Ḥoumaš en français | חומש בצרפתית
Introduction de Samuel Cahen à la traduction française de la Bible
(Volume 1, 1831)
Dans le prospectus, nous avons déjà succinctement exposé les principes qui nous dirigent en traduisant et en expliquant la Bible, dont la publication est commencée. Le public possède maintenant la Genèse ; c’est à lui qu’il appartient de juger si nous avons été fidèles à nos principes. Diverses observations nous ont été présentées. Dans la vue d’y répondre et d’obvier à de nouvelles objections nous allons faire connaître avec quelques développements notre système de travail, et nous indiquerons des exemples propres à donner plus de clarté à nos idées.
On peut ranger sous deux divisions générales les méthodes suivies jusqu’à ce jour pour l’explication de l’Écriture sainte, ou, nous servant d’un terme didactique adopté depuis longtemps, pour l’exégèse biblique. Ce sont : 1° la méthode dogmatique ; 2° la méthode critique ou rationnelle.
Sommaire
Toggle1. Méthode dogmatique
La théologie dogmatique admet comme axiome premier qu’il existe un certain nombre d’ouvrages qui ont été dictés ou inspirés de Dieu même, et dont l’origine est par conséquent surnaturelle. Tous les principes, tous les faits, énoncés d’une manière claire et précise dans ces ouvrages, n’ont pas besoin d’être autrement prouvés ; ils ont pour eux la plus haute autorité : la sanction divine. Mais cela ne suffit pas. Il existe encore beaucoup de données, de propositions que les théologiens déclarent être essentielles, indispensables au salut, et qui toutefois ne sont pas contenues de toute évidence dans l’Écriture sainte, et qu’on ne peut y apercevoir de prime abord. Il s’agit de les y découvrir, afin de leur imprimer également le cachet d’une immédiate révélation. À cet effet on est parvenu à établir, des modes d’argumentation, des dialectiques spéciales, et destinées à démontrer que telle proposition, dont l’Écriture ne parle pas explicitement y est renfermée sous une forme implicite. Les dialectiques varient avec le but que l’on se propose d’atteindre. Considérée sous ce point de vue, on peut scinder le dogmatique en trois branches principales : 1° la dogmatique religieuse proprement dite ; 2° la dogmatique philosophique, et 3° la dogmatique politique. Cette classification, comme toute autre, n’est pas rigoureusement définie ; le plus souvent les trois branches sont entrelacées. Nous adoptons toutefois cette division, qui nous paraît propre à répandre un plus grand jour sur la matière, et, sur laquelle nous allons encore mieux nous expliquer, à l’aide d’un petit nombre d’exemples, mais d’une grande portée.
1.1. Dogmatique religieuse
1.1.1. Le talmudisme
On sait que les Israélites rabbinistes, possèdent des dogmes, des prescriptions, des faits qui ne sont connus que par la tradition, qui ont été transmis bouche en bouche, et dont l’ensemble, par cette raison, forme un code désigné sous le nom spécifique de code oral ou doctrine orale (תורה שבעל פה) ; cette dénomination distingue cette doctrine d’une autre qui est immédiatement révélée et désignée par le titre de doctrine écrite (תורה שבכתב). Le premier code, qu’on appelle également le Talmud, est aussi nécessaire au salut que le second code, disent les talmudistes. Si le Talmud était contenu dans l’Écriture sainte d’une manière évidente, on n’aurait pas besoin de l’y chercher ; et toutefois il faut qu’il y soit, et il y est en effet car en interprétant convenablement les pensées des écrivains sacrés, comparant entre eux tous les versets, et concluant, tantôt du général au particulier, du maximum au minimum, et tantôt à l’inverse, et se servant avec sagacité de treize modes d’argumentation (שלשה עשרה מדות), les talmudistes prouvent que la Mischna et la Guemara, les deux parties, intégrantes du Talmud, sont exactement contenues dans la Bible.
1.1.2. Le christianisme
Un système, de dogmes, de mystères, de cérémonies sacramentales, a été désigné sous le nom de nouvelle loi ; elle se distingue ainsi de l’ancienne loi, ouvrage révélé, le même que nous venons de citer sous le nom de loi écrite. Découvrir la nouvelle loi dans l’ancienne, tel est encore ici le problème. Voici les moyens de solution. On admet que chaque pensée explicite a pour noyau une autre pensée implicite ; que chaque fait matériel et actuel est l’enveloppe d’un fait spirituel à venir. À l’aide de cette dialectique figurative, procédant avec l’ancien Testament comme le sculpteur avec le marbre, dans lequel il trouve la statue, en ôtant l’excédant ; les théologiens du nouveau Testament parviennent à découvrir qu’il est engainé dans l’ancien Testament.
1.2. Dogmatique philosophique
Depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours et chez tes principales nations du globe, deux systèmes de philosophie ont occupé les esprits contemplatifs. Dans l’un, on part de théories à priori pour arriver aux faits ; on procède de l’âme à la matière, du dedans au dehors ; dans l’autre système, on suit une direction opposée. Les deux systèmes portent le nom de deux hommes de génie qui les ont soutenus et répandus avec beaucoup de célébrité chez les Grecs, au siècle d’Alexandre. Il est inutile d’ajouter, pour le lecteur instruit, qu’il s’agit des doctrines de Platon et d’Aristote. C’est chez elles que nous puiserons nos exemples.
1.2.1. Le platonisme
Ce système, reposant sur des bases insaisissables, difficile à attaquer, difficile à défendre, se prêtant, avec une merveilleuse facilité à toutes les divagations de l’imagination, à tous les débordements fougueux d’une éloquence exaltée, jetant un vif éclat sur toutes les descriptions poétiques, ce système, n’étant en quelque sorte qu’une poésie métaphysique, a dû être adopté avec ardeur par les nations asiatiques, et a été rapidement propagé, surtout parmi les Israélites hellénistes de l’école d’Alexandrie. Bientôt des essais ont été faits pour trouver le platonisme dans le Pentateuque. C’est à une tentative de ce genre que l’Israélite Philon doit sa haute réputation. Idéalisant tous les événements, toutes les dispositions réglementaires de la doctrine mosaïque, voyant partout des thèmes de théosophie, de cosmogonie et d’éthique, Philon démontre à lui-même et à son siècle, que le Pentateuque est un traité de platonisme, avec un tel succès, pour le style et la matière, que ce dicton avait cours chez les Grecs : ou Philon platonise ou Platon philonise. Ce platonisme biblique s’est répandu avec des modifications diverses, chez les Gnostiques, chez nos Cabalistes, et il forme encore la partie mystique du christianisme.
1.2.2. Aristotélisme
Cette doctrine, qui se renferme dans le cercle des faits constatés, et ne franchit pas les limites tracées par la raison pour s’élancer dans des espaces d’autant plus faciles à parcourir qu’ils sont vides ; ce système, peu favorable aux exigences de l’esprit oriental, ne s’est introduit que fort tard chez les Israélites, et par l’intermédiaire des Arabes. Un rabbin espagnol, le célèbre Maimonides, transporté par la persécution sur les bords du Nil, a composé en langue arabe, un ouvrage considérable ; consacré, à une exégèse aristotélicienne de la Bible. Les catégories et les formes logiques, les substances, les forces occultes de la nature, etc., sont autant de moyens que l’auteur du Moré Nebouchime (מורה נבוכים) met en usage pour ramener dans le domaine de la raison les expressions et les passages qui ne paraissent pas s’accorder avec le cours ordinaire des choses de ce monde ; et offrir des antinomies ou des anomalies.
Des tentatives plus ou moins ingénieuses ont aussi été faites pour concilier la Bible avec les découvertes modernes en astronomie, en géologie, et dans les diverses parties des sciences naturelles. On trouve des exemples de ce genre d’exégèse dans l’excellent commentaire (באור), qui accompagne la traduction du Pentateuque de Mendelsohn, traduction dont l’influence a été immense, et d’où date la régénération des Israélites d’origine allemande. Avec plus d’indépendance, le Sanhédrin de 1807 nous aurait légué un monument de sa reconnaissance pour notre illustre coréligionnaire. Nous nous proposons de rendre, dans une autre occasion, un juste hommage à la mémoire du vertueux philosophe de Berlin.
1.3. Dogmatique politique
Nonobstant l’infinie variété d’opinions, en matière de gouvernements, qu’on rencontre chez les hommes, on peut aussi toutes les ramener à deux systèmes principaux. Les uns cherchent la source des droits, des gouvernants dans le ciel, et en déduisent les devoirs des gouvernés ; c’est le système du pouvoir absolu divin, autocratique ou aristocratique. Les autres, sans quitter la terre, prennent pour base les besoins, la volonté éclairée, le droit des gouvernés, et en font découler les devoirs des gouvernants ; c’est le système du pouvoir national, monarchique ou républicain. Il est naturel de prévoir qu’on a dû chercher à fonder le droit divin sur l’autorité des livres divins. Aussi des théologiens de toutes les communions chrétiennes, et principalement de la communion romaine, ont commenté la partie politique de la Bible dans l’intérêt du despotisme. Les pays et les nations sont donnés de Dieu en patrimoine aux rois légitimes ; et bien entendu que ces rois deviennent eux-mêmes, par l’onction du sacre, le patrimoine de l’Église. Telles sont leurs maximes fondamentales, qu’il est très facile d’étayer d’une foule de passages et de sentences de l’Écriture sainte. Toutefois d’autres théologiens, surtout parmi les communions dissidentes, ont cherché à démontrer, en puisant à la même source, les droits des nations et les devoirs des rois ; mais cette tentative n’a jamais été si bien exécutée que par un écrivain de notre communion. M. Salvador[1]a retrouvé, dans nos annales les institutions les plus libérales des peuples modernes, jusqu’aux plus petites circonstances, jusqu’aux pierres constitutionnelles des Espagnols. Avec son esprit d’investigation et son genre de dialectique, ce publiciste aurait fait entrer dans la Bible les barricades de juillet, si son ouvrage eût paru après nos glorieuses journées ! tant il est vrai que les opinions les plus généreuses, devenues des passions, peuvent égarer les meilleurs esprits, les plus beaux caractères.
Nous croyons avoir montré suffisamment comment les dogmatistes ont travaillé l’Écriture sainte pour lui faire dire à peu près ce qu’ils voulaient qu’elle dît.
Passons maintenant à la seconde des méthodes que nous avons énoncée ci-dessus.
2. Méthode critique ou rationnelle
Faisant abstraction de toute influence transitoire et anormale, de toute induction favorable ou défavorable à tel système, à telle doctrine, à tel intérêt, n’admettant qu’une action providentielle, constante et régulière, la méthode rationnelle consiste à étudier la Bible en elle-même et pour elle-même. Il s’agit alors d’appliquer à la littérature sacrée les mêmes moyens de recherches, le même esprit d’examen qui ont fait faire tant de progrès à la science des antiquités profanes. La philosophie et l’archéologie orientales, les connaissances ethnographiques, puisées dans les écrits des anciens et des voyageurs modernes telles sont les ressources dont, il faut être muni pour explorer avec fruit les livres des Hébreux. Cette méthode rationnelle est maintenant suivie par les plus célèbres théologiens de l’érudite Allemagne. Et dans ce pays où l’on dénomme tout, ces théologiens sont appelés rationalistes ou naturalistes, et on les distingue ainsi des dogmatistes, ou supernaturalistes. Les études bibliques doivent à cette théologie rationnelle des développements qui sont restés presque entièrement inconnus à nos théologiens français. C’est cette doctrine que nous avons adoptée. Nous croyons qu’elle seule, dans l’état actuel des esprits, peut faire servir les saintes Écritures à la conservation du sentiment religieux. C’est cette doctrine que nous désirons voir s’introduire dans notre patrie ; c’est à elle que doivent s’attacher les jeunes Israélites destinés au rabbinat ; c’est dans cette vue que nous avons entrepris notre traduction et que nous avons rédigé des notes explicatives. Le peu d’espace que nous avons pu consacrer aux explications ne nous a pas permis de donner à nos idées le développement désirable. Nous n’avons pas eu la prétention d’apprendre rien de nouveau aux savants de profession. Nous nous adressons aux hommes instruits de tous les états, qui n’ont pas le loisir de faire de la Bible l’objet spécial de leurs méditations. C’est ici la faible esquisse d’une route que d’autres seront appelés à parcourir ; des matériaux que de plus habiles, de plus instruits mettront en œuvre. Nous venons d’indiquer le but et la tendance de notre travail. Dans l’introduction, qui paraîtra avec le Deutéronome nous exposerons nos conjectures sur la rédaction du Pentateuque, sur l’origine probable du peuple hébreu, de son culte et de sa législation. Nous donnerons aussi l’historique de cette collection, depuis les manuscrits réputés les plus anciens, jusqu’aux plus célèbres éditions des temps modernes, et nous ferons connaître les commentaires et les traductions qui ont acquis le plus de réputation. La même livraison sera accompagnée d’une table des matières, des noms de lieux et d’hommes, et de tables chronologiques, d’après les systèmes adoptés chez les Chrétiens et chez les Israélites. Nous accueillerons avec reconnaissance les observations de la critique, et les signalements d’erreurs que nous aurions pu commettre malgré notre attention à les éviter. Nous prenons même ici l’engagement d’adopter pour la suite de notre travail, toutes les corrections, si d’ailleurs elles nous paraissent fondées.
Nous prévenons en même temps que nous passerons sous silence toute espèce de personnalité. Désirant imprimer une nouvelle direction aux études bibliques, n’ayant en vue d’autre intérêt que celui de la vérité, nous saurons en toute occasion respecter les convenances sociales, car ces convenances aussi ont pour base la vérité.
[1]Histoire des institutions de Moïse et du peuple Hébreu, par J. Salvador ; 3 vol. in-8°. Paris. 1828.
Sources : La Bible : traduction nouvelle avec l’hébreu en regard, accompagné des points-voyelles et des accents toniques (נגינהות) avec des notes philologiques, géographiques et littéraires et les principales variantes de la version des Septante et du texte samaritain ; dédiée à S. M. Louis-Philippe Ier, roi des Français, par Samuel Cahen. Pentateuque. Tome Premier. La Genèse / ספר בראשית. Paris (chez l’auteur), 1831. [Version numérisée : Bibliothèque municipale de Lyon].