Yoré Déa | יורה דעה
Des voeux | הלכות שבועות
Cdt Armand Lipman (1917)
C’est le cœur serré que je publie la traduction du traité Nedarim (Des vœux), dernière pensée d’un fidèle et bien cher ami. Neviasky travaillait à ce traité avec une pieuse ardeur, quand subitement, le 11 juillet 1913, veille de Sabbat, la mort l’arracha, à peine âgé de soixante ans, à l’affection de sa famille consternée זכר צדיק לברכה.
Il a bien mérité du Judaïsme.
Sa traduction française du Yôreh Dêâh, la première qui ait paru dans aucune langue, fut la grande œuvre de sa vie. Il faut admirer le courage avec lequel il entreprit, dénué de ressources matérielles, disposant de peu de loisirs en raison des devoirs de son ministère sacré, qu’il accomplissait dans leurs derniers détails avec une conscience inflexible, et n’ayant appris le français que tardivement, à cet âge où, selon la parole de nos Docteurs, les connaissances nouvelles ne s’inscrivent plus dans notre esprit comme sur un parchemin neuf, mais rappellent plutôt l’écriture confuse des vieux palimpsestes.
Malgré toutes ces difficultés, il aurait, dans un avenir prochain, mené son œuvre à bonne fin. Dieu en a décidé autrement. Du moins Neviasky a-t-il accompli l’essentiel de la tâche : il a traduit et annoté la majeure partie du Yôreh Dêâh, celle qui renferme les traités les plus difficiles à rendre dans notre langue et les questions les plus sujettes aux interprétations erronées ou malveillantes ; je citerai en particulier le traité VIII (De l’Idôlatrie) et le traité IX (Des Prêts à intérêt).
Le traité des « Vœux » (Nedârîm) est, lui aussi, d’une très grande valeur pour l’intelligence de la conception sociale juive ; nous ne pouvons hélas ! en publier qu’un peu plus de la moitié. La piété filiale de Mademoiselle Rachel Neviasky a rassemblé et mis en ordre ces pages inachevées ; j’ai de mon côté, traduit les notes hébraïques, premier jet des annotations de l’auteur ; car Neviasky pensait en hébreu. Tout incomplète qu’est la traduction de Nedârîm, elle nous permet cependant de fixer certains traits importants de la morale juive.
Peut-être les explications qui suivent ne seront-elles pas sans utilité pour le lecteur.
Les littératures grecque et romaine nous apprennent que les « vœux » étaient très en faveur dans l’antiquité païenne. Pour le païen, le vœu était, comme le sacrifice, une sorte de marché qu’il concluait avec son dieu ; en échange de telle faveur du dieu, il accomplirait telle promesse, il consacrerait telle offrande — donnant donnant.
On voit immédiatement qu’une semblable conception des rapports de l’homme avec la Divinité ne pouvait trouver place dans l’enseignement de Moïse, qui représente Dieu comme souverainement juste et souverainement bon :
« Retranchez donc la souillure de votre cœur et cessez de roidir votre tête. Car l’Éternel, votre Dieu, est le Dieu et le Maître par excellence, le Dieu grand, puissant et vénérable, qui ne fait point acception de personnes, ni ne cède aux dons corrupteurs ; il fait droit à l’orphelin et à la veuve ; il aime l’étranger, à qui il veut qu’on donne le pain et le vêtement. » (Deutéronome X, 16-18).
Mais la Torah, connaissant bien les mouvements passionnés du cœur humain, a, dans une certaine mesure, tenu compte de la faiblesse de notre nature. Tout en dissuadant l’Israélite de s’engager dans les liens d’un vœu, elle a cependant tolérécette pratique (1)[1].
« Quand tu auras fait un vœu à l’Éternel ton Dieu, ne tarde point à l’accomplir, car l’Éternel t’en demanderait un compte sévère et tu aurais à répondre d’un péché; mais si tu t’abstiens de faire des vœux, tu n’auras pas à répondre d’un péché » (Deutéronome, XXIII, 22-23).
L’accomplissement du vœu prononcé est, on le voit, impérieusement exigé, exigence encore plus nettement formulée au verset suivant, 24 :
« La parole sortie de tes lèvres, tu la tiendras, et tu l’exécuteras, une fois que tu auras formellement voué une offrande à l’Éternel ton Dieu. »
Plus tard l’Ecclésiaste pose les mêmes principes : « Si tu as fait à Dieu une promesse par vœu, ne tarde pas à t’en acquitter, car Il n’aime pas les hommes irréfléchis. Accomplis ton vœu. Il vaut mieux t’abstenir de tout vœu que d’en prononcer un sans l’accomplir. » (Ecclésiaste, V, 3, 4).
Et cette pensée devait forcément se retrouver dans le Talmud, et par suite inspirer le Yôreh Dêâh, qui a le Talmud pour base.
Notre traité Nedärim développera donc ces deux idées maîtresses :
1° La Loi de Moïse répugne aux vœux ;
2° Mais, les vœux une fois prononcés, elle exige qu’on les accomplisse.
Sommaire
ToggleLa Loi de Moïse répugne aux vœux
1° Le § 203, qui forme le frontispice du traité Nedârîm, exprime cette répugnance avec la dernière énergie : § 203, article 1. — « Il ne faut pas prendre l’habitude de prononcer des vœux. Celui qui prononce un vœu est considéré comme un impie et comme un pécheur, même s’il accomplit ce vœu. »
2° Le Code cherche à réduire le nombre des cas où le vœu est considéré comme réellement existant (§ 213, art. 1er et § 219, art. 1er).
3° Certains vœux sont nuls de plein droit, comme § 205, art. 1er, ou § 206, art. 3 première phrase, ou § 218, art. 6.
4° Une foule de vœux irréfléchis sont levés au moyen d’une consultation chez le rabbin, docteur de la Loi; nous en parlerons un peu plus loin.
5° Le vœu, pour être valable, doit avoir été énoncé clairement (§ 210).
6° Le vœu n’a pas d’effet rétroactif, ce qui en limite la portée (§ 217, art. 35). L’article 2 du § 218 semble, il est vrai, contraire à ce principe ; mais le cas est spécial: il s’agit de se prémunir contre un danger ; voir les notes qui accompagnent cet article 2.
7° Dans bien des cas, il y a tendance manifeste à réduire la portée ou le nombre des vœux (v. les notes).
La Loi de Moïse exige l’accomplissement des vœux
1° L’ART. 2 du § 203 s’exprime ainsi : « Pour celui qui tarde à accomplir un vœu s’ouvre « le Livre où sont inscrits ses péchés. »
Et la sévérité du Code se montre bien aux articles suivants : § 203, art. 2— § 204, art. 1, 2—§ 206, art. 1 ; art. 3, 2e phrase et suite ; art. 4 — § 208, art. 1 — § 210, art. 3 in fine — § 211, art. 1 et sa glose ; art. 2, 3, 4 — § 214, art. 1, dernière phrase — § 215, art. 4 — §219, art. 3. — § 220, art. 2, 3, 5, 6, 7,9, 10.
C’est ici le lieu de nous étendre quelque peu sur l’article 1 du § 211 et sa glose, que nous venons de mentionner. Voici cet article :
- 211, ARTICLE 1er, — « Quand un homme déclare désirer que les vœux par lui formulés soient nuls, un vœu qu’il prononcera ne comptera pas si, avant de le formuler, il énonce clairement qu’il le veut annulé ; mais si, après avoir prononcé son vœu, il prétend qu’en son for intérieur il voulait que le vœu fût nul, le vœu restera réel ; car l’intention ne peut pas détruire l’effet des paroles. D’aucuns ajoutent : si celui qui prononce un vœu murmure qu’il le désire « nul, on assimile son murmure à une pensée, et le vœu reste réel. (Glose : Il en résulte que, bien qu’on dise à haute voix et publiquement, le soir de Yom Kippour, que les vœux prononcés dans l’année seront nuls, on n’a pas le droit de prendre à la légère un vœu que l’on a formulé, et il faut en demander la rémission à un rabbin.) »
Jamais on ne condamna plus formellement la «restriction mentale », dont la casuistique des jésuites a tant vanté les bienfaits[2]. (Nous parlerons plus loin, au § 2, de l’intervention du rabbin, mentionnée par la glose.)
Souvent les ennemis des Juifs, prenant texte de la prière publique du Yom Kippour (kol Nidrê), les ont accusés de cultiver la restriction mentale, qui rend licites tous les parjures et toutes les tromperies. On voit ce qu’il faut penser de cette accusation odieuse. On le voit mieux encore si l’on se reporte à l’article 4 du même § 211 :
- 211, ART. 4. — « Les conditions faites à l’avance, en vue d’annuler un vœu ou un serment, n’ont de pouvoir que s’il s’agit d’un vœu intéressant seulement la personne qui le formule ; mais si c’est un vœu ayant rapport à autrui, la condition d’annulation posée à l’avance n’a aucune valeur. »
Le vœu accompagné de serment est plus grave encore que le vœu simple (§ 203, art. 3, glose).
2° Le recours au rabbin est prescrit par le Code, dans le but de parer aux vœux irréfléchis et d’empêcher ainsi que l’intéressé ne se libère lui-même d’un vœu qu’il devrait en réalité accomplir, quelque pénible que cet accomplissement puisse être.
Le rabbin, juge compétent, impartial et incorruptible, décidera si le consultant doit accomplir le vœu inconsidérément prononcé, ou s’il doit en être libéré, en totalité ou en partie.
Parmi les nombreux cas où le recours au rabbin est prescrit, citons ceux des § 204, glose de l’article 2 — § 205, art. 1 in fine — § 206, art. 5 in fine — § 208 art. 3, 5 — § 212, art. 1 — § 214, art. in fine — § 215, art. 2.
3° Un vœu doit être tenu, même s’il a été prononcé par une autre personne, du moment qu’on a entendu cette personne le formuler et qu’on y a acquiescé, fût-ce tacitement (§ 204, art. 3 et § 209, art. 1).
4° Un vœu, même éventuel, nous engage formellement, si l’éventualité dont il s’agit vient à se produire (§ 204, art. 4).
5° Tout vœu doit être formulé clairement, à haute et intelligible voix (§ 210, art. 1, 2, 3 et § 211, art. 1 in fine). La formule même du vœu est la base de son exécution, les expressions dont une personne se sert pour prononcer un vœu révélant généralement son intention (§ 216).
On ne prendra donc pas les mots au pied de la lettre, mais bien avec le sens que leur imposent les habitudes de langage, les usages du pays, la situation de la personne au moment où elle prononçait son vœu (§ 217 ; §218; § 220, art. 4, 8). Quel constant et impérieux souci de vérité !
6° En cas de doute, sur les intentions de la personne qui a prononcé un vœu, la règle est de se montrer sévère (voir les notes).
La Loi d’Humanité.
Il y a cependant un cas où le législateur se départit de sa sévérité habituelle : c’est lorsqu’il s’agit de consoler un cœur affligé, de soutenir une âme dans le chemin de la vertu, de permettre l’accomplissement d’une œuvre de charité (§ 203, art. 3 in fine ; art. 5, 6, 7).
Le Code va jusqu’à dire que, dans un cas pareil, les vœux sont, « dignes d’éloges » ; mais, aussitôt pris de scrupules, il se ravise et conseille de s’écarter du mal sans avoir recours aux vœux (§ 203, art. 7). Lutte sublime de la Pitié contre le Droit pur, qui nous rappelle ce fameux débat entre Rab et Rabba, relaté par le Talmud (Baba Metsia, page 83) : Des portefaix, transportant un tonneau de vin pour Rabba, l’avaient brisé par maladresse, et Rabba s’était dédommagé en leur prenant leurs manteaux. Les portefaix en appelèrent à Rab, qui prescrivit que les manteaux leur fussent rendus.
— Juges-tu d’après la loi ? demanda Rabba. Ne sont-ils pas obligés de m’indemniser ?
— Oui, répondit Rab ; je juge selon la loi d’humanité ; car il est écrit : « Afin que tu marches dans le chemin de la bonté ». (Proverbes II, 20).
Les traités Ribbith et Niddah sont la saisissante expression de l’effort juif vers la charité et vers la pureté. Le traité Nedârîm, lui, a pour objet de réaliser le respect scrupuleux des engagements, la conformité des paroles avec les intentions, « l’accord du cœur avec les lèvres », selon la belle expression dont il se sert en son § 210, art. 1. C’est l’effort vers la sincérité.
Ribbith, Niddah, Nedârîm ! Charité, pureté, sincérité[3] ! Vertus fondamentales, que le Yorêh Dêâh a mises sous forme de Code, parce que c’est sur elles que repose, dans sa divine beauté, l’immortel édifice social de Moïse.
Versailles, le 25 février 1914 (29 chevate 5674).
Commandant A. Lipman.
[1] Une autre tolérance analogue est celle qui permettait à Israël de se donner un roi, sous certaines réserves (Deutéro nome, XVII, 44-20).
[2] Voir les Lettres provinciales de Pascal, VIIe et VIIIe lettres.
[3] Nous avons cité les trois traités Ribbith, Niddah, Nedärim, parce qu’ils sont typiques. Mais tous les autres traités du Yôreh Dêâh se rattachent à l’une de ces trois notions : charité, pureté ou sincérité ; le traité I, par exemple, Chehîtâh (De l’abatage des animaux) se rattache à l’idée de pureté, puisqu’il développe une prescription mosaïque visant la pureté physique et morale (Voyez Exode, XXII, 31; Lévitique, XVII, 10-16; XXII, 8- 9 ; Deutéronome, XIV, 21).
Rituel du judaïsme. Traduit pour la première fois sur l’original chaldéo-rabbinique et accompagné de notes et remarques de tous les commentateurs, par M. A. Neviasky. Douzième traité : Des vœux. Paris, 1917. [Version numérisée : archive.org].