Celui donc qui jure par l’autel, jure par l’autel et par tout ce qui est dessus ;
21 Et celui qui jure par le temple, jure par le temple et par celui qui y habite ;
— Jurer par le temple ou par l’autel est également considéré comme un serment valable par le Talmud, traité Nedarim, 13 a.
22 Et celui qui jure par le ciel, jure par le trône de Dieu et par celui qui est assis dessus.
23 Malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites ! car vous payez la dîme de la menthe, de l’aneth et du cumin, et vous négligez les choses les plus importantes de la loi la justice, la miséricorde et la fidélité. Ce sont là les choses qu’il fallait faire, sans néanmoins omettre les autres.
— De la menthe, de l’aneth et du cumin. En droit mosaïque, la dîme n’est prescrite que pour le blé, le vin et l’huile ; le Talmud étend cette obligation à d’autres produits, tels que ceux qu’énumère Jésus. Ce qu’il reproche aux Pharisiens hypocrites, c’est donc, en d’autres termes, de pratiquer les choses accessoires et de négliger l’essentiel, c’est-à-dire les prescriptions formelles de la loi écrite.
Sans néanmoins omettre les autres. Cette conclusion est remarquable, et elle prouve une fois de plus ce que j’ai avancé : que Jésus, tout en proclamant, avec les Talmudistes, l’incontestable supériorité de la loi de Moïse sur celle des rabbins, n’a jamais entendu s’inscrire en faux contre les ordonnances de ces derniers.
24 Conducteurs aveugles ! qui coulez un moucheron et qui avalez un chameau.
— Conducteurs aveugles. Cette expression rappelle une pensée du Talmud (Baba Kamma, 52 a), déjà citée précédemment (p. 288).
25 Malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites ! car vous nettoyez le dehors de la coupe et du plat, pendant qu’au dedans vous êtes pleins de rapines et d’intempérance.
26 Pharisien aveugle ! nettoie premièrement le dedans de la coupe et du plat, afin que ce qui est dehors devienne aussi net.
27 Malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites ! car vous ressemblez à des sépulcres blanchis, qui paraissent beaux par dehors, mais qui, au dedans, sont pleins d’ossements de morts et de toute sorte de pourriture.
28 De même aussi, au dehors vous paraissez justes aux hommes, mais au dedans vous êtes remplis d’hypocrisie et d’injustice.
29 Malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites ! car vous bâtissez les tombeaux des prophètes, et vous ornez les sépulcres des justes,
30 Et vous dites : Si nous eussions été du temps de nos pères, nous ne nous serions pas joints à eux pour répandre le sang des prophètes.
31 Ainsi vous êtes témoins contre vous-mêmes que vous êtes les enfants de ceux qui ont tué les prophètes.
32 Vous donc aussi, vous achevez de combler la mesure de vos pères.
33 Serpents, race de vipères ! comment éviterez-vous le jugement de la géhenne ?
34 C’est pourquoi, voici, je vous envoie des pro phètes, des sages et des scribes : vous ferez mourir et vous crucifierez les uns ; vous ferez fouetter les autres dans vos synagogues, et vous les persécuterez de ville en ville…
— Des prophètes, c’est-à-dire des hommes qui mériteraient de l’être, s’il pouvait encore y avoir des prophètes. Car, « avec Haggée, Zacharie et Malachie, l’inspiration divine a disparu. » (Talm. B. Bathra, 14 b.)
35 Afin que tout le sang innocent qui a été répandu sur la terre retombe sur vous, depuis le sang d’Abel le juste jusqu’au sang de Zacharie, fils de Barachie, que vous avez tué entre le temple et l’autel.
— Fils de Barachie. Il y a là évidemment une faute : Zacharie ben Barachie (Béréchya) vivait à l’époque du second temple, sous le règne de Darius, (Voir Zacharie, I, 1.) Il faut sans doute lire ici : « Zacharie, fils de Joïada » (Joad), qui fut tué dans le parvis du temple par l’ordre du roi Joas. » (II Chroniq., XXIV, 21.) Cette erreur me confirme dans mon opinion que Mathieu avait écrit son ouvrage en hébreu. Il aura mentionné simplement le nom de Zacharie, dont tout le monde connaissait la fin tragique. Plus tard, le traducteur grec, voulant préciser davantage, aura cherché un Zacharie dans la Bible et se sera trompé sur l’identité du personnage.
36 Je vous dis en vérité que toutes ces choses viendront sur cette génération.
37 Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes, et qui lapides ceux qui te sont envoyés ! combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous ne l’avez pas voulu !
— Ici, jusqu’à la fin du chapitre, Jésus parle au nom du Dieu d’Israël, à l’instar des prophètes de la Bible. C’est comme s’il disait : « Ainsi parle le Dieu d’Israël : Jérusalem, etc. »
38 Voici, votre demeure va devenir déserte.
39 Car je vous dis que désormais vous ne me verrez plus, jusqu’à ce que vous disiez : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur !
— Nous lisons dans le Talmud (R. Haschanab, 31 a) : « La Schechina s’est retirée de plus en plus d’Israël, et cela jusqu’à dix fois (Les rabbins entendent par Schechina la protection visible de Dieu, protection qui s’éloigne des Israélites à mesure que grandit le nombre de leurs péchés) : Du propitiatoire (où Moïse la place, Exod., XXV, 22), elle s’est réfugiée sur l’un des chérubins ; puis, de là, sur l’autre chérubin ; de celui-ci, elle est allée au seuil du temple ; du seuil, au parvis ; du parvis, à l’autel des sacrifices ; de l’autel, sur le toit du temple ; du toit, à l’enceinte, de l’enceinte du temple, à celle de la ville ; de la ville, sur la montagne ; de la montagne, au désert, et alors enfin elle est remontée dans sa demeure (au ciel), comme il est dit (Osée, V, 15) : « Je vais retourner dans ma demeure, jusqu’à ce qu’ils s’amendent et me recherchent. » » — C’est ce que Jesus dit en d’autres termes au peuple, au nom de Dieu Combien de fois n’ai je pas hésité à vous abandonner ! Je ne vous ai quittés que pas à pas, espérant toujours votre conversion ; maintenant, que vous vous êtes endurcis dans le mal, je vous abandonne, et vous ne me verrez plus jusqu’au jour où vous direz : « Béni soit celui qui viendra au nom du Dieu un et qui nous apprendra à le connaître ! »
Chapitre XXIV.
1 Comme Jésus sortait du temple et qu’il s’en allait, ses disciples vinrent pour lui faire considérer les bâtiments du temple.
2 Et Jésus leur dit : Ne voyez-vous pas tout cela ? Je vous dis en vérité qu’il ne restera ici pierre sur pierre qui ne soit renversée.
3 Et s’étant assis sur la montagne des Oliviers, ses disciples vinrent à lui en particulier, et lui dirent : Dis-nous quand ces choses arriveront, et quel sera le signe de ton avénement et de la fin du monde.
— Le signe de ton avénement, c’est-à-dire : Pour nous, nous connaissons le noble but que tu t’es proposé. Tu as voulu inculquer à tous la croyance au vrai Dieu. Mais dis-nous quand doit venir le Messie, qui doit faire régner partout cette sainte croyance ? (Voir les versets suivants.)
4 Et Jésus, répondant, leur dit : Prenez garde que personne ne vous séduise.
5 Car plusieurs viendront en mon nom, disant : Je suis le Christ ; et ils séduiront beaucoup de gens.
— On explique ordinairement ainsi ce verset : « Ne vous laissez pas tromper si, sous mon nom, quelqu’un veut plus tard vous égarer en disant qu’il est le Messie. » Mais il est impossible d’admettre cette explication, car comment quelqu’un, venant après Jésus et parlant au nom de Jésus, pourrait-il se donner pour le Messie, et qui ajouterait foi à ses paroles ? D’ailleurs, le texte porte : Plusieurs viendront. Mais en voici la vraie signification : Plusieurs peut-être viendront plus tard et vous tromperont en disant que je suis le Messie. Mais il n’en est rien, et voici à quels signes vous reconnaîtrez l’avénement du Messie.
6 Vous entendrez parler de guerres et de bruits de guerres prenez garde de ne vous pas troubler, car il faut que toutes ces choses arrivent ; mais ce ne sera pas encore la fin.
7 Car une nation s’élèvera contre une autre nation, et un royaume contre un autre royaume ; et il y aura des famines, des pestes et des tremblements de terre en divers lieux.
8 Mais tout cela ne sera qu’un commencement de douleurs.
— « Le septenaire qui verra naître le (Messie) fils de David sera signalé par des calamités… Dans la troisième année de cette période, une famine décimera hommes, femmes et enfants… ; dans la sixième, il y aura des ouragans ; dans la septième, des guerres. » (Talmud, tr. Synhédrin, 97a.)
9 Alors ils vous livreront pour être tourmentés, et ils vous feront mourir ; et vous serez haïs de toutes les nations à cause de mon nom.
10 Alors aussi plusieurs se scandaliseront, et se trahiront les uns les autres, et se haïront les uns les autres.
— « Quand les temps seront proches où le Messie doit paraître, le fils insultera son père, la fille se révoltera contre sa mère, la bru contre sa belle-mère, et les familles seront divisées. » (Talmud, tr. Sotah, 49b ; cf. Michée, VII, 6, et ci-dessus X, 35, 36.)
11 Et plusieurs faux prophètes s’élèveront, et séduiront beaucoup de gens ;
12 Et parce que l’iniquité sera multipliée, la charité de plusieurs se refroidira.
13 Mais celui qui aura persévéré jusqu’à la fin sera sauvé.
14 Et cet évangile du royaume de Dieu sera prêché par toute la terre, pour servir de témoignage à toutes les nations ; et alors la fin arrivera.
— Cet évangile du royaume… Littéralement : Cette bonne nouvelle du royaume de Dieu, c’est-à-dire de son unité. Le signe précurseur de la venue du Messie, de l’homme providentiel qui mettra fin à l’anarchie des croyances, ce signe sera donc : l’Unité de Dieu reconnue par tous. Donc, chrétien et juif attendent tous deux encore la venue du Messie, et la circonstance déterminante sera la foi à l’unité de Dieu, et l’absence de cette foi est le seul obstacle qui retarde cet heureux événement. Attachons-nous donc, les uns et les autres, à professer et à répandre dans toute sa pureté cette sainte croyance : c’est là une œuvre digne de nos communs efforts. Que ce but soit atteint, et alors viendra ce Messie du genre humain, qui n’est pas Jésus, mais que Jésus a annoncé avec tous les prophètes.
15 Quand donc vous verrez dans le lieu saint l’abomination qui cause la désolation, et dont le prophète Daniel a parlé (que celui qui le lit y fasse attention)…
— Nous lisons, en effet, dans les prophéties de Daniel (XII, 11) : « Depuis l’époque où le sacrifice journalier a été (ou aura été) aboli, pour faire place à l’abomination de la désolation (litt. à l’idole abominable et désolante)… » Suivant le Talmud (Tr. Taanith, 26a-b et 28b), ce passage s’applique au 17 du mois de Tammonz, jour néfaste où arrivèrent, à différentes époques, cinq événements calamiteux pour Israël. Deux de ces événements sont : l’interruption du sacrifice journalier et l’érection d’une idole dans le temple, faits auxquels ferait allusion la phrase de Daniel.
16 Alors, que ceux qui seront dans la Judée s’enfuient aux montagnes ;
17 Que celui qui sera au haut de la maison ne descende point pour s’arrêter à emporter quoi que ce soit de sa maison ;
18 Et que celui qui est aux champs ne retourne point en arrière pour emporter ses habits.
19 Malheur aux femmes qui seront enceintes, et à celles qui allaiteront en ces jours-là !
20 Priez que votre fuite n’arrive pas en hiver ni en un jour de sabbat…
— Ni en un jour de sabbat. De peur que, pour vous éloigner de l’ennemi, vous ne soyez obligés d’outrepasser les limites qu’il est défendu de franchir le jour du sabbat. Le sabbat étant consacré au repos, les marches excessives y sont interdites ; ce qui constitue l’excès dans la marche, c’est la loi orale qui le détermine. Puisque Jésus s’en préoccupe, il en résulte clairement qu’il observe, et qu’il veut qu’on observe, non-seulement la loi écrite, mais la loi orale, les prescriptions des docteurs.
21 Car il y aura une grande affliction, telle que depuis le commencement du monde jusqu’à présent il n’y en a point eu, et qu’il n’y en aura jamais de semblable.
22 Que si ces jours-là n’avaient pas été abrégés, personne n’échapperait ; mais ils seront abrégés à cause des élus.
23 Alors, si quelqu’un vous dit : Le Christ est ici, ou : Il est là, ne le croyez point.
24 Car de faux christs et de faux prophètes s’élèveront, et feront de grands signes et des prodiges, pour séduire les élus mêmes, s’il était possible.
— Les élus mêmes. Témoin ce fait rapporté par le Midrasch (Ekha Rabbathi sur Lament., II, 2) : « Lorsque R. Akiba vit Bar-Khoziba (Barkochébas, chef de la révolte des Juifs sous Adrien), il s’écrie : « C’est lui le Messie ! » — R. Johanan b. Tôretha lui dit : Akiba ! l’herbe croîtra sur ta tombe, et le Messie ne sera point encore arrivé.
25 Voilà, je vous l’ai prédit.
26 Si donc on vous dit : Le voici dans le désert, n’y allez point : Le voici dans des lieux retirés, ne le croyez point.
27 Car, comme un éclair sort de l’orient et se fait voir jusqu’à l’occident, il en sera aussi de même de l’avénement du Fils de l’homme.
— Plus haut, au verset 14, Jésus a indiqué le caractère de l’époque qui verra naître le Messie, caractère consistant dans la croyance universelle au Dieu un. Ici commence la prédiction de Jésus relative au caractère du Messie lui-même. Celui là sera le vrai Messie, dont le nom se répandra d’emblée de l’Orient à l’Occident, comme l’éclair illumine en un clin d’œil l’horizon tout entier ! En d’autres termes, son autorité reconnue et acclamée à la fois, unanimement, par le monde, telles seront ses lettres de créance. L’adhésion d’un groupe d’hommes, d’une population entière même ne suffit pas (cf. verset suiv.), fût-elle corroborée par une foule de miracles. Le véritable Messie doit être consacré par le consentement universel.
28 Car où sera le corps mort, les aigles s’y assembleront.
— C’est le complément du verset qui précède. Ce que Jésus appelle ici un cadavre, terme de mépris familier aux prophètes bibliques, ce sont les faux messies. Il n’en est guère qui n’attirent autour d’eux un nombre plus ou moins considérable de croyants et d’enthousiastes, même distingués, comme on voit les corbeaux et même les aigles s’abattre en foule autour des cadavres. Et c’est ainsi que l’illustre Akiba, l’un des plus grands docteurs de la Synagogue, fut, comme on vient de le voir, dupe d’une généreuse illusion. Mais le Messie s’annoncera avec tant d’éclat qu’il sera nécessairement accepté par tous. S’il est discuté, ce n’est plus le Messie.
29 Et aussitôt après l’affliction de ces jours-là, le soleil s’obscurcira, la lune ne donnera point sa lumière, les étoiles tomberont du ciel, et les puissances des cieux seront ébranlées.
30 Alors le signe du Fils de l’homme paraîtra dans le ciel ; alors aussi toutes les tribus de la terre se lamenteront en se frappant la poitrine, et elles verront le Fils de l’homme venir sur les nuées du ciel, avec une grande puissance et une grande gloire.
— Paraîtra dans le ciel, c’est-à-dire dans la pensée de Dieu, qui jugera le moment venu et l’humanité mûre.
Sur les nuées du ciel. Nous lisons dans le Talmud (Tr. Synhédrin, 98a) : « L’Ecriture dit d’une part (Daniel, VII, 13) : Je vis alors l’apparence d’un homme venant sur les nuées du ciel (c’est-à-dire avec rapidité), et de l’autre elle dit (Zacharie, IX, 9) : Ton roi vient, Sion, comme un pauvre monté sur son âne (c’est-à-dire d’une marche lente et molle). Que signifie cette contradiction ? — Que si le monde est digne de le recevoir, le Messie viendra « sur les nuées du ciel », et, dans le cas contraire, « monté sur un âne ». — La même distinction ressort des paroles de Jésus : ici, le fils de l’homme doit venir sur les nuées du ciel, et plus haut (XXI, 2) il avait dit à ses disciples : « Allez à la bourgade qui est devant vous, vous y trouverez une ânesse et son ânon…, détachez-les et amenez-les moi. » Exactement les deux hypothèses du Talmud. Ce n’est pas une contradiction, c’est une alternative.
31 Il enverra ses anges avec un grand son de trompette, et ils rassembleront ses élus des quatre vents, depuis un bout des cieux jusqu’à l’autre bout.
— Il enverra… c’est-à-dire que Dieu enverra ses anges.
Un grand son de trompette. « Ce jour-là la trompette fera entendre sa grande voix, et alors ceux qui sont disséminés dans le pays d’Assur, ceux qui sont exilés en Egypte, tous reviendront et se prosterneront devant l’Éternel sur sa montagne sainte, à Jérusalem. » (Isaïe, XXVII, 13.)
32 Apprenez ceci par la similitude du figuier : Quand ses branches commencent à être tendres, et qu’il pousse des feuilles, vous connaissez que l’été est proche.
33 Vous aussi de même, quand vous verrez toutes ces choses, sachez que le Fils de l’homme est proche et à la porte.
34 Je vous dis en vérité que cette génération ne passera point que toutes ces choses n’arrivent.
— Prise à la lettre, cette parole est évidemment fausse nonseulement la génération de Jésus, mais bien d’autres après elle ont passé, et le Messie n’est point venu encore, et l’on n’a aperçu aucun des signes annoncés ! Mais on comprendra mieux et l’on acceptera la pensée de Jésus, si l’on se reporte à ce que nous lisons dans le Talmud (Ibid.) : « R. Josué b. Lévi vit un jour le (fantôme du) prophète Elie à l’entrée d’une grotte ; il lui demanda : « Quand viendra le Messie ? Va le lui demander à lui-même. Où est-il donc ? — A la porte de la ville (de Rome). Et à quel signe le reconnaîtrai-je ? — Tu le verras assis au milieu de pauvres, accablés de plaies comme lui (cf. Is., LIII, 4, 5) ; mais, à la différence des autres qui pansent leurs plaies à loisir, lui ne panse les siennes qu’une à une, pour être prêt à remplir sa mission au premier appel de Dieu. » R. Josué b. Lévi alla donc trouver le Messie et lui dit : « Salut à toi, seigneur et maitre ! » Le Messie lui répondit : « Salut à toi, enfant de Lévi ! — Quand viendras-tu, seigneur ? — Aujourd’hui !….. » — De retour auprès d’Elie, celui-ci lui demanda : Que t’a-t-il dit ? Un mensonge ! Il m’a dit qu’il arriverait aujourd’hui, et il n’est pas venu. — Voici ce qu’il a voulu te dire : « Aujourd’hui même, si vous écoutez la voix de Dieu » (Ps. XCV, 7).
Dans toute génération il y a au moins un homme personnellement digne d’être le Messie, ayant toutes les qualités et toutes les conditions que le Messie doit réunir. S’il n’est pas appelé à ce rôle, c’est que le siècle est trop vicieux ou n’est pas encore assez pur pour mériter sa rédemption. Telle est la pensée du Talmud, telle aussi la pensée de Jésus. Soyez sages, revenez à Dieu, et vous verrez vous mêmes ma prédiction se réaliser, car c’est de vous seuls que dépend son accomplissement.
35 Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront point.
36 Pour ce qui est du jour et de l’heure, personne ne le sait, non pas même les anges du ciel, mais mon Père seul.
— Nous lisons dans le Talmud (Ibid.) : « Il est écrit (Isaïe, LX, 22) : Je hâterai son arrivée en son temps. Contradiction apparente, que le Talmud résout ainsi : Si la génération en est digne, je hâterai l’arrivée du Messie ; sinon, il ne viendra qu’en son temps. » Donc, deux hypothèses : celle de la venue normale, à l’époque fixée par Dieu comme terme extrême ; celle de la venue anticipée, en cas de pénitence de notre part. Mais quel est ce terme extrême, quelle est cette date qu’en tout état de cause le Messie ne dépassera point ? C’est là, au dire de Jésus, une chose que les anges eux-mêmes ignorent et que Dieu seul connaît. Exactement d’après le Talmud (même traité, f. 99a) : « Le jour de la rémunération est fixé dans mon cœur’, dit Isaïe (LXIII, 4) ; cela signifie, dit R. Siméon b. Lakisch, que j’en garde le secret dans mon cœur, et que je ne l’ai pas révélé même à mes anges. »
37 Mais comme il en était dans les jours de Noé, il en sera de même à l’avénement du Fils de l’homme :
38 Car, comme dans les jours avant le déluge les hommes mangeaient et buvaient, se mariaient et donnaient en mariage jusqu’au jour où Noé entra dans l’arche ;
39 Et qu’ils ne pensèrent au déluge que lorsqu’il vint, et qu’il les emporta tous ; il en sera aussi de même à l’avènement du Fils de l’homme.
40 Alors, de deux hommes qui seront dans un champ, l’un sera pris et l’autre laissé ;
41 De deux femmes qui moudront au moulin, l’une sera prise et l’autre laissée.
— « Rabbah dit au nom de R. Johanan : La Jérusalem céleste ne ressemblera pas à la Jérusalem de ce monde. Cette dernière est accessible à chacun ; l’autre ne recevra dans son enceinte que ceux qui en seront dignes » (Talmud, B. Bathra, 75b).
42 Veillez donc ; car vous ne savez pas à quelle heure votre Seigneur doit venir.
43 Vous savez que si un père de famille était averti à quelle veille de la nuit un larron doit venir, il veillerait, et ne laisserait pas percer sa maison.
44 C’est pourquoi vous aussi tenez-vous prêts ; car le Fils de l’homme viendra à l’heure que vous ne pensez pas.
— Le fils de l’homme. En parlant du Messie, Jésus affecte toujours de l’appeler fils de l’homme, c’est ainsi qu’il l’avait déjà désigné vers. 27, 30 et 37. Le motif, selon moi, c’est que Jésus avait une double crainte à cet égard : il craignait, et qu’on ne fût dupe des faux messies, et qu’on ne fût tenté de diviniser le Messie véritable lorsqu’il apparaîtrait. C’est pour obvier au premier danger qu’il a donné, comme on l’a vu, toutes les indications nécessaires pour reconnaître le vrai Messie ; mais en parlant de ce dernier, et précisément dans ces indications mêmes, il a soin de l’appeler « fils de l’homme », et ceci répond à sa seconde crainte. Car c’est nous dire Ce Messie, votre espoir et votre consolation, ne vous imaginez pas que ce soit un Dieu ; non ! ce sera tout simplement un homme, un fils de l’homme, mortel comme nous tous, pétri du même limon, sujet aux mêmes besoins et aux mêmes infirmités, mais doué d’une intelligence supérieure, revêtu d’une autorité plus grande, en raison de la haute mission qu’il aura reçue de Dieu.
À l’heure que vous ne pensez pas. « Trois choses, dit le Talmud (Tr. Synhéd., 97a), arrivent sans qu’on y pense : les trouvailles, la morsure du scorpion, et… le Messie. »
45 Qui est donc le serviteur fidèle et prudent que son maître a établi sur ses domestiques pour leur donner la nourriture dans le temps qu’il faut ?
46 Heureux ce serviteur que son maître trouvera faisant ainsi, quand il arrivera !
47 Je vous dis en vérité qu’il l’établira sur tous ses biens.
48 Mais si c’est un méchant serviteur, qui dise en lui-même : Mon maître tarde à venir ;
49 Et qu’il se mette à battre ses compagnons de service, et à manger et à boire avec des ivrognes.
50 Le maître de ce serviteur-là viendra le jour qu’il ne l’attend pas, et à l’heure qu’il ne sait pas ;
51 Et il le séparera, et il lui donnera sa portion avec les hypocrites : c’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents.
Chapitre XXV.
1 Alors le royaume des cieux sera semblable à dix vierges qui, ayant pris leurs lampes, allèrent au-devant de l’époux.
2 Or, il y en avait cinq d’entre elles qui étaient sages, et cinq qui étaient folles.
3 Celles qui étaient folles, en prenant leurs lampes, n’avaient point pris d’huile avec elles.
4 Mais les sages avaient pris de l’huile dans leurs vaisseaux avec leurs lampes.
— L’application de cette fable est facile. La pensée en est identique à celle de ce passage de l’Ecclésiaste (IX, 8) : « Qu’en tout temps ta robe reste blanche et ta tête parfumée d’huile » ; passage que le Midrasch (l. c.) interprète ainsi : « La blancheur de la robe, c’est l’innocence ; l’huile qui parfume la tête, ce sont les vertus et les bonnes œuvres. » Et la même pensée se retrouve dans un dicton talmudique déjà cité (Tr. Aboth, ch. IV, 21) : « Ce monde-ci n’est que le vestibule du monde futur ; prépare-toi dans le vestibule, si tu veux être admis dans le salon. »
5 Et comme l’époux tardait à venir, elles s’assoupirent toutes et s’endormirent.
6 Et sur le minuit on entendit crier : Voici l’époux qui vient ; sortez au-devant de lui.
7 Alors ces vierges se levèrent toutes, et préparèrent leurs lampes.
8 Et les folles dirent aux sages : Donnez-nous de votre huile, car nos lampes s’éteignent.
9 Mais les sages répondirent : Nous ne le pouvons, de peur que nous n’en ayons pas assez pour nous et pour vous ; allez plutôt vers ceux qui en vendent, et en achetez pour vous.
10 Mais pendant qu’elles en allaient acheter, l’époux vint ; et celles qui étaient prêtes entrèrent avec lui aux noces, et la porte fut fermée.
11 Après cela, les autres vierges vinrent aussi, et dirent : Seigneur, seigneur, ouvrez-nous !
12 Mais il leur répondit : Je vous dis en vérité que je ne vous connais point.
13 Veillez donc, car vous ne savez ni le jour ni l’heure à laquelle le Fils de l’homme viendra.
14 Car il en est comme d’un homme qui, s’en allant en voyage, appela ses serviteurs, et leur remit ses biens.
15 Et il donna cinq talents à l’un, à l’autre deux, et à l’autre un à chacun selon ses forces ; et il partit aussitôt.
16 Or, celui qui avait reçu cinq talents s’en alla, et en trafiqua ; et il gagna cinq autres talents.
17 De même celui qui en avait reçu deux en gagna aussi deux autres.
18 Mais celui qui n’en avait reçu qu’un s’en alla, et creusa dans la terre, et y cacha l’argent de son maître.
19 Longtemps après, le maître de ces serviteurs revint, et il leur fit rendre compte.
20 Alors celui qui avait reçu cinq talents vint, et présenta cinq autres talents, et dit : Seigneur, tu m’avais remis cinq talents ; en voici cinq autres que j’ai gagnés de plus.
21 Et son maître lui dit : Cela va bien, bon et fidèle serviteur tu as été fidèle en peu de chose, je t’établirai sur beaucoup ; entre dans la joie de ton seigneur,
22 Et celui qui avait reçu deux talents vint, et dit : Seigneur, tu m’avais remis deux talents ; en voici deux autres que j’ai gagnés de plus.
23 Et son maître lui dit : Cela va bien, bon et fidèle serviteur ; tu as été fidèle en peu de chose, je t’établirai sur beaucoup ; entre dans la joie de ton seigneur.
24 Mais celui qui n’avait reçu qu’un talent vint, et dit : Seigneur, je savais que tu étais un homme dur, qui moissonnes où tu n’as pas semé, et qui recueilles où tu n’as pas répandu ;
25 C’est pourquoi, te craignant, je suis allé et j’ai caché ton talent dans la terre ; voici, tu as ce qui est à toi.
26 Et son maître lui répondit : Méchant et paresseux serviteur, tu savais que je moissonnais où je n’ai pas semé, et que je recueillais où je n’ai pas répandu.
27 Il te fallait donc donner mon argent aux banquiers, et à mon retour j’aurais retiré ce qui est à moi avec l’intérêt.
28 Otez-lui donc le talent, et le donnez à celui qui a dix talents.
— De même, ceux qui n’auront pas fait ici-bas provision d’œuvres et de vertus, non-seulement n’entreront pas dans la vie future, mais le peu qu’ils pourront avoir leur sera enlevé et leur part accroîtra aux autres. Tel est le sens de cette seconde comparaison. (Voir au verset suivant.)
29 Car on donnera à celui qui a, et il aura encore davantage ; mais à celui qui n’a pas, on lui ôtera même ce qu’il a.
— Tout homme, dit le Talmud (Tr. Chaghiga, 15a), a deux parts à choisir : l’une en paradis, l’autre en enfer. L’homme de bien, en gagnant le paradis, gagne à la fois sa part et celle qui devait échoir à son voisin (le méchant) ; ce dernier, au contraire, en tombant dans la Géhenne, y trouve, avec son lot, celui de son voisin » (qui s’en est libéré par sa bonne conduite. Le tout d’après les passages Is. LXI, 7, et Jérémie, XVII, 18, expliqués selon la méthode midraschique).
30 Jetez donc le serviteur inutile dans les ténèbres de dehors c’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents. :
31 Or, quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire avec tous les saints anges, alors il s’assiéra sur le trône de sa gloire.
— Voici le sens fort simple de ce verset, qui est purement allégorique. Le fils de l’homme, nous l’avons dit souvent, c’est l’homme en général ; les saints anges, ce sont les bonnes œuvres, dont le Talmud a dit ingénieusement (Tr. Aboth, IV, 11) que « chacune devient un bon ange qui plaide là-haut pour son auteur » ; enfin, le trône de gloire, c’est le rang élevé que le juste a su conquérir dans le ciel, et la même image se retrouve dans le Talmud (Tr. Sabbath, 152a) : « Il est écrit (Ecclésiaste, ch. XII, 5) : L’homme quitte ce monde pour entrer dans sa demeure éternelle… Cette expression, dit R. Isaac, nous enseigne que tout juste, dans le ciel, a droit à une enceinte particulière et plus ou moins glorieuse, selon ses mérites sur la terre. C’est ainsi que lorsqu’un roi, suivi de ses serviteurs, fait son entrée dans une ville, tous entrent par la même porte, mais tous ne sont pas logés de même, et l’appartement de chacun est proportionné à son rang. » Ainsi, ajoute Raschi, tout le monde entre dans la vie Éternelle par la même porte, — la mort ; mais tout le monde n’y est pas casé de la même manière.
32 Et toutes les nations seront assemblées devant lui ; et il séparera les uns d’avec les autres, comme un berger sépare les brebis d’avec les boucs.
— Seront assemblées devant lui, c’est-à-dire devant Dieu. Nous lisons pareillement dans le Talmud (Tr. Abodah Zarah, 2a) : « A la fin des jours, Dieu appellera devant son tribunal toutes les nations de l’univers, et tenant à la main le livre de la Loi, il dira : « Que ceux qui ont observé ce livre viennent recevoir leur salaire ! » — Alors se précipiteront, en foule et tumultueusement tous les peuples, comme le prophète l’a prédit (Isaïe, XLIII, 9) : « Toutes les nations se rassembleront à la fois. » Et Dieu leur dira « N’entrez pas pêle-mêle, mais que chaque peuple se présente avec ses sages. » — N’est-ce pas, en d’autres termes, la parole de Jẻsus : Il séparera les uns d’avec les autres ? c’est-à-dire que Dieu distinguera entre les justes et les impies, de même que le berger sépare les brebis d’avec les boues.
33 Et il mettra les brebis à sa droite, et les boucs à sa gauche.
34 Alors le Roi dira à ceux qui seront à sa droite : Venez, vous qui êtes bénis de mon Père, possédez en héritage le royaume qui vous a été préparé dès la création du monde ;
35 Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger, et vous m’avez recueilli ;
36 J’étais nu, et vous m’avez vêtu ; j’étais malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous m’êtes venus voir.
37 Alors les justes lui répondront. Seigneur ! quand est-ce que nous t’avons vu avoir faim, et que nous t’avons donné à manger ; ou avoir soif, et que nous t’avons donné à boire ?
38 Et quand est-ce que nous t’avons vu étranger et que nous t’avons recueilli ; ou nu, et que nous t’avons vêtu ?
39 Ou quand est-ce que nous t’avons vu malade, ou en prison, et que nous sommes venus te voir ?
40 Et le Roi, répondant, leur dira : Je vous dis en vérité qu’en tant que vous avez fait ces choses à l’un de ces plus petits de mes frères, vous me les avez faites.
— «Que signifie ce verset : Qui donné au pauvre prête à Dieu ? (Proverbes, XIX, 17.) Certes, si la Bible ne le disait pas, nous n’aurions jamais osé formuler une telle pensée, qui constitue Dieu débiteur d’un homme et conséquemment son esclave, suivant cette autre parole de Salomon (Ibid., XXII, 7) : « Tout débiteur est l’esclave de son créancier. » (Talm., B. bathra, 10 a.)
41 Ensuite il dira à ceux qui seront à sa gauche : Retirez-vous de moi, maudits ! et allez dans le feu Éternel, qui est préparé au diable et à ses anges ;
42 Car j’ai eu faim, et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif, et vous ne m’avez pas donné à boire ;
43 J’étais étranger, et vous ne m’avez pas recueilli ; j’étais nu, et vous ne m’avez pas vêtu ; j’étais malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité.
44 Et ceux-là lui répondront aussi : Seigneur ! quand est-ce que nous t’avons vu avoir faim, ou soif, ou être étranger, ou nu, ou malade, ou en prison, et que nous ne t’avons point assisté ?
45 Et il leur répondra : Je dis en vérité qu’en tant que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, vous ne me l’avez pas fait non plus.
46 Et ceux-ci s’en iront aux peines Éternelles ; mais les justes s’en iront à la vie Éternelle.
Chapitre XXVI.
1 Quand Jésus eut achevé tous ces discours, il dit à ses disciples :
2 Vous savez que la Pâque se fera dans deux jours, et que le Fils de l’homme sera livré pour être crucifié.
3 Alors les principaux sacrificateurs, les scribes et les sénateurs du peuple s’assemblèrent dans la salle du souverain sacrificateur, nommé Caïphe,
4 Et délibérèrent ensemble de se saisir de Jésus par adresse et de le faire mourir.
5 Mais ils disaient : Il ne faut pas que ce soit pendant la fête, de peur qu’il ne se fasse quelque tumulte parmi le peuple.
6 Et Jésus étant à Béthanie, dans la maison de Simon, surnommé le lépreux,
— Sans doute le même que Jésus avait guéri de la lèpre, comme on l’a vu ch. VIII, v. 3.
7 Une femme était venue vers lui, ayant un vase d’albâtre plein d’un parfum de grand prix, et elle le lui avait répandu sur la tête lorsqu’il était à table.
8 Et ses disciples, voyant cela, en furent indignés, et dirent : A quoi sert cette perte ?
9 Car on pouvait vendre bien cher ce parfum, et en donner l’argent aux pauvres.
10 Mais Jésus, connaissant cela, leur dit : Pourquoi faites vous de la peine à cette femme ? car elle a fait une bonne action à mon égard ;
11 Car vous aurez toujours des pauvres avec vous, mais vous ne m’aurez pas toujours ;
12 Et si elle a répandu ce parfum sur mon corps, elle l’a fait pour ma sépulture.
— Les Israélites, suivant à la lettre le précepte de l’Ecclésiaste (IX, 8) : « Que l’huile ne manque jamais sur ta tête’, avaient coutume de verser de l’huile sur la tête des morts. Or, Jésus fut condamné à mort par les Romains, qui n’auraient pas permis qu’on lui rendît les honneurs funèbres accoutumés. Aussi, en parlant de cette femme, dit-il : « Elle me rend maintenant les honneurs qu’elle ne pourrait me rendre plus tard, et, ce faisant, elle accomplit une bonne action. »
13 Je vous dis en vérité que, dans tous les endroits du monde où cet Évangile sera prêché, ce qu’elle a fait sera aussi raconté en mémoire d’elle.
14 Alors l’un des douze, appelé Judas Iscariot, s’en alla vers les principaux sacrificateurs,
15 Et leur dit : Que voulez-vous me donner, et je vous le livrerai ? Et ils convinrent de lui donner trente pièces d’argent.
16 Et depuis ce temps-là il cherchait une occasion propre pour le livrer.
17 Or, le premier jour de la fête des pains sans levain, les disciples vinrent à Jésus et lui dirent : Où veux-tu que nous préparions ce qu’il faut pour manger la pâque ?
— Le premier jour, etc. A première vue, il y a là quelque chose de contradictoire. Le sacrifice de la Pâque (l’agneau pascal) devait être mangé la veille de la fête au soir ; par conséquent, il devait être préparé avant ce moment. Comment donc les disciples de Jésus ont-ils pu lui demander ses instructions « le premier jour » de la fête, alors que le moment de manger le sacrifice était depuis longtemps passé ?… Cette difficulté semble grave et a arrêté bien des commentateurs, mais je crois pouvoir la résoudre. On lit dans le Talmud (Tr. Peçachim, 5 a) : « Il est écrit (Exode, XII, 15) : « Pendant sept jours vous mangerez des pains azymes, mais le premier jour vous ferez disparaître toute trace de levain de vos demeures. » Il est impossible d’admettre qu’ici le premier jour signifie le premier jour de la fête, puisque la Bible nous défend ailleurs (Ibid., XXXIV, 25) « d’égorger la victime (pascale) en présence du pain levé, ce qui indique qu’au moment où l’on offre l’agneau pascal, conséquemment la veille au soir, tout pain levé doit avoir disparu de nos maisons.» D’où le Talmud conclut que le terme hébreu, dans l’Exode, XII, ne signifie pas le premier jour, mais le jour d’avant, absolument comme dans Job (XV, 7), où le même terme (rischôn) est employé. Or tel est précisément, selon moi, le sens du passage de Mathieu. Le «premier jour» de la fête signifie le jour d’avant la fête, la veille de la Pâque, et c’est alors que la question du présent verset a été faite à Jésus. Mais comme cet emploi particulier du mot premier n’existe qu’en hébreu, il résulte de là une nouvelle preuve à l’appui de ce que j’ai avancé que Mathieu avait écrit son livre en hébreu, que la Bible et le Talmud se reflètent partout dans son langage. Ce langage a été mal compris et par le traducteur grec et par les commentateurs, qu’a préoccupés, comme je l’ai dit, la difficulté du présent verset.
18 Et il répondit : Allez dans la ville, chez un tel, et lui dites : Le Maître dit : Mon temps est proche ; je ferai la Pâque chez toi avec mes disciples.
19 Et les disciples firent comme Jésus leur avait ordonné, et préparèrent la pâque.
20 Quand le soir fut venu, il se mit à table avec les douze apôtres.
21 Et comme ils mangeaient, il dit : Je vous dis en vérité que l’un de vous me trahira.
22 Et ils furent fort affligés, et chacun d’eux se mit à lui dire Seigneur ! est-ce moi ?
23 Mais il répondit : Celui qui met la main dans le plat avec moi, c’est celui qui me trahira.
24 Pour ce qui est du Fils de l’homme, il s’en va, selon ce qui a été écrit de lui ; mais malheur à cet homme par qui le Fils de l’homme est trahi ! il eût mieux valu pour cet homme-là de n’être jamais né.
— Malheur à cet homme, etc. «Le mal est imputé à celui qui en est la cause première.» (Talmud, Baba Bathra, 119b, et ailleurs.)
25 Et Judas, qui le trahissait, répondit : Maître ! est-ce moi ? Jésus lui dit : Tu l’as dit.
26 Et comme ils mangeaient, Jésus prit du pain, et ayant rendu grâces, il le rompit, et le donna à ses disciples, et dit : Prenez, mangez, ceci est mon corps.
— Mon corps, c’est-à-dire ma vie, car c’est la dernière fois que nous mangerons ensemble.
27 Ayant aussi pris la coupe, et rendu grâces, il la leur donna, disant : Buvez-en tous ;
28 Car ceci est mon sang, le sang de la nouvelle alliance, lequel est répandu pour plusieurs en rémission des péchés.
— Mon sang. Même explication que pour le pain. C’est là dernière fois que nous boirons ensemble, car l’instant de notre séparation est proche.
En rémission des péchés. « Il est écrit (II Samuel, ch. XXIV, 16) : Dieu voulut arrêter le fléau (qu’il avait déchaîné sur Israël à la suite du dénombrement ordonné par David), et il dit à l’ange exterminateur : Rab ! » Ce mot, selon R. Eléazar, signifie : «Frappe celui qui est considérable au milieu du peuple et dont la mort est une calamité suffisante pour expier bien des péchés.» Au même moment mourut Abisaï ben Tserouïa, dont l’autorité était en effet très-grande. » (Talmud, tr. Berachoth, 62b.)
29 Or, je vous dis que désormais je ne boirai point de ce fruit de la vigne, jusqu’à ce jour auquel je le boirai nouveau avec vous dans le royaume de mon Père.
— Talmud (tr. Berach., 34b) : « R. Hiya bar Abba dit au nom de R. Johanan : Toutes les prophéties (relatives aux merveilles de l’avenir) ont en vue l’époque messianique ; quant aux merveilles de la félicité future, aucun regard humain ne les a vues, Dieu seul les connaît… Ce que le regard de l’homme n’a jamais vu encore, ajoute R. Josué, c’est le vin mis en réserve (la récompense réservée aux justes) depuis l’époque de la création. » Jésus fait visiblement allusion à cette tradition allégorique de nos docteurs, lorsqu’il dit à ses disciples : « Je ne boirai plus d’autre vin que dans le royaume de mon Père. »
30 Et après qu’ils eurent chanté le cantique, ils sortirent pour aller à la montagne des Oliviers.
31 Alors Jésus leur dit : Je vous serai cette nuit à tous une occasion de chute ; car il est écrit : Je frapperai le berger, et les brebis du troupeau seront dispersées.
32 Mais après que je serai ressuscité, j’irai devant vous en Galilée.
— L’un des buts essentiels de la mission de Jésus, c’était de faire pénétrer parmi les masses la croyance à l’immortalité de l’âme ; de l’âme, qui survit à la dissolution des organes pour vivre à jamais en Dieu, et se délecter dans cette ineffable contemplation, en proportion du mérite de ses œuvres. Ici, Jésus ne veut dire autre chose que ceci : « Pour vous montrer par le fait la vérité de cette croyance, que vous ne connaissez encore qu’en théorie, j’apparaîtrai à vos yeux, en Galilée, après ma mort. » Tel est le sens de cette résurrection, et c’est abuser des termes que de voir là une résurrection de la chair. La résurrection proprement dite n’était pas en cause, et elle eût été sans objet. Voir, du reste, notre commentaire au chapitre XXVIII, verset 17.
33 Et Pierre, prenant la parole, lui dit : Quand même tous les autres se scandaliseraient en toi, je ne serai jamais scandalisé.
34 Jésus lui dit : Je te dis en vérité que cette nuit même, avant que le coq ait chanté, tu me renieras trois fois.
35 Pierre lui dit : Quand même il me faudrait mourir avec toi, je ne te renierai point. Et tous les disciples dirent la même chose.
36 Alors Jésus s’en alla avec eux dans un lieu appelé Gethsémané ; et il dit à ses disciples : Asseyez-vous ici pendant que je m’en irai là pour prier.
37 Et ayant pris avec lui Pierre et les deux fils de Zébédée, il commença à être fort triste et dans une amère douleur.
38 Et il leur dit : Mon âme est saisie de tristesse jusqu’à la mort ; demeurez ici, et veillez avec moi.
39 Et étant allé un peu plus avant, il se jeta le visage contre terre, priant, et disant : Mon Père que cette coupe passe loin de moi, s’il est possible ! Toutefois, qu’il en soit non comme je le voudrais, mais comme tu le veux.
40 Puis il vint vers ses disciples, et les trouva endormis ; et il dit à Pierre : Est-il possible que vous n’ayez pu veiller une heure avec moi ?
41 Veillez et priez, de peur que vous ne tombiez dans la tentation ; car l’esprit est prompt, mais la chair est faible.
42 Il s’en alla encore pour la seconde fois, et pria, disant Mon Père s’il n’est pas possible que cette coupe passe loin de moi sans que je la boive, que ta volonté soit faite !
43 Et revenant à eux, il les trouva encore endormis ; car leurs yeux étaient appesantis.
44 Et les ayant laissés, il s’en alla encore, et pria pour la troisième fois, disant les mêmes paroles.
45 Alors il vint vers ses disciples et leur dit : Vous dormez encore, et vous vous reposez ? Voici, l’heure est venue, et le Fils de l’homme va être livré entre les mains des méchants.
46 Levez-vous, allons ; voici, celui qui me trahit s’approche.
47 Et comme il parlait encore, voici Judas, l’un des douze, qui vint, et avec lui une grande troupe de gens armés d’épées et de bâtons, de la part des principaux sacrificateurs et des sénateurs du peuple.
48 Et celui qui le trahissait leur avait donné ce signal Celui que je baiserai, c’est lui, saisissez-le.
49 Et aussitôt, s’approchant de Jésus, il lui dit : Maître ! je te salue ; et il le baisa.
50 Et Jésus lui dit : Mon ami, pour quel sujet es-tu ici ? Alors ils s’approchèrent et jetèrent les mains sur Jésus, et le saisirent.
51 En même temps un de ceux qui étaient avec Jésus, portant la main à l’épée, la tira, et en frappa un serviteur du souverain sacrificateur, et lui emporta une oreille.
52 Alors Jésus lui dit : Remets ton épée dans le fourreau ; car tous ceux qui prendront l’épée périront par l’épée.
53 Penses-tu que je ne pusse pas maintenant prier mon Père, qui me donnerait aussitôt plus de douze légions d’anges ?
54 Comment donc s’accompliraient les Ecritures, qui disent qu’il faut que cela arrive ainsi ?
55 En même temps Jésus dit à cette troupe : Vous êtes sortis, avec des épées et des bâtons, comme après un brigand, pour me prendre ; j’étais tous les jours assis parmi vous, enseignant dans le temple, et vous ne m’avez point saisi.
56 Mais tout ceci est arrivé, afin que ce qui est écrit dans les prophètes fût accompli. Alors tous les disciples l’abandonnèrent et s’enfuirent.
57 Mais ceux qui avaient saisi Jésus l’emmenèrent chez Caïphe, le souverain sacrificateur, où les scribes et les sénateurs étaient assemblés.
58 Et Pierre le suivit de loin jusqu’à la cour du souverain sacrificateur ; et y étant entré, il s’assit avec les officiers pour voir quelle en serait la fin.
59 Or, les principaux sacrificateurs, et les sénateurs, et tout le conseil, cherchaient quelque faux témoignage contre Jésus pour le faire mourir.
60 Mais ils n’en trouvaient point ; et bien qne plusieurs faux témoins se fussent présentés, ils n’en trouvaient point de suffisant. Enfin deux faux témoins s’approchèrent…
— Ils n’en trouvaient point. Ils en trouvèrent, mais, comme l’indique le sens, ils ne purent tirer parti de leurs dépositions, qui étaient ou insuffisantes ou contradictoires.
61 Qui dirent : Cet homme a dit : Je puis détruire le temple de Dieu, et le rebâtir dans trois jours.
62 Alors le souverain sacrificateur se leva, et lui dit : Ne réponds-tu rien ? Qu’est-ce que ces gens déposent contre toi ?
63 Mais Jésus se tut. Alors le souverain sacrificateur, prenant la parole, lui dit : Je t’adjure, par le Dieu vivant, de nous dire si tu es le Christ, le Fils de Dieu.
64 Jésus lui répondit : Tu l’as dit ; et même je vous dis que vous verrez ci-après le Fils de l’homme assis à la droite de la puissance de Dieu, et venant sur les nuées du ciel.
— Tu l’as dit. On explique d’ordinaire cette réponse comme un aveu : « Tu l’as bien dit, je suis en réalité ce que tu dis. » Mais cette explication est inadmissible en présence de la réponse que fera Jésus à Ponce-Pilate (ci-après, XXVII, 11), réponse identique et qui évidemment ne peut s’expliquer comme un aveu, ainsi qu’on le verra.
65 Alors le souverain sacrificateur déchira ses habits, disant : Il a blasphémé ; qu’avons-nous plus besoin de témoins ? Vous venez d’entendre son blasphème. Que vous en semble ?
— Il a blasphémé. Le grand-prêtre se serait-il trompé ? Nos livres sacrés déclarent que celui-là seul est puni comme blasphémateur, qui a outragé la Divinité nominativement, c’est-à-dire en la désignant par son nom propre, par le saint Tétragramme. (Voy. Talmud, tr. Synhédrin, 55b.) Or, nous ne voyons même pas que Jésus ait prononcé ce nom auguste !
Mais, d’autre part, le Talmud enseigne encore : C’est commettre un blasphème que d’expliquer littéralement le passage (Exode, XXIV, 10) : « Ils virent le Dieu d’Israël. » En effet, expliqué littéralement, ce verset supposerait Dieu matériel ; or, Jésus disant qu’on verrait le fils de l’homme assis à la droite de Dieu, paraissait croire à la corporéité de l’essence divine, et commettre ainsi un blasphème caractérisé.
66 Ils répondirent : Il a mérité la mort.
67 Alors ils lui crachèrent au visage, et ils lui donnèrent des coups de poing, et les autres le frappaient avec leurs bâtons,
68 Disant Christ devine qui est celui qui t’a frappé.
69 Cependant, Pierre était assis dehors dans la cour ; et une servante s’approcha de lui et lui dit : Tu étais aussi avec Jésus le Galiléen.
70 Et il le nia devant tous, disant : Je ne sais ce que tu dis.
71 Et comme il sortit au vestibule, une autre servante le vit, et dit à ceux qui étaient là : Celui-ci était aussi avec Jésus de Nazareth.
72 Et il le nia encore avec serment, disant : Je ne connais point cet homme-là.
73 Et un peu après, ceux qui étaient là s’approchèrent, et dirent à Pierre : Assurément tu es aussi de ces gens-là ; car ton langage te fait connaître.
74 Alors il se mit à faire des imprécations contre lui-même, et à jurer, disant : Je ne connais point cet homme-là ; et aussitôt le coq chanta.
75 Alors Pierre se souvint de la parole de Jésus, qui lui avait dit : Avant que le coq ait chanté, tu me renieras trois fois. Et étant sorti, il pleura amèrement.
Chapitre XXVII.
1 Dès que le matin fut venu, tous les principaux sacrificateurs et les sénateurs du peuple tinrent conseil pour faire mourir Jésus.
2 Et l’ayant fait lier, ils l’emmenèrent et le livrèrent à Ponce-Pilate, gouverneur.
— La Judée, alors, était gouvernée par des procurateurs romains, et les tribunaux juifs ne pouvaient plus prononcer de peines capitales ; ce droit n’appartenait qu’aux magistrats romains. Voyez le Talmud (Tr. Ahod. Zar., 8b), où nous lisons entre autres : Rabbi Ismaël b. José étant malade, ses disciples lui firent demander : « Rabbi, redis-nous quelques-uns des enseignements que tu nous as déjà donnés au nom de ton père. Il leur répondit : Depuis l’an 180 avant la destruction du temple, les Romains sont maîtres de la Palestine…, et, depuis l’an 40, ils ont défendu à nos tribunaux de prononcer même des peines pécuniaires. » — C’est pourquoi nous voyons Jésus livré ici au bras séculier.
3 Alors Judas, qui l’avait trahi, voyant qu’il était condamné, se repentit, et reporta les trente pièces d’argent aux principaux sacrificateurs et aux sénateurs,
4 Disant J’ai péché en trahissant le sang innocent. Mais ils dirent : Que nous importe ? tu y pourvoiras.
5 Alors, après avoir jeté les pièces d’argent dans le temple, il se retira, et s’en alla, et s’étrangla.
6 Et les principaux sacrificateurs, ayant pris les pièces d’argent, dirent : Il n’est pas permis de les mettre dans le trésor sacré ; car c’est le prix du sang.
7 Et ayant délibéré, ils en achetèrent le champ d’un potier, pour la sépulture des étrangers.
8 C’est pourquoi ce champ-là a été appelé, jusqu’à aujourd’hui, le champ du sang.
9 Alors s’accomplit ce qui avait été dit par Jérémie le prophète : Ils ont pris trente pièces d’argent, qui étaient le prix de celui qui a été apprécié, et que les enfants d’Israël ont mis à prix ;
10 Et ils les ont données pour acheter le champ d’un potier, comme le Seigneur me l’avait ordonné.
— Ce verset ou ces deux versets ne se trouvent pas dans Jérémie, mais dans Zacharie (XI, 13). Ni le sens du verset, ni les paroles (d’ailleurs très-obscures), ne sont applicables à la présente circonstance. Mais on ne s’étonnera pas de ces sortes d’erreurs volontaires, de ces interprétations fantaisistes du texte saint, fréquentes dans l’Évangile comme dans le Talmud, si l’on se reporte à ce que j’ai dit plusieurs fois, notamment aux considérations présentées pages 166 et suivantes.
11 Or, Jésus parut devant le gouverneur, et le gouverneur l’interrogea, disant : Es-tu le roi des Juifs ? Et Jésus lui dit : Tu le dis.
— C’est toi qui le dis, et non pas moi. Voir au chapitre précédent, v. 64.
12 Et comme il était accusé par les principaux sacrificateurs et les sénateurs, il ne répondait rien.
13 Alors Pilate lui dit : N’entends-tu pas combien de choses ils déposent contre toi ?
14 Mais il ne lui répondit quoi que ce soit ; de sorte que le gouverneur en était fort surpris.
15 Or, le gouverneur avait accoutumé, à chaque fête de Pâque, de relâcher au peuple celui des prisonniers qu’ils voulaient.
16 Et il y avait alors un prisonnier insigne, nommé Barabbas.
17 Comme ils étaient donc assemblés, Pilate leur dit : Lequel voulez-vous que je vous relâche, Barabbas ou Jésus qu’on appelle Christ ?
18 Car il savait bien que c’était par envie qu’ils l’avaient livré.
19 Et pendant qu’il était assis sur le tribunal, sa femme lui envoya dire : N’aie rien à faire avec cet homme de bien ; car j’ai beaucoup souffert aujourd’hui en songe à son sujet.
20 Alors les principaux sacrificateurs et les sénateurs persuadèrent au peuple de demander Barabbas, et de faire périr Jésus.
21 Et le gouverneur, prenant la parole, leur dit : Lequel des deux voulez-vous que je vous relâche ? Et ils dirent : Barabbas.
22 Pilate leur dit : Que ferai-je donc de Jésus qu’on appelle Christ ? Tous lui dirent : Qu’il soit crucifié !
23 Et le gouverneur leur dit : Mais quel mal a-t-il fait ? Alors ils crièrent encore plus fort : Qu’il soit crucifié !
24 Pilate donc, voyant qu’il ne gagnait rien, mais que le tumulte s’augmentait de plus en plus, prit de l’eau, et se lava les mains devant le peuple, disant : Je suis innocent du sang de ce juste ; c’est à vous d’y penser.
25 Et tout le peuple répondit : Que son sang soit sur nous et sur nos enfants !
26 Alors il leur relâcha Barabbas ; et après avoir fait fouetter Jésus, il le leur livra pour être crucifié.
27 Et les soldats du gouverneur amenèrent Jésus au prétoire, et ils assemblèrent autour de lui toute la compagnie des soldats.
28 Et l’ayant dépouillé, ils le revêtirent d’un manteau d’écarlate.
29 Puis, ayant fait une couronne d’épines, ils la lui mirent sur la tête, et ils lui mirent un roseau à la main droite ; et s’agenouillant devant lui, ils se moquaient de lui, en lui disant : Je te salue, roi des Juifs !
30 Et crachant contre lui, ils prenaient le roseau, et ils lui en donnaient des coups sur la tête.
31 Après s’être ainsi moqués de lui, ils lui ôtèrent ses habits, et ils l’emmenèrent pour le crucifier.
32 Et comme ils sortaient, ils trouvèrent un homme de Cyrène, nommé Simon, qu’ils contraignirent de porter la croix de Jésus.
33 Et étant arrivés au lieu appelé Golgotha, c’est-à-dire la place du Crâne,
34 Ils lui présentèrent à boire du vinaigre mêlé avec du fiel ; mais quand il en eut goûté, il n’en voulut pas boire.
35 Et après l’avoir crucifié, ils partagèrent ses habits, en jetant le sort, afin que ce qui a été dit par le prophète, s’accomplit : Ils se sont partagé mes habits, et ils ont jeté le sort sur ma robe.
— Ce verset est le 19 du psaume XXII, où David, son auteur, parle visiblement de lui-même. Mais voyez notre commentaire sur le v.10 ci-dessus.
36 Et s’étant assis, ils le gardaient là.
37 Ils mirent aussi au-dessus de sa tête cet écriteau, pour marquer le sujet de sa condamnation : Celui-ci est Jésus, le roi des Juifs.
— Le sujet de sa condamnation. L’image de Jésus sur la croix, dite crucifix, porte en effet généralement l’inscription latine inri, allusion à la royauté que se serait attribuée Jésus. Puisque c’était là le « sujet de sa condamnation, il s’ensuit que les véritables auteurs de sa mort furent les Romains. C’étaient les Romains, à cette époque, qui étaient nos « rois » ; c’est donc à leurs droits et non pas aux nôtres que Jésus aurait porté atteinte. Nous sommes donc innocents de sa condamnation. Ce n’est pas le sectaire, c’est le rebelle qu’on frappait en lui.
38 On crucifia en même temps avec lui deux brigands, l’un à sa droite et l’autre à sa gauche,
39 Et ceux qui passaient par là lui disaient des outrages, branlant la tête,
40 Et disant : Toi qui détruis le temple, et qui le rebâtis en trois jours, sauve-toi toi-même ; si tu es le Fils de Dieu, descends de la croix.
41 De même aussi les principaux sacrificateurs, avec les scribes et les sénateurs, disaient en se moquant :
42 Il a sauvé les autres, et il ne peut se sauver lui même. S’il est le roi d’Israël, qu’il descende maintenant de la croix, et nous croirons en lui.
43 Il se confie en Dieu que Dieu le délivre maintenant, s’il lui est agréable ; car il a dit : Je suis le Fils de Dieu.
44 Les brigands qui étaient crucifiés avec lui lui faisaient les mêmes reproches.
45 Or, depuis la sixième heure il y eut des ténèbres sur tout le pays, jusqu’à la neuvième heure.
— Nous lisons semblablement dans le Talmud (Moëd Katan, 25b) : «À la mort de R. Jacob, les étoiles apparurent en plein jour. La terre était donc couverte de ténèbres, puisqu’on vit briller les étoiles.
46 Et environ la neuvième heure, Jésus s’écria à haute voix, disant : Eli ! Eli ! lamma sabachtani ? c’est-à-dire Mon Dieu ! Mon Dieu ! pourquoi m’as-tu abandonné ? :
47 Et quelques-uns de ceux qui étaient présents, ayant ouï cela, disaient : Il appelle Elie.
48 Et aussitôt quelqu’un d’entre eux courut, et prit une éponge, et l’ayant remplie de vinaigre, il la mit au bout d’une canne, et lui en donna à boire.
49 Et les autres disaient : Attendez, voyons si Elie viendra le délivrer ;
50 Et Jésus, ayant encore crié à haute voix, rendit l’esprit.
51 En même temps le voile du temple se déchira en deux, depuis le haut jusqu’en bas ; la terre trembla, des rochers se fendirent ;
— Des rochers se fendirent. « À la mort de R. ‘Hia, des pierres enflammées tombèrent du ciel. » (Talmud, ibid.)
52 Des sépulcres s’ouvrirent, et plusieurs corps des saints qui étaient morts ressuscitèrent ;
53 Et étant sortis de leurs sépulcres après sa résurrection, ils entrèrent dans la sainte cité, et ils furent vus de plusieurs personnes.
— Voir notre commentaire ci-après (XXVIII, 17).
54 Et le centenier, et ceux qui gardaient Jésus avec lui, ayant vu le tremblement de terre et ce qui était arrivé, furent fort effrayés, et dirent : Véritablement cet homme était le Fils de Dieu.
— Le fils de Dieu, c’est-à-dire un juste, digne d’être qualifié fils de Dieu. Voir nos réflexions, p. 179 et suiv.
55 Il y avait aussi là plusieurs femmes qui regardaient de loin, et qui avaient suivi Jésus depuis la Galilée, en le servant ;
56 Entre lesquelles étaient Marie-Magdelaine, et Marie, mère de Jacques et de Josès, et la mère des fils de Zébédée.
57 Et le soir étant venu, un homme riche, nommé Joseph, qui était d’Arimathée, et qui avait aussi été disciple de Jésus,
58 Vint vers Pilate, et demanda le corps de Jésus ; et Pilate commanda qu’on le lui donnât,
59 Ainsi Joseph prit le corps, et l’enveloppa dans un linceul blanc,
60 Et le mit dans son sépulcre, qui était neuf, et qu’il avait fait tailler pour lui-même dans le roc ; et ayant roulé une grande pierre à l’entrée du sépulcre, il s’en alla.
61 Et Marie-Magdelaine et l’autre Marie étaient là assises vis-à-vis du sépulcre.
62 Le jour suivant, qui était le lendemain de la préparation du sabbat, les principaux sacrificateurs et les Pharisiens allèrent ensemble vers Pilate,
63 Et lui dirent : Seigneur, nous nous souvenons que quand ce séducteur vivait, il disait : Je ressusciterai dans trois jours.
64 Commande donc que le sépulcre soit gardé sûrement jusqu’au troisième jour, de peur que ses disciples ne viennent de nuit et n’enlèvent son corps, et qu’ils ne disent au peuple : Il est ressuscité des morts. Cette dernière séduction serait pire que la première.
65 Pilate leur dit : Vous avez la garde ; allez, et faites-le garder comme vous l’entendrez.
66 Ils s’en allèrent donc, et ils s’assurèrent du sépulcre, en scellant la pierre, et en y mettant des gardes.
Chapitre XXVIII.
1 Après que le sabbat fut passé, comme le premier jour de la semaine commençait à luire, Marie-Magdelaine et l’autre Marie vinrent pour voir le sepulcre.
— Après que le Sabbat fut passé, etc. En d’autres termes : A l’issue du sabbat, le dimanche ayant commencé. Or, il semble assez inutile de nous apprendre qu’après le samedi vient le dimanche. Quel est le motif de cette apparente redondance ? C’est que le dimanche en question fut marqué par la résurrection de Jésus (ou, pour mieux dire, par sa réapparition), et Mathieu craignait que pour fêter ce remarquable événement on ne s’avisât plus tard de faire du dimanche le jour du Sabbat ; c’est pourquoi il précise et dit : Ce jour n’est que le lendemain du Sabbat, le lendemain du jour du repos ; mais lui-même ne saurait devenir jour de repos, il reste toujours « le premier jour de la semaine ». Voyez, au surplus, mon commentaire au commencement du ch. XII (p. 259 et suiv.).
2 Et il se fit un grand tremblement de terre, car un ange du Seigneur descendit du ciel, et vint rouler la pierre de devant l’entrée du sépulcre, et s’assit dessus.
3 Son visage était comme un éclair, et son vêtement était blanc comme la neige.
4 Et de la frayeur que les gardes en eurent, ils furent tout émus, et ils devinrent comme morts.
5 Mais l’ange, prenant la parole, dit aux femmes : Pour vous, ne craignez point ; car je sais que vous cherchez Jésus qui a été crucifié.
6 Il n’est pas ici ; car il est ressuscité, comme il l’avait dit. Venez, voyez le lieu où le Seigneur était couché ;
7 Et allez-vous-en promptement dire à ses disciples qu’il est ressuscité des morts. Et voici qu’il s’en va devant vous en Galilée vous le verrez là ; je vous l’ai dit.
8 Alors elles sortirent promptement du sépulcre, avec crainte et avec une grande joie, et elles coururent l’annoncer à ses disciples.
9 Mais comme elles allaient pour l’annoncer à ses disciples, voici Jésus qui vint au-devant d’elles, et qui leur dit : Je vous salue. Et elles s’approchèrent, et lui embrassèrent les pieds et l’adorèrent.
10 Alors Jésus leur dit : Ne craignez point ; allez, et dites à mes frères de se rendre en Galilée, et que c’est là qu’ils me verront.
11 Quand elles furent parties, quelques-uns de ceux de la garde vinrent à la ville, et rapportèrent aux principaux sacrificateurs tout ce qui était arrivé. 1
12 Alors ils s’assemblèrent avec les sénateurs, et après qu’ils eurent délibéré, ils donnèrent une bonne somme d’argent aux soldats.
13 Et ils leur dirent : Dites : Ses disciples sont venus de nuit, et ont dérobé son corps pendant que nous dormions.
14 Et si ceci vient à la connaissance du gouverneur, nous l’apaiserons, et nous vous tirerons de peine.
15 Et les soldats, ayant pris l’argent, firent comme ils avaient été instruits ; et ce bruit a été divulgué parmi les Juifs jusqu’à aujourd’hui.
— Parmi les Juifs… Je suis Juif, et je m’inscris en faux contre cette assertion. Dans aucun livre israélite je n’en ai jamais trouvé la moindre trace, et jamais je n’ai entendu un coreligionnaire y faire une allusion quelconque. Je l’affirme, et je l’affirmerais au besoin sous la foi du serment.
16 Mais les onze disciples s’en allèrent en Galilée, sur la montagne où Jésus leur avait ordonné d’aller.
17 Et quand ils le virent, ils l’adorèrent, même ceux qui avaient douté.
— Quelques-uns néanmoins doutèrent. Pourquoi ? S’ils ont réellement vu un corps, il n’y avait pas place au moindre doute, et le témoignage de leurs sens devait être concluant pour eux comme il l’était pour les autres ! Il faut donc nécessairement adopter l’explication que j’ai déjà indiquée, et sur laquelle je dois revenir.
Lorsque Jésus dit (XVII, 23 ; XX, 19) : « Il ressuscitera le troisième jour », plusieurs de ses disciples, ainsi que les Pharisiens, ne comprirent pas sa pensée. Quelle était la mission de Jésus ? D’assurer l’empire de la loi de Moïse, en l’expliquant au peuple, en faisant pénétrer dans les consciences la doctrine de l’unité absolue de Dieu et de sa providence, qui a pour conséquence nécessaire le dogme de l’immortalité de l’âme et de la rémunération future. (Voir Math.. V, 18 ; VII, 12 ; X, 19-30 ; XIX, 17 ; XXII, 37, 39, 40 ; Marc, XII, 29 ; Luc, X, 27 ; XVI, 17.) Or, Jésus n’ignorait pas que nulle part la loi de Moïse n’affirme expressément l’immortalité de l’âme, et que cependant, sans ce principe, la Loi n’a aucune raison d’être ; tellement que « nier la vie future, comme dit le Talmud, c’est nier la Loi elle-même ». Il établit donc ce point comme la base fondamentale de la Loi, comme l’explication et le but final de toutes les récompenses promises par elle. (Voir notre commentaire, Math., XXII, 31, 32.) C’est dans cet esprit même qu’il dit à ses disciples : « Pour vous maintenir inviolablement attachés à cette croyance, en prouvant, par le fait, l’immortalité de l’âme humaine, que j’ai enseignée pendant ma vie, je reviendrai après ma mort, j’apparaitrai le troisième jour qui suivra mon supplice, vous me verrez, je vous parlerai, et vous serez convaincus alors que l’âme, cette émanation de Dieu, ne périt pas avec le corps. »
La résurrection de Jésus devait donc être, non une résurrection corporelle, mais une apparition spirituelle. Seulement, ses disciples, en tant qu’hommes, n’ayant que des yeux de chair, eussent été impuissants à percevoir son âme, dégagée de sa terrestre enveloppe. C’est pourquoi Jésus dut revêtir une forme matérielle ; et ce qui apparut de lui, ce n’est pas son corps de chair et d’os, c’est quelque chose comme son fantôme, c’est son âme en quelque sorte rendue visible. La preuve que mon explication est vraie, c’est que Mathieu, parlant d’autres morts, s’exprime ainsi (XXVII, 52, 53) : « Plusieurs corps… ressuscitèrent, et étant sortis de leurs sépulcres, ils entrèrent dans la sainte cité, et ils furent vus de plusieurs personnes ». Ici, évidemment, il s’agit des âmes des morts qui, se montrant à des hommes, ont dû revêtir l’apparence humaine, sans quoi on n’eût pu les voir.
Ceci établi, on se rendra aisément compte du passage qui nous occupe. Les Pharisiens, prenant à la lettre la parole de Jésus, y voyaient l’annonce d’une résurrection corporelle, et sachant qu’une telle résurrection était impossible, accusèrent Jésus de vouloir les tromper. Quelques-uns de ses disciples mêmes partagèrent cette erreur ; puis, après son apparition, tout en comprenant que cette enveloppe n’était qu’empruntée pour la circonstance, ils se prirent à « douter », croyant à tort que sa prédiction ne s’était pas réalisée ; les autres, qui avaient compris sa véritable intention, ne s’y trompèrent pas, et ils restèrent convaincus, par cette preuve de fait, que l’âme est immortelle.
Du reste, le Talmud aussi raconte l’apparition d’un homme après sa mort (M. Katan, 28 a) : Rabba, assistant à l’agonie de Rab Nachman, lui dit : « Maître, je voudrais que tu m’apparusses après ta mort ! » — Rab Nachman lui apparut. — Rabba lui demanda : « As-tu bien souffert ? — Comme un cheveu qu’on retirerait d’une tasse de lait ». (Aussi douce, aussi facile est la séparation de l’âme et du corps.)
18 Et Jésus, s’approchant, leur parla, et leur dit : Toute puissance m’est donnée dans le ciel et sur la terre.
— Pour comprendre la véritable portée de cette parole, il convient de se remémorer ici un intéressant passage du Talmud (Niddah, 30b) : « R. Simlaï enseigne Le fœtus humain, dans le sein de sa mère, a quelque analogie avec un rouleau fermé. Les mains sont collées aux tempes, les coudes près des jambes, les talons près des fesses ; la tête repose entre les genoux, la bouche est fermée et le nombril ouvert Au-dessus de sa tête brille une lumière (Cf. Job, XXIX, 3), grâce à laquelle il perçoit tout l’univers d’une extrémité à l’autre (et ceci, ajoute le Talmud, n’a rien d’étonnant l’homme qui dort n’est-il pas aussi transporté, par la puissance du rêve, jusqu’au bout du monde ?). Là, on lui enseigne toute la loi divine ; mais, aussitôt né, un ange le frappe sur la bouche et lui fait oublier tout ce qu’il avait appris… Et à l’instant de sa naissance, on l’adjure d’être constamment vertueux, et de ne jamais cependant se considérer comme tel, quand même le monde entier proclamerait sa vertu. «Sache, lui dit-on encore, que Dieu est infiniment pur, que ses anges sont purs, pure aussi l’âme qu’il te donne : si tu la conserves pure, tu seras heureux ; sinon, Dieu te la reprendra.»
Déjà antérieurement j’ai établi la distinction de l’âme et du corps dont l’homme est composé. Mais cette âme propre à l’homme, ce n’est pas l’âme principe de vie, de mouvement et de sensation, qu’il partage avec tous les êtres animés, principe essentiellement périssable ; c’est l’âme pensante, émanation directe de Dieu, faite pour le connaître et appelée à l’immortalité.
Or, tant que l’enfant est dans le sein de sa mère, tant que son corps n’est pas achevé, le principe pensant qui en fera un homme ne s’est pas encore associé à la matière ; c’est une lumière qui plane encore au-dessus de sa tête, comme dit le Talmud, et selon le mot des Proverbes (XX, 27) : «L’âme de l’homme est une lampe allumée par Dieu». Dans cet état, libre qu’elle est encore des liens de la matière, l’âme participe de la claire vision de Dieu, et «peut percevoir l’univers d’une extrémité à l’autre» ; mais dès qu’elle devient partie intégrante du corps, c’est-à-dire dès la naissance, le corps qui l’enchaîne désormais limite sa vue et comprime son essor. C’est cette compression que représente ingénieusement «l’ange qui frappe la bouche du nouveau-né», expression évidemment métaphorique (Cf. Ps., CIV, 4, etc.). Toutefois, pendant le sommeil, le corps engourdi, lui offrant moins d’obstacles, l’âme redevient jusqu’à un certain point maîtresse d’elle-même, ce qui explique cette puissance du rêve dont parle le Talmud. A plus forte raison en est-il de même après la mort. «Le corps, né de la poudre, à la poudre est rendu» ; l’âme immortelle a reconquis sa liberté, et, avec sa liberté, sa puissance.
Or, Jésus ne dit pas autre chose : Dieu m’a rendu mon pouvoir et dans le ciel et sur la terre, c’est-à-dire : mon âme perçoit l’uni vers d’une extrémité à l’autre, comme elle le percevait avant ma naissance. Il est donc vrai ce dogme de l’immortalité que je vous ai enseigné ; il est donc vrai, ce principe consolateur des malheurs du présent, puisqu’il nous donne, à nous qui sommes justes, la certitude d’un avenir meilleur.
19 Allez donc, et instruisez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit,
20 Et leur apprenant à garder tout ce que je vous ai commandé. Et voici. je suis toujours avec vous jusqu’à la fin du monde. Amen !
— Du Père, du Fils et du Saint-Esprit. En d’autres termes : En les baptisant (en leur faisant subir l’immersion imposée à tout prosélyte), vous leur inculquerez trois choses : 1° Croire au Père, c’est-à-dire à l’unité absolue de Dieu, notre Père céleste ; 2° croire au Fils, c’est-à-dire que tout homme doit aspirer au titre de fils de Dieu, ou, ce qui revient au même, à la vertu et aux bonnes œuvres. (Voir p. 179 et suiv.) Jésus imite donc, ici encore, le passage talmudique précité : car ceci rappelle l’adjuration faite au nouveau-né d’être toujours vertueux, et d’autre part, il est de principe (Talm., Yebam. 48b) que «tout prosélyte est régénéré par l’immersion et considéré comme un enfant nouveau-né». 3° Enfin, croire à l’Esprit saint, c’est-à dire à l’inspiration prophétique, ce sublime privilège de l’âme humaine et qui est en même temps le gage de son immortalité. Car, création directe de Dieu, elle est immortelle comme son Auteur, et ce dogme, nous l’avons dit (Introd., ch. VI), est le fondement même de toute la loi de Moïse. — Puisse le vœu de Jésus, qui est le mien et celui de tout bon Israélite, être bientôt accompli ! Puissent ces saintes croyances : l’unité absolue de Dieu, l’immortalité de l’âme, pénétrant de plus en plus dans les cœurs, unir le monde entier dans une seule religion, afin que cessent les funestes malentendus qui nous divisent, et que se réalise la parole des prophètes, (Soph., III, 9) : «Un jour, je convertirai tous les peuples à une langue épurée, en ce que tous invoqueront l’Éternel et l’adoreront d’un cœur unanime» ! et (Zacharie, XIV, 9) : «en ce jour-là, il n’y aura qu’un seul Éternel, et que son nom seul !» Amen.
195L’erreur est dans le grec, ainsi que dans la Vulgate (Note du trad.)
196Passage mal compris par les Septante et la Vulgate. Voir à ce sujet la traduction du Pentateuque, par L. Wogue, t. V, p. 445.
197Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, liv. II, ch. XII (Traduction Arnauld d’Andilly).
198Nous nous sommes fait une loi de suivre rigoureusement, dans toutes les citations du Nouveau-Testament, la traduction d’Ostervald ; mais nous devons faire remarquer que dans ce passage et dans beaucoup d’autres, le grec et la Vulgate portent, non enfants, mais fils de Dieu, ce qui donne plus de poids aux assertions de l’auteur. (Note du trad.)
199Texte grec, violecia : Vulg. adoptio filiorum, c’est-à-dire l’adoption comme fils (de Dieu). Cf. Deut., XIV, 1. (Note du trad.)
20C’est-à-dire Tinnius Rufus ; selon d’autres, T. Annius Rufus. (Note du trad.)
201Dis-moi à quel verset tu en es dans l’étude de la Bible. C’est là, selon l’auteur, le vrai sens de cette expression, qui se rencontre quelquefois dans le Talmud, et qu’on suppose à tort s’appliquer au verset nominal. Ce serait une allusion à l’antique coutume d’enseigner à chaque enfant israélite un verset commençant et finissant par les mêmes lettres que son nom hébreu, et qu’il doit intercaler dans sa prière de chaque jour. Nous adoptons pleinement sur ce point l’opinion de l’auteur, et nous pourrions l’appuyer par des arguments sans réplique, si nous ne craignions de trop grossir cette note. (Note du trad.)
202Il y a dans le texte un jeu de mots, comme en offre très-souvent l’interprétation dite midraschique. Nous le rendons par un équivalent qui rappelle un proverbe français bien connu. (Note du trad.)
203Deux noms d’anges dans la Bible.
204Ce verset, difficile et obscur entre tous, et qui fait allusion à des faits historiques mal connus, a été fort diversement interprété. Nous suivons la version de Luzzatto, qui nous paraît la mieux justifiée. (Note du trad.)
205Tsaphdina. On croit que c’est le scorbut. (Note du trad.)
206(2) Ses fonctions de prédicateur ne lui permettaient pas, ce jour-là, d’aller en consultation chez la matrone.
207Le mot hébreu signifie également justice, vertu et charité. L’auteur, d’après le Talmud, lui applique ici ce dernier sens, et il interprète de même le mot de l’Évangile, que les traductions hébraïques rendent d’ailleurs par le mot qu’emploie le Psalmiste. (Note du trad.)
208Voir ci-dessus, p. 180. note. (Note du trad.)
209Dans des choses d’ailleurs indifférentes, comme c’est le cas dans l’exemple cité. (Note du trad.)
210Qui creusait des citernes à l’usage des fidèles qui faisaient, trois fois l’an, le pèlerinage de Jérusalem prescrit par la loi de Moïse.
211Le grec est en effet susceptible d’une double interprétation ; mais le latin (adimplere) n’admet pas d’équivoque. (Note du trad.)
212En d’autres termes : la nature a été faite pour l’homme et l’homme pour le bonheur, que la Loi de Dieu peut seule lui assurer. (Note du trad.)
213Et même avec juste cause, comme rectifie très-bien le rabbin Bénamozegh dans son livre : Morale juive et morale chrétienne, ouvrage couronné par l’Alliance israélite universelle. (Note du trad.)
214La pensée de Jésus n’est autre que la dernière parole du Décalogue : « Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain… » Elle se retrouve d’ailleurs textuellement au commencement du petit traité talmudique de Kallah. (Note du trad.)
215Explication artificielle d’un texte de Job (XXVI, 7) : « Il fait subsister la terre par la résignation. »
216Voir Talmud, B. Metsia, 62 a. (Note du trad.)
217L’original porte : Qui est dans le (lieu) caché ou secret. (Note du trad.)
218La pensée de provoquer la tentation. Texte : Zammôthi. Le Talmud rattache ce mot au chaldéen Zemama, frein, muselière, et explique : « J’aurais dû mettre un frein à mes lèvres, et ne pas proférer ce téméraire défi. » (Note du trad.)
219Leurs trésors n’ont servi qu’à leurs successeurs, tandis que les miens me profitent à moi-même. — Le passage du Deutéronome est légèrement détourné de son vrai sens, ainsi que plusieurs autres ; mais l’application est exacte au fond. (Note du trad.)
220D’après un passage de la Genèse (II, 4), expliqué par la méthode du Midrasch. Le yod et le hé réunis forment l’abrégé du saint Tétragramme. (Note du trad.)
221Comme civilement responsable.
222Sorte de frange ou tresse que tout Israélite est tenu d’avoir aux quatre coins de son vêtement, et qui doit lui rappeler sans cesse l’observance de la loi divine. Voir Nomb. XV, 37 ss., et les notes à ce passage dans notre traduction du Pentateuque (5 vol. in-8°, Paris, Durlacher, éditeur). (Note du trad.)
223Pour faire ainsi, ajoute le texte. Le Talmud paraît expliquer : Pour que vous fassiez comme moi. Toujours selon la méthode midraschique. (Note du trad.)
224Littéralement : pour témoigner à eux et aux nations ; ce que l’auteur explique différemment des versions reçues. (Note du trad.)
225En hébreu Ben-Adam, en araméen Bar-Nasch, ne signifient nullement le Fils de l’Homme, mais simplement l’homme en général ou un homme quelconque. (Note du trad.)
226Litt. d’après le grec, le venant ; dans la version hébraïque, Habba, que l’auteur prend pour un passé : celui qui est venu. (Note du trad.)
227Dans l’hébreu : Nabi, homonyme que plusieurs expliquent de la même manière que le Talmud. (Note du trad.)
228Traduction inexacte. Le grec et le Vulgate portent : qui doit venir.
229En Palestine ; mais on ignore laquelle. (Note du trad.)
230Par la raison toute simple que la conservation de la vie humaine est aussi une loi de Dieu, et qu’en cas de conflit entre deux lois, c’est à la plus impérieuse qu’il faut obéir. (Note du trad.)
231Proprement les copulations illicites, c’est-à-dire l’inceste ou l’adultère.
232Samstag est une corruption de Sabbestag, jour de sabbat. On a dit d’abord Sambazdag, et ainsi le nomme Ottfried au dix-neuvième siècle ; puis Sammestag, et enfin Samstag. Voir le dictionnaire d’Adelung. (Note du trad.)
233Traduit d’après le point de vue de l’interprétation talmudique.
234Au lieu de ces derniers mots, on lit, dans les éditions modernes : « Même ceux qui avaient douté. » Cette version est une falsification des textes grec et latin, qui portent exactement comme nous avons traduit. (Note du trad.)
235Litter. le Septentrional, ce qui désigne une sorte de sauterelle, ou, selon d’autres, les peuples du Nord (de la Babylonie), ennemis des Israélites ; mais ce qui, selon l’interprétation midraschique, signifie le Caché, l’Ennemi invisible, de la racine Traphan, cacher. (Note du trad.)
236Interprétation midraschique, qu’on applique également à cet autre passage (Exod., XXXI, 6) : « Et dans le cœur de tout homme sage j’ai mis de la sagesse. »
237Littéralement, tout scribe ou écrivain.
238Cette division existait aussi chez les Romains. (Note du trad.)
239En observant une prescription purement rabbinique, on obéit indirectement à une loi mosaïque, celle qui nous ordonne d’obéir aux autorités constituées (Deut. XVII, 8-13). (Note du trad.)
240Le grec Christos, traduction de l’hébreu Maschiach (messie), signifie littéralement l’oint (du Seigneur), et par extension l’Elu. (Note du trad.)
241Lier et délier, dans la langue du Talmud et de l’Évangile, sont synonymes de défendre et de permettre. Voir notre Pentateuque, vol. IV, p. 408, note 2. (Note du trad.)
קול קורא / Kôl Kôré (vox clamantis). La Bible, le Talmud et l’Évangile. Par le Rabbin Elie Soloweyczyk. Traduit de l’hébreu par Lazare Wogue. Paris (Imprimerie de E. Brière), 1870. [Version numérisée : Google].